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Toutes les erreurs de la mondialisation, ou comment nous avons produit la France des Gilets jaunes et l’Occident des populistes
©XAVIER LEOTY / AFP

Retour de bâton

Les Gilets Jaunes ne sont qu’une manifestation d’une crise beaucoup plus large que la crise économique, qui est une crise politique. Toute une partie de l’élite des pays occidentaux est à bout de souffle et ne sait comment parler aux "perdants" de la mondialisation, comme a su le faire Donald Trump.

Michel Ruimy

Michel Ruimy

Michel Ruimy est professeur affilié à l’ESCP, où il enseigne les principes de l’économie monétaire et les caractéristiques fondamentales des marchés de capitaux.

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Edouard Husson

Edouard Husson

Universitaire, Edouard Husson a dirigé ESCP Europe Business School de 2012 à 2014 puis a été vice-président de l’Université Paris Sciences & Lettres (PSL). Il est actuellement professeur à l’Institut Franco-Allemand d’Etudes Européennes (à l’Université de Cergy-Pontoise). Spécialiste de l’histoire de l’Allemagne et de l’Europe, il travaille en particulier sur la modernisation politique des sociétés depuis la Révolution française. Il est l’auteur d’ouvrages et de nombreux articles sur l’histoire de l’Allemagne depuis la Révolution française, l’histoire des mondialisations, l’histoire de la monnaie, l’histoire du nazisme et des autres violences de masse au XXème siècle  ou l’histoire des relations internationales et des conflits contemporains. Il écrit en ce moment une biographie de Benjamin Disraëli. 

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Atlantico : Les manifestations des Gilets Jaunes ont réuni plusieurs dizaines de milliers de personnes ce samedi 24 novembre dans toute la France. Pour revenir au fond du problème et comprendre la grogne des Français et par extension la résurgence des mouvements populistes en Europe (et dans le monde), ne faut-il pas pointer du doigt les excès de la mondialisation depuis plusieurs dizaine d'années ?

Edouard Husson : Les Gilets Jaunes ne sont qu’une manifestation d’une crise beaucoup plus large, qui est une crise politique. On parle beaucoup de la prochaine crise économique, sans voir que nous sommes en pleine crise politique ! Toute une partie de l’élite des pays occidentaux est à bout de souffle, à court d’idées et de plus en plus saisie par un sentiment de panique. Elle a perdu le contact avec une partie de la population et, plus globalement, avec le réel. Elle ne sait plus analyser que la surface des choses: ce qui est important dans la victoire de Trump, pourtant, ce n’est pas le style du personnage, c’est le fait que, pour la première fois, un homme politique se faisant le porte-voix des perdants de la mondialisation a gagné une élection présidentielle américaine. Au lieu de s’acharner sur Trump, les démocrates, les médias, les relais d’opinion devraient imaginer les moyens de la réintégration de ces perdants de la mondialisation au pacte national. 

Quand on parle des difficultés socio-économiques, il faut cependant être précis. La mondialisation n’est pas un mal en soi. Au contraire: jamais la richesse globale n’a été aussi élevée. Quand j’entends parler de démondialisation ou de décroissance, je trouve que c’est un contresens. La question c’est de savoir comment une société est défendue et intégrée par ses élites dans la mondialisation. Il n’était pas inéluctable que la Chine devienne l’atelier industriel du monde; c’est un choix qui a été fait par le monde occidental et subi par nos populations. Et puis il ne s’agit pas seulement de la mondialisation, il s’agit de la révolution de l’information. Alors que le numérique est un formidable outil pour traiter individuellement de grandes quantités de personnes, on s’est contenté, jusqu’à aujourd’hui, de laisser ceux qui avaient le niveau éducatif requis, s’emparer du potentiel de développement du digital. La laissez-faire en matière de numérique et la mondialisation sans défense des intérêts nationaux se sont nourris mutuellement pour exclure une partie de la population de l’accès à la richesse. 

