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Pourquoi la liberté d’expression est entravée par bien plus qu’une poignée de Gilets jaunes bloquant Ouest France
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Deux poids deux mesures

Si le blocage d'un journal, en l’occurrence Ouest France, est bien entendu indéfendable, la critique des médias par les gilets jaunes condamne une autre forme de censure qui entache la liberté d'expression en France.

Bertrand Vergely

Bertrand Vergely

Bertrand Vergely est philosophe et théologien.

Il est l'auteur de plusieurs livres dont La Mort interdite (J.-C. Lattès, 2001) ou Une vie pour se mettre au monde (Carnet Nord, 2010), La tentation de l'Homme-Dieu (Le Passeur Editeur, 2015).

 

 

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François-Bernard Huyghe

François-Bernard Huyghe

François-Bernard Huyghe, docteur d’État, hdr., est directeur de recherche à l’IRIS, spécialisé dans la communication, la cyberstratégie et l’intelligence économique, derniers livres : « L’art de la guerre idéologique » (le Cerf 2021) et  « Fake news Manip, infox et infodémie en 2021 » (VA éditeurs 2020).

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Atlantico : Le blocage de la distribution de Ouest France par des gilets jaunes a déclenché une vague de critiques, certains y décelant les prémices d'une forme de "fascisme". Si ce blocage n'est pas défendable, les réactions témoignent d’un certain aveuglement sur les enjeux de liberté d'expression en France. N'y a-t-il pas paradoxalement dans le combat des gilets jaunes comme une défense de cette liberté, confisquée par quelques-uns ? Et même si leur hargne vis-à-vis des médias parait excessive, n'est-ce pas une réaction à l'exclusion de toute dissonance du débat public ces dernières années ?

François-Bernard Huyghe : En effet, vingt Gilets jaunes (et non « les » Gilets jaunes) ont bloqué l’imprimerie du groupe Sipa et empêché la distribution physique (mais non numérique) d’exemplaires d’Ouest France. Ils lui reprochaient des titres qui les accusaient quasiment d’antisémitisme : le journal avait monté en épingle le spectacle d’une dizaine de GJ entonnant la Quenelle  de Dieudonné (alors que j’ai vu des vidéos de GJ chantant Bella Ciao ou Le chant des partisans, sans que personne ne hurle au complot d’extrême-gauche). Cette initiative (qui rappelle les grands blocages du Parisien Libéré par la CGT dans les années 75) n’est pas très fine stratégiquement : vous m’accusez d’extrémisme, donc je vous bloque, donc vous hurlez encore plus à l’extrémisme. Mais je comprends que les GJ soient énervés de l’amalgame perpétuel dont ils sont victimes (peste brune, beaufs homophobes, racistes, violents, séditieux, destructeurs de la planète, etc.) à partir des excès de quelques excités.

Cela dit il y a plusieurs formes de censure :

- Le contrôle préalable du contenu et/ou la répression pénale des auteurs incorrects comme au XIX° et XX° siècles, lois liberticides, flicage et compagnie...

- Le contrôle de la circulation des messages. Certes, ce n’est pas bien d’empêcher un journal de parvenir à ses lecteurs, mais tous les jours les grands du Net (Facebook, Google, Twitter) retirent des comptes et des contenus ou encore déréférencent des images ou textes de telle façon qu’ils deviennent quasi introuvables en ligne. À noter que la loi récente contre les fake news, évoquée sur ce site, encourage ces pratiques. Idem pour les lois d’autre pays contre les discours extrémistes, les appels à la haine, les fake news, etc. dans le monde.

- La censure dans les têtes : en imposant un vocabulaire politiquement correct, en rendant certains sujets tabous, en accusant tel ou tel intellectuel de dérapage ou d’arrière-pensées malsaines... Cela se fait par principe de contamination allant des plus maudits au simplement critiques  (Dieudonné, Soral, Zemmour, Finkielkraut, E. Lévy, Weill-Raynal, Todd, Polony...). On aboutit à des listes sinon de proscrits, du moins de gens qui, s’ils s’expriment entourés d’un cordon sanitaire de vigilants, vivent sous le soupçon. Celui des conséquences de leurs paroles (ils encourageraient le RN, le populisme, etc., créeraient une « atmosphère »..) et celui de leurs intentions secrètes (peur de l’Autre, nostalgie, fermeture,...).

