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Ces pièges vers lesquels fonce à pleine vitesse le projet de loi justice
©Thomas SAMSON / AFP

Danger

Le débat parlementaire autour du projet de loi justice s'est ouvert cette semaine à l’Assemblée nationale. Plusieurs de ses articles ont provoqué l'ire de l'opposition, des personnels de la justice et même des députés de la majorité.

Gérald Pandelon

Avocat à la Cour d'appel de Paris et à la Cour Pénale Internationale de la Haye, Gérald Pandelon est docteur en droit pénal et docteur en sciences politiques, discipline qu'il a enseignée pendant 15 ans. Gérald Pandelon est Président de l'Association française des professionnels de la justice et du droit (AJPD). Diplômé de Sciences-Po, il est également chargé d'enseignement. Il est l'auteur de L'aveu en matière pénale ; publié aux éditions Valensin (2015), La face cachée de la justice (Editions Valensin, 2016), Que sais-je sur le métier d'avocat en France (PUF, 2017) et La France des caïds (Max Milo, 2020). 

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Atlantico : Le projet de loi justice n'a pas été exempt de remous à l'Assemblée Nationale. En seulement une semaine, les députés ont dû éplucher près de 1000 amendements du fait d'un texte envoyé en procédure accélérée à la chambre basse. Est-il vraiment possible de légiférer correctement dans ces conditions et d'avoir des débats construits ? Qu'est ce qui justifie cet empressement ?

Gérald Pandelon : Au-delà de la question de l'empressement à légiférer, rappelons d'abord l'économie générale du nouveau projet de loi. Face à la critique récurrente de l'absence des moyens, il s'agit d'augmenter de 24% le budget du ministère de la justice pour la période 2018-2022 afin de créer 6 500 emplois et consacrer 530 millions d’euros à sa transformation numérique. Aussi, dans le cadre par exemple de la simplification de la procédure civile, le projet de loi prévoit de développer les modes de règlement amiable des différends, tout comme d'instaurer un mode de saisine unique en matière civile (il en existe cinq actuellement). Il s'agit également de simplifier et d'accélérer la procédure de divorce en supprimant la phase de conciliation dans les cas où cette procédure ne serait pas prononcée par consentement mutuel et simplifier la protection des majeurs vulnérables, en permettant au juge des tutelles par exemple de décider d’une dispense de vérification des comptes quand les revenus ou le patrimoine de la personne protégée sont modiques. Ces évolutions m'apparaissent comme positives. Plus polémique est toutefois la mesure qui permettrait un règlement dématérialisé des litiges de la vie quotidienne ; en revanche, le fait d'expérimenter le principe d'un règlement plus rapide des affaires portant sur les pensions alimentaires plaide dans le bon sens. Par ailleurs, en matière de justice administrative, le projet de loi prévoit d’élargir les possibilités de recourir à des magistrats honoraires et d’autoriser le recrutement de juristes assistants, ce qui existe déjà pour d'autres contentieux. 