Michel Ruimy : La mondialisation, c’est d’abord la libre circulation des idées, des hommes, des marchandises, des services et des capitaux à l’échelle du globe tout entier. La mondialisation, pour une grande partie des humains, représente la liberté, la libre entreprise. Des millions d’étudiants, en Europe en particulier, ont vécu leur première expérience de liberté grâce à une bourse Erasmus, leur carte de paiement et leur portable. L’internet permet de s’ouvrir sur le monde, sur l’échange au travers de la libre circulation des informations.

Elle est aussi l’ouverture aux autres et un facteur de réduction des tensions et des conflits. Quant à l’argent et à la finance, ils sont essentiels non seulement à l’économie mais aussi à la vie en société. Il est frappant de constater que les associations, ONG de solidarité internationale… placent aujourd’hui l’accès aux services financiers de base au même niveau, en termes de développement, que l’accès à l’eau potable et à l’énergie. On ne peut plus donc vivre en société si on n’a pas à sa disposition des outils financiers qui peuvent être très simples.

Elle a été, enfin, un puissant facteur de croissance et de développement des grands pays émergents depuis soixante ans, Chine, Inde, Afrique du sud, Brésil. Ces pays ont connu un développement des échanges commerciaux plus rapide même que celui de la richesse produite. La croissance du commerce international a été constamment plus élevée que celle de la croissance globale pour chaque pays dans chacune de ces grandes zones.

Ceci dit, les dérives de la mondialisation sont concomitantes à celles de la Finance après sa dérégulation dans les années 1980. Le marché libéral a progressivement dicté son unique loi via l’Organisation mondiale du commerce et le Fonds monétaire international, consistant à supprimer partout dans le monde les barrières douanières et, de manière succincte, développer l’idée que la collectivité doit financer les services publics, mais ne doit pas forcément les réaliser elle-même, l’idée étant aussi d’introduire la concurrence dans la gestion des services publics.

Le libre-échange, fondement économique de la mondialisation, a longtemps été pensé comme un rempart contre les conflits armés. Si Montesquieu affirmait que « l’effet naturel du commerce est de porter à la paix », le libéralisme a, depuis près de 40 ans, produit tellement d’exclus, de perdants et de dégâts environnementaux, qu’il a réussi à détruire le tissu social et la matrice écologique dans lequel il est inséré. L’humanité aura ainsi échappé (provisoirement) à la guerre conventionnelle entre Etats pour mieux tomber dans le péril de la guerre civile et du cataclysme écologique.

La cause profonde de nos difficultés réside dans l’absence de limite à la volonté de prédation. L'ouverture des marchés a permis à de nombreux acteurs privés de faire avancer leur intérêt immédiat, coûte que coûte et quelles qu’en soient les conséquences. Comme le montrent différents indicateurs socio-économiques et démographiques, le libre-échange ne sert pas le bien commun mais certains intérêts particuliers, auquel il ouvre des espaces inespérés de conquête et de puissance. Il faudrait admettre, une bonne fois pour toutes, que les marchés libres et ouverts ne s’autorégulent pas, en apportant spontanément bonheur et prospérité à l’humanité. La concurrence doit être régulée et les appétits prédateurs tempérés. Il ne s’agit pas d’éliminer la compétition, qui tant qu’elle suscite une saine émulation, présente des vertus indéniables mais d'empêcher que la poursuite des intérêts personnels se fasse au détriment de l’intérêt collectif et des plus faibles, en particulier considérer le salarié comme variable d’ajustement.