Bertrand Vergely : Les gilets jaunes défendent-ils la liberté d’expression ? Et sont-ils en train de rétablir le droit à la dissonance ? C’est beaucoup trop tôt pour le dire. Et ce qui se passe est beaucoup trop confus pour le dire également. En revanche, à défaut de changer la liberté d’expression ce mouvement exprime sa liberté d’expression en étant un véritable phénomène fondé sur trois éléments.

Derrière les gilets jaunes, on trouve d’abord  un mouvement protestataire singulier contre la vie chère et les taxes, avec à sa base  ce que Jean-Pierre Raffarin a appelé il y a des années de cela « la France d’en bas », celle des petites gens qui ont du mal à s’en tirer : les travailleurs pauvres, les petits retraités et les chômeurs de longue durée. Il s’agit là de tout un monde que l’on n’a pas l’habitude d’entendre parce qu’il n’a pas l’habitude de parler n’ayant souvent pas les moyens culturels pour cela. 

Par ailleurs, derrière les gilets jaunes, on trouve un phénomène non pas de protestation singulière mais de communication singulière. Tout part des réseaux sociaux et d’un appel lancé pour se réunir et protester qui donne lieu au phénomène des « ronds points » où des gilets jaunes se rassemblent pour bloquer ou filtrer la circulation automobile afin que le gouvernement les entende. À l’occasion de ces blocages un imprévu fait son apparition. Les gilets jaunes ont du plaisir à se retrouver. Derrière une fraternité de combat une convivialité voit le jour. Des gens qui étaient seuls ne sont plus seuls. Une force voit le jour également. Les gilets jaunes s’aperçoivent qu’ils sont une force. Ce qui les étonne. Ce qui les fascine même. Au point qu’il est difficile aujourd’hui pour le mouvement d’arrêter, renoncer au plaisir de la convivialité et de la force collective ne se faisant pas comme ça. 

Enfin, derrière les gilets jaunes, il y a un phénomène de ras-le-bol profond de la part de gens venant de tous les horizons et qui « en ont marre ». D’où la violence voire l’hyper-violence qui marque ce mouvement.  Malraux a parlé de « crise de civilisation » à propos de Mai 68.. Il ne s’agit pas aujourd’hui  d’une crise de civilisation  à laquelle nous avons affaire,  mais d’un « malaise dans la civilisation »  dans un sens autre que celui auquel a eu affaire Freud en 1935, quand il a utilisé ce terme. En Mai 68, avec l’apparition de la jeunesse sur la scène sociale, l’apparition de la société de consommation, l’apparition de la postmodernité, on rêvait. On voulait que le paradis vienne tout de suite pour tout le monde. Témoin ce slogan humoristique «  Tout, tout de suite et pour toujours ». En 1935, Freud le note, on est  dans la pulsion de mort. Derrière la quête du surhomme totalitaire, on ne veut plus de l’humanité telle qu’elle est. On veut un nouvel homme parce que l’on n’aime pas l’homme tel qu’il est. Ce à quoi nous assistons aujourd’hui n’est pas de l’ordre du rêve ou du désir de surhomme mais de la colère profonde contre les politiques, les élites, l’État et les circuits habituels par lesquels la société se représente et exprime ce qu’elle est. Emmanuel Macon s’est présenté comme le candidat antisystème allant au-delà du système traditionnel des partis droite-gauche. Pour les gilets jaunes, l’antisystème ce n’est pas lui (qui dirige maintenant le système) mais eux. 

