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Tabous et sujets qui fâchent : quand les débats catégoriquement refusés par les élites depuis 30 ans resurgissent dans la bouche des Gilets jaunes
©JEAN-PIERRE CLATOT / AFP

La vengeance des idées

Les différentes listes de revendications provenant des Gilets jaunes semblent replacer dans le début public un ensemble d'idées qui ont pu paraître "confisquées".

Vincent Tournier

Vincent Tournier

Vincent Tournier est maître de conférence de science politique à l’Institut d’études politiques de Grenoble.

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Atlantico :  Frexit en tête, les différentes listes de revendications provenant des Gilets jaunes semblent replacer dans le début public un ensemble d'idées qui ont pu paraître "confisquées". Dès lors, faut-il voir les Gilets jaunes comme une forme de revanche contre les élites d'un débat confisqué ? 

Vincent Tournier : Il est excessif de dire que le débat est « confisqué » car nous vivons dans une société pluraliste. Mais il est vrai que l’étendue des idées jugées acceptables a eu tendance à se réduire drastiquement. C’est d’ailleurs ce que laisse entendre la liste des revendications puisqu’ellepropose de supprimer les subventions aux médias et les niches fiscales des journalistes.En clair, cela sous-entend que les médias sont aux ordres. Les journalistes diront que c’est réducteur, mais il est clair que les grands médias manquent de pluralisme. C’est tout le paradoxe de notre temps : d’un côté, nous glorifions la liberté d’expression et de discussion, mais de l’autre nous ne cessons d’ériger de nouveaux tabous, de nouveaux interdits.

On le voit bien dans le cas de l’Europe, où le débat est assez figé. Proposer un Frexit a le mérite de bousculer le statu quo et le silence ambiant. Même le Rassemblement national ne parle pas de quitter l’Union. Cette option n’est pourtant pas scandaleuse en soi. Le fait de la mettre sur la table est aussi une manière de relancer la discussion, d’obliger à faire un état des lieux.Aucun bilan n’a été tiré des réformes successives, notamment des derniers élargissements. Plus grave : alors que nous approchons de la date des élections au Parlement européen, il n’y a plus aucun débat sur l’architecture institutionnelle de l’Union. La gouvernance européenne est pourtant loin d’être un modèle de démocratie. Le système est même devenu incompréhensible. Les réformes successives, loin d’avoir introduitplus de clarté et de démocratie, n’ont fait que multiplier les échelons et les procédures, de sorte que seuls les experts parviennent à comprendre le système. Or, les problèmes existent. La presse européenne vient ainsi de faire des révélations importantes sur la question des implantsmédicaux, en montrant que des groupes d’intérêt ont manifestement influencé les décisions de la Commission européenne. Sur ce dossier, on attend toujours uneréaction de la part des gouvernements : comment expliquent-ils un tel dysfonctionnement ? Que proposent-ils pour y remédier ? Le problème est que, si l’Europe est souvent évoquée dans les discours, on entre rarement dans les enjeux concrets : quel doit être le rôle du Parlement européen ? de la Commission ? des Etats ?

Le seul débat qui vient d’être engagé est la proposition lancée par le gouvernement allemand detransférer à l’Union le siège demembre permanent détenu par la France au Conseil de sécurité. On reste abasourdi devant une telle proposition. Les Allemands sont-ils sérieux ou est-ce un gag ? Quand on sait que l’Europe est dans l’incapacité de régler des problèmes comme l’asile, comment peut-on envisager de lui confier une mission aussi importante que la sécurité collective ?

Réclamer un Frexit pourrait contraindre les partisans de l’Europe à dire ce qu’ils comptent faire. Pour l’heure, ceux-ci s’en tiennent àdes discours généraux sur l’Europe, sur la noblesse de la cause européenne. Ils opposentles gentils européens aux méchants nationalistes. C’est pour le moins simpliste, mais c’est pour l’heure leurseule stratégie. C’est bien commode : en traitant les opposants à l’Europe d’affreux nationalistes, Emmanuel Macron se dispense d’avancer des arguments de fond. C’est malin, mais ce n’est pas très démocratique. Le Brexit est peut-être une erreur, mais au moins les Anglais ont-ils eu droit à un vrai débat sur les avantages et les inconvénients de chaque option.

Quelles sont ces thématiques qui ont pu être "mises de côté" du débat et qui resurgissent à cette occasion ? 

Telles qu’elles sont présentées dans ce document, les revendications ne sont pas totalement nouvelles. En fait, il s’agit d’une liste très hétéroclite, une sorte de catalogue disparate. On ne sait pas bien ce qui relève d’une véritable demande et ce qui relève d’une concession aux médias ou à l’air du temps. La liste oscille entre les grandes revendications (comme le Frexit ou la sortie de l’OTAN) et les petites revendications (les radars automatiques, les bouteilles en plastique). Elle comporte évidemment des contradictions que certains ne manqueront pas de relever, comme la volonté de limiter les prélèvements obligatoires à 25% de la richesse nationale tout en lançant un programme d’investissements assez lourd, incluant notamment des embauches massives de fonctionnaires, la construction de 5 millions de logements sociaux, la hausse du budget de la justice, et même l’annulation de la dette.