Au plan mondial, si le libre-échange a permis de diminuer grandement la pauvreté en général, la mondialisation a, parallèlement depuis 30 ans, considérablement augmenté les inégalités, notamment aux États-Unis et en Grande-Bretagne. Les emplois industriels disparaissent et de nombreux pays européens sont confrontés au chômage.Or, l’ouverture intégrale des économies rime avec augmentation des profits qui ne se transforment pas toujours en investissements qui pourraient garantir plus d’emplois demain au niveau national. La recherche de profits toujours plus importants peut se dissiper en activités spéculatives, ce qui n’a aucun impact sur l’investissement ou sur la création d’emplois. Au Royaume-Uni et aux États-Unis, berceaux du libéralisme, la tentation du protectionnisme s’est concrétisée dans les urnes (Brexit, élection de Donald Trump). La montée de certaines forces politiques a ainsi dévoilé l’existence d’une Amérique périphérique et d’une Angleterre périphérique à l’instar d’une France périphérique.

Par ailleurs, concernant l’activité financière, il y a, parmi les sept péchés capitaux, deux transgressions qui ont trait à l’argent et aux relations des individus à l’argent : l’envie ou la cupidité et l’avarice. Dans le premier code de lois relatives aux activités liées à l’argent, le code d’Hammourabi, il y a des paragraphes entiers qui édictent des règles pour ceux qui font métier de manier l’argent (changeurs, prêteurs…). Les dérives de la finance ne sont donc pas un phénomène nouveau. Elles prennent simplement aujourd’hui des formes nouvelles de deux types : les dérives liées à la finance spéculative et celles liées à la finance illicite.

La crise des subprimes de 2008 est un bon exemple de finance spéculative. Certains utilisent l’expression « shadow finance » (une finance à l’ombre des régulateurs). La cupidité, l’appât du gain d’un certain nombre de grands acteurs ont entraîné des catastrophes. Ce n’est pas complètement nouveau. Elle existe et a toujours existé, mais elle a pris aujourd’hui des dimensions toute autre. Quant à la finance illicite, elle est issue d’activités criminelles (corruption, blanchiment de trafics, drogue, grand banditisme, trafic d’êtres humains…). Elle est à peu près partout dans le monde. Il en existe une forme un peu nouvelle la fraude fiscale organisée.

Ces deux formes de finance ont des caractéristiques communes. Premièrement, il s’agit d’activités financières non ou mal régulées, non ou mal contrôlées. Deuxième caractéristique commune, cette finance est opaque et utilise le vaste réseau international des centres financiers « off-shore »ou « paradis fiscaux ». Dans ces lieux, on offre à ceux qui interviennent dans ces circuits, la protection du secret bancaire (opacité et dissimulation des opérations)mais surtout se croisent les flux d’argent : « blanc » du financement d’importations et d’exportations mais aussi, noir, de l’évasion fiscale et, « très noir », issu de différents trafics.

Une grande part de la finance internationale échappe ainsi à la régulation, à la surveillance des banques centrales, aux autorités de marché et se fond dans des conditions d’opacité qui créent, en elles-mêmes, un risque majeur pour la stabilité financière.Même si depuis la dernière crise financière, la communauté internationale (G20, OCDE, Union Européenne, comité de Bâle…) a mis en place de nouvelles régulations, il y a toujours des « trous dans la raquette » dans le système de régulation, dans le système de contrôle qu’il faut colmater.

A l’heure où les peuples manifestent leur colère en votant pour des outsiders qui ont su canaliser leurs frustrations, le consensus mou qui cimentait de nombreux pays occidentaux est en passe d’être rompu. L’espoir d’un changement majeur chez les uns génère une angoisse viscérale chez les autres. De deux choses l’une. Ou les changements promis sont mis en œuvre et l’on peut s’attendre à des oppositions violentes à l’intérieur, comme à l’extérieur des pays concernés. Ou bien les annonces restent lettre morte et n’engendrent que les habituels programmes de relance économique et de réduction du déficit public. Dans les deux cas, les motifs de tension et de division vont s’intensifier. Non seulement aucun remède de fond à la misère morale d’une partie croissante de la population ne sera trouvé mais les solutions appliquées, dans un monde totalement interconnecté, risquent fort d’aggraver les problèmes et les dissensions.