Le mouvement des gilets jaunes est actuellement confronté à un dilemme. Comment faire pour durer et ainsi exister sans retomber dans le système traditionnel des partis ? Il a lui-même trouvé la réponse : devenir un mouvement de contestation permanente de la société en faisant de chaque Samedi un Samedi de manifestations, de luttes et éventuellement de casse dans toute la France.  Le 7ème Samedi de lutte commence aujourd’hui. Il n’y a pas de raison que cela s’arrête. Trotski rêvait de révolution permanente. Mao également. On y est. Il va nous falloir apprendre à vivre avec un foyer de contestation permanente présente sur les ronds-points et à travers des opérations coups de poing comme la prise d’assaut récente du Fort de Brégançon. 

On s’interroge sur la liberté d’expression. C’est là qu’elle se trouve. Dans les réseaux sociaux et leur capacité de mobilisation. Sur les ronds-points. Dans la convivialité des ronds-points. Dans les manifestations permanentes. Mao, quand il a lancé sa révolution permanente a créé les gardes rouges. Les gilets jaunes sont en train de devenir les gardes rouges de notre société en étant nos gardes jaunes. 

Libèrent-ils l’expression ? Ils la font plutôt exploser, s’exprimer ne consistant plus pour eux à aller sur les plateaux de télévision ou bien encore sur les chaînes de radio pour exprimer une voix dissonante mais à créer une société parallèle. La société des gilets-jaunes gardes-jaunes.

C’est dans ce contexte qu’il convient d’analyser l’incident de Ouest France. Les medias n’aiment pas les gilets jaunes. Ils s’en méfient. Et pour cause. Les gilets jaunes détestent les medias qui représentent à leurs yeux le système. En bloquant Ouest France, les gilets jaunes ont exprimé leur désir non pas de changer le système en place mais de créer en parallèle un autre système, le leur. 
Ce geste est lourd de conséquence. Si le « ras-le-bol des gilets jaunes rencontre l’adhésion d’une bonne partie des Français leur violence et leur autoritarisme est en train de se retourner contre eux. Les Français qui ont été choqué par le taggage de l’Arc de Triomphe  supportent de plus en plus mal  les ronds points. Si ils n’aiment pas être taxés par l’État, ils ne supportent pas d’être bloqués. De sorte qu’il faut aussi tenir compte de cet élément : le vent est en train de tourner et comme il est en train de tourner, les choses tournent mal. Comme la sympathie en faveur des gilets jaunes est en train de chuter, ceux-ci s’énervent. Comme ils s’énervent, la sympathie en leur faveur chute davantage. Dans les prochaines semaines, on risque fort d’avoir affaire à un ras-le-bol contre le ras-le-bol des gilets jaunes. Si tel est le cas, le phénomène des gilets jaunes fera pschitt. 

En termes de liberté d'expression, la multiplication des contre-médias sur internet, où s'informent nombre de Français ne montre-t-elle pas le problèmes du fonctionnement économique des médias ? Ainsi, la façon dont les revenus publicitaires ne sont plus reversés à ceux qui abordent des sujets sociétaux polémiques (ainsi de l'Islam, l'immigration ou du mariage pour tous...) ?

François-Bernard Huyghe : Si je rappelle que la plupart des médias français appartiennent à 9 milliardaires qui approuvent plutôt le monde tel qu’il est et qui, afin de vendre des minutes de cerveau humain à des publicitaires, ont tout intérêt à éviter les sujets clivants et délicats, vous me taxerez de dangereux gauchiste ? En corollaire, quel est l’intérêt d’un annonceur ou d’un capitaliste à subventionner ou soutenir un organe de presse qui se trouvera demain en accusation pour une quelconque « phobie » (homophobie, xénophobie, europhobie...) ? Sans compter qu’ils s’adressent souvent à la France périphérique où ne se recrutent pas les hyperconsommateurs branchés.

Les gilets jaunes ne sont-ils dès lors pas le signal d'une vraie crise de l'information, qui vient prolonger le phénomène de "fake news" pour critiquer radicalement le système médiatique ?

Bertrand Vergely : Les gilets jaunes sont-ils le révélateur d’une crise de l’information dont l’information serait elle-même responsable ? 