La liste présentée ici peut donc prêter à sourire ; elle ressemble à une liste qui aurait été élaborée par des étudiants appliqués mais un peu naïfs. Les propositions ne vont pas très loin. La justice est évoquée uniquement sous l’angle du budget ; la fiscalité et le changement de constitution ne sont pas creusés ; il n’y a rien sur la politique énergétique ou sur la criminalité, ni sur la bioéthique.

Pour autant, on aurait tort de s’en tenir à un regard surplombant. Les auteurs de ce programme mentionnent des sujets qui ne sont pas souvent abordés, comme la réindustrialisation ou la réforme bancaire, deux sujets qui peuvent être considérés comme fondamentaux. Ils ont aussi le souci de ne pas apparaître trop radicaux. Le document propose ainsi d’arrêter les flux migratoires au nom du fait que l’intégration ne fonctionne plus, et ce en raison d’une « crise civilisationnelle ». En positionnant le débat de cette façon, les auteurs évitent d’apparaître xénophobes, tout en plaçant au centre du débat la question de la civilisation, notion qui a totalement disparu des débats publics.

De même, les auteurs n’exigent pas la suppression totale des radars, mais uniquement la suppression des « radars inutiles ».Cette précision indique que les gilets jaunes ne veulent pas passer pour des extrémistes, qu’ils sont habités par un certain sens civique, par un certain idéal humaniste. Ils ne veulent pas remettre en cause la politique de sécurité routière. D’ailleurs, le fait d’avoir utilisé un gilet jaune comme signe de ralliement est une façon de montrer qu’ils ont intégré lesgrandes valeurs civiques, qu’ils entendent rester dans les clous. Ils sont certes contestataires, mais ils n’oublient pas de respecter les consignes de sécurité. On est loin d’un mouvement radical ou extrémiste.

Comment ces thématiques ont-elles été retirées du débat ? Quel a été l'histoire de ce processus ? 

Il est compliqué de savoir ce qui alimente l’agenda médiatique et politique. Une raison importante se trouve certainement dans les rapports de force : en général, un débat disparaît lorsqu’un camp a gagné et que ses rivaux ont perdu.C’est ce qui s’est passé avec la peine de mort ou l’avortement : les partisans de la peine capitale comme les opposants à l’avortement ont perdu lorsque sont montées en force les nouvelles couches éduquées, urbaines et déchristianisées, porteuses de nouvelles valeurs. Il en va de même pour la politique industrielle, qui a perdu ses soutiens avec le déclin du monde ouvrier. Il faut aussi tenir compte des contraintes qui pèsent sur les Etats, lesquelles peuvent être de différente nature : commerciales, juridiques, etc. Le droit contraint ainsi fortement notre politique de l’asile et de l’immigration, ce qui restreint le champ du débat. De même, la compétition internationale réduit les marges de manœuvre budgétaires, donc le champ des possibilités : puisqu’il n’y a pas de moyens, à quoi bon lancer de grands débats ? C’est d’ailleurs pour cette raison que les débats de société ont pris de l’importance au cours de ces dernières années : le mariage gay et la PMA sont des réformes qui ne coûtent pas grand-chose.

Avec l’internationalisation des échanges, de nouvelles obligations sont apparues. Un Etat peut difficilement réformer son système bancaire ou sa fiscalité si ses partenaires ne veulent pas faire la même chose chez eux. La seule manière de réformer est d’imposer un changement au niveau européen ou mondial, mais comme il n’existe aucune gouvernance européenne ou mondiale, ce n’est pas pour demain. On l’a vu avec la réforme bancaire engagée par François Hollande au début de son quinquennat : le résultat a été très décevant parce qu’il n’y avait pas de consensus en Europe. Aujourd’hui, le gouvernement français vient d’annoncer qu’il va demander à l’Europe de réformer la taxation sur les GAFA. On se doute bien que cette proposition tombe à point nommé pour répondre aux gilets jaunes et préparer les prochaines échéances électorales. Mais il ne faut pas se leurrer : une telle réforme n’a guère de chance d’aboutir. Bruno Le Maire, le ministre de l’économie, a indiqué que, s’il n’obtenait pas un accord des autres pays européens, il n’hésiterait pas à engager une réforme en France. Cette déclaration vise sans doute à faire plaisir aux manifestants, tout en essayant de faire pression sur nos partenaires européens, mais elle paraît peu crédible. C’est d’ailleurs tout le problème des gilets jaunes : imaginons que leur mobilisation réussisse au-delà de toute espérance, et qu’ils obtiennent la possibilité de réformer en profondeur le pays. Quelle sera alors leur marge de manœuvre, en sachant que nous sommes désormais dans un système d’interdépendance ?  

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