Il est temps que les gouvernements et les institutions internationales substituent à la défense du pouvoir d’achat, et à la voracité érigée en système, l’objectif de défense du pouvoir de gagner honorablement sa vie !

Il y a un véritable aveuglement à ne pas tirer les conclusions de cette divergence entre les indicateurs de bien-être les plus élémentaires, y compris au sein des pays émergents dont on nous vante l'enrichissement, et la hausse continue des richesses produites dans le monde. Toutes les excuses sont bonnes pour préserver le postulat de la supériorité des marchés dans l’allocation efficace du capital et la maximisation de la satisfaction de chacun. La plus dangereuse d’entre elles consiste à expliquer les vicissitudes actuelles par l’existence d’entraves résiduelles à leur bon fonctionnement.Il devient urgent d’abandonner la défense du pouvoir d’achat, qui est le prétexte au nom duquel on nous inflige toujours plus d’ouverture des marchés. Le remède prescrit ne fait, en réalité, qu’aggraver les symptômes. Car des prix plus bas, c’est moins de salaires et moins d’investissement, donc moins de demande globale. Et moins de demande, c’est plus d’injection de liquidités de la part des banques centrales pour relancer l’activité, et donc des prix immobiliers toujours plus élevés. Une des conséquences directes de ce cocktail explosif est l’envolée du nombre des mal-logés et sans abris. Ils seraient 3 millions en France et 14 millions aux Etats-Unis.

Avec l’interdépendance des économies, plus aucun Etat n’a son destin en main et ne peut apporter des solutions simples à des problèmes complexes. Chaque mesure prise isolément pour améliorer le sort d'un pays particulier peut avoir des effets pervers en retour dramatiques sur les autres. A l’image de l'OPEP, il nous faudrait une concertation internationale pour construire un nouvel ordre économique mondial autour de la question du juste prix : le prix qui préserve l’emploi, les ressources naturelles et qui assure des conditions de vie décentes à la population mondiale.

Aujourd'hui en France avons-nous pris la mesure du problème et tentons-nous d'y apporter des réponses ou sommes-nous toujours dans l'optique de continuation des politiques néolibérales sans contrôle ? 

Edouard Husson : La prise de conscience est très lente. Emmanuel Macron a pensé que ce serait possible de dynamiser encore plus la France qui réussit pour que les effets positifs en bénéficient à la France en difficulté. Mais il n’a pas eu de chance: il est arrivé au pouvoir juste au moment où Mario Draghi commençait à faire décroitre le quantitative easing. Il est d’ailleurs très frappant de voir l’absence totale de solidarité réelle, aujourd’hui, au sein des milieux dirigeants. Mario Draghi aurait pu chercher à faire réussir l’expérience Macron en prolongeant la politique de création monétaire. Mais cela ne l’a pas plus intéressé qu’Angela Merkel n’a répondu aux propositions de réforme institutionnelles de l’Europe formulées par le président français. Après tout, rien d’étonnant à ce que le monde de l’individualisme absolu n’engendre que des égoïsmes. La manière dont Theresa May, pourtant très rétive à un Brexit dur, a été traitée par ses confrères et consoeurs européens est un autre exemple de la dureté des relations qui s’est installée au sein des élites occidentales. Vous remarquerez qu’Emmanuel Macron s’est dans ce cas comporté exactement comme les autres. 

La nervosité évidente du président français dans le débat politique intérieur vient en grande partie de ce qu’il est laissé seul par les autres dirigeants face à des classes sociales qui ont fait les premières les frais de l’égoïsme généralisé et qui réclament solidarité et protection. Le président va avoir tendance à rester « droit dans ses bottes »; or, paradoxalement, aujourd’hui, c’est dans le débat national que se reconstruit le lien politique et social. Ecoute, dialogue, messages de protection sont requis. 

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