Quand on essaie de comprendre un phénomène il importe de ne pas céder à la tentation du système. Quand on a affaire à une critique il est toujours très intelligent de se reconnaître responsable en justifiant ainsi la critique dont on est l’objet. Un seul problème cependant : en agissant ainsi la critique disparaît. Elle est avalée. Et tout peut continuer comme avant. Disons que les gilets jaunes sont des révélateurs de la crise qu’il y a dans l’information. Ils deviennent des agents de l’information pour une meilleure information. Le système de l’information les digère.  Habilement, c’est ce que le pouvoir est en train de faire avec le RIC, le Référendum d’Initiative Citoyenne. Les gilets jaunes n’auraient pas été assez représentés démocratiquement. Il conviendrait que désormais ils le soient davantage. On va faire en sorte qu’ils le soient. C’est habile. Cela ressemble au fait de donner un caramel mou à quelqu’un qui crie pour l’empêcher de parler. 

Le phénomène des gilets jaunes n’a pas comme raison d’être un manque de représentativité démocratique et ce n’est pas avec un référendum dont on ignore encore sur quoi il va porter que les choses iront mieux. Il renvoie à un phénomène de fond touchant à l’essence même de la culture. 

On parle de communication, d’information, de nouvelles, de parole, de référendum. Un problème se pose toutefois : on veut communiquer, mais communiquer quoi ? On veut informer, mais informer sur quoi ? On veut des nouvelles, mais des nouvelles de quoi ? On veut un référendum mais un référendum sur quoi ? On est incapable de répondre à ces questions parce que dans notre culture il n’y a pas de fond. Il n’y a que de la forme. On communique pour communiquer. On informe pour informer. On donne des nouvelles pour donner des nouvelles et on fait un référendum pour faire un referendum. Marx l’avait vu. C’est l’effet d’un monde où l’échange est devenu plus important que le travail en étant ce qui crée de la valeur. De ce point de vue, il y a une vérité des gilets jaunes. Dans un monde d’échange ils incarnent le travail qui n’a pas de pouvoir parce qu’il ne sait pas échanger, communiquer etc. 

Nous vivons dans les paillettes, dans le spectacle, dans un monde de formes dépourvues de fond. Nous vivons dans un monde qui n’est pas sérieux. 

La vraie communication existe pourtant. On la trouve à chaque fois qu’il y a une parole, une vraie parole née de quelqu’un qui a quelque chose à dire. Il arrive aux médias d’être les vecteurs parfois de telles paroles. On fait société autour de la parole qui vient de la vérité. On l’a oublié. On vit dans le spectacle. La France a oublié sa culture. Elle a oublié la vraie culture qui est la culture de la parole et de la vérité dont elle est issue. 

François-Bernard Huyghe : Cette crise a plusieurs formes complémentaires :

- la méfiance croissante envers les médias mainstream, où les Gilets jaunes voient à la fois les organes serviles de la macronie, l’expression d’un milieu de bobos et des filtres de la réalité qui n’en montrent pas les aspects menaçants, aspects qu’ils vivent, eux, tous les jours
- une certaine connivence de classe entre experts, politiques, commentateurs et une relative uniformité idéologique des gens habituellement appelés à s’exprimer. Là encore le contraire des Gilets jaunes.

D’où des tensions dans les manifestations contre les journalistes « putes du Système ».

- le fait que les Gilets jaunes s’informent et s’expriment librement sur Facebook, avec des gens « comme eux », des égaux en qui ils ont confiance. Donc ils tendent à se renforcer dans leurs convictions et à se construire leur contre-réalité. Deux univers mentaux s’affrontent. Je vous renvoie au livre que nous allons publier dans quelques jours sur le sujet avec D. Liccia et X. Desmaison (Dans la tête des gilets jaunes, VA éditions).
- l’engrenage idéologique. Il arrive aux médias classiques de diffuser de fausses informations sur les manifestations par exemple sur la présence de l’extrême droite, mais il arrive aussi aux Gilets jaunes d’adhérer à des rumeurs ou à des explications complotistes.

Surtout la méfiance monte : plus les médias  mainstream mettent en garde contre les « dérives » populistes des GJ, plus ces derniers se renforcent dans leur résolution de renverser l’hégémonie idéologique de « d’en haut », à commencer par les journalistes.

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