Plus fondamentalement encore, le texte vise à simplifier la procédure pénale. Il serait ainsi possible de déposer une plainte en ligne et de de se constituer partie civile par voie dématérialisée. De la même façon que le texte simplifie les conditions dans lesquelles les officiers et agents de police judiciaire pourraient être habilités afin d'exercer leurs compétences sur l’ensemble du territoire national. De plus, une procédure d’amende forfaitaire délictuelle devrait être étendue à de nouveaux délits, dont l’usage de stupéfiants. Le projet de loi propose également d’expérimenter dans certains départements un tribunal criminel départemental pour juger les crimes punis de 15 à 20 ans (ces tribunaux seront composés de cinq magistrats). En même temps, et pour éviter des courtes peines, le projet de loi réécrirait l’échelle des peines. Dans ce cadre, en dessous d’un mois, les peines d’emprisonnement seront interdites ; entre un et six mois, la peine s’exécutera par principe en dehors d’un établissement de détention sous la forme d’une détention à domicile sous surveillance électronique, d’un placement dans un centre de semi-liberté ou en placement extérieur dans une association ; entre six mois et un an, le juge pourrait prononcer une peine autonome de détention à domicile sous surveillance électronique ou une peine d’emprisonnement ; au-delà d’un an, les peines d’emprisonnement seront exécutées sans aménagement. Enfin, les différentes peines de stage seraient fusionnées dans une peine unique, au régime unifié, qui sera plus facilement prononçable par les juridictions. Le projet de loi prévoit également d’étendre les possibilités de recours au travail d’intérêt général. La sortie des mineurs des centres éducatifs fermés sera progressive. Un accueil dans un autre lieu (établissements éducatifs plus ouverts, familles d’accueil, foyers de jeunes travailleurs ou encore hébergement autonome en appartement) pourra être organisé. Une mesure éducative d’accueil de jour sera ainsi instaurée à titre expérimental. Les mineurs pourraient y bénéficier d’un accompagnement quotidien, intensif et pluridisciplinaire, adaptée à leur situation personnelle, scolaire et familiale. Le texte prévoit dans ce cadre la fusion du tribunal d’instance et du tribunal de grande instance (TGI). Entre les TGI d’un même département, le contentieux pourra être réparti pour faciliter la création de chambres spécialisées. Une expérimentation sera lancée dans deux régions comprenant plusieurs cours d’appel. Cette expérimentation permettra de conférer à des chefs de cour d’appel des fonctions d’animation et de coordination pour plusieurs cours d’appel. Elle permettra également de spécialiser des cours d’appel dans certains contentieux civils. Il est à noter qu'en première lecture le Sénat a apporté les modifications suivantes au texte initial, en augmentant le budget du ministère de la justice à 9 milliards d’euros contre 8,3 dans le projet initial ; en garantissant l’accès au juge pour tous les justiciables ; en créant d’une peine complémentaire d’interdiction du territoire français pour les étrangers coupables de délits ou crimes punis d’au moins de cinq d’emprisonnement ; en prévoyant d’informer les victimes d’agression quant au statut carcéral de leur agresseur et aux conditions de sa sortie d’incarcération ; enfin, en supprimant tout examen obligatoire des peines d’emprisonnement aux fins d’aménagement. 

Ensuite, le projet de loi justice n'a pas été exempt de remous à l'Assemblée Nationale, les députés ayant dû compulser près de 1000 en raison d'un texte soumis à la procédure accélérée devant la chambre basse. La question se pose donc de savoir effectivement de savoir pourquoi le gouvernement a-t-il décidé d'agir à la hâte. En premier lieu, et en raison des questions d'ego qui ne sont pas totalement à écarter dans nos sociétés peu démocratiques, chaque ministre veut imprimer sa marque, en suscitant une loi à son nom sans se préoccuper si ledit texte recueillera l'assentiment du plus grand nombre ; en second lieu, l'empressement signifie un changement de philosophie chez notre Garde des Sceaux notamment concernant le droit pénal des miners. En effet, il s'agit en la matière de s'émanciper d'une certaine vision angéliste d'un primat systématique du préventif sur le répressif (ou "modèle Taubira"), pour susciter une politique pénale plus réaliste, qui prendrait en consideration que nos jeunes ne sont plus ceux d’antan ; en ce sens, Mme BELLOUBET a, à mon sens, raison. En effet, notre Garde des Sceaux a déclaré devant les députés que nous devions "(...) apporter des réponses claires et efficaces à la délinquance des mineurs, dans le respect des principes fondamentaux […] Nous devons juger plus vite les mineurs, pour qu’ils prennent conscience, lorsqu’il y a lieu, de la gravité de leurs actes. Nous devons apporter une réponse plus prompte aux victimes, cela est essentiel. Nous devons aussi prendre des mesures adaptées à chaque profil de jeune délinquant, sans angélisme ni démagogie." 

Plusieurs articles ont provoqué l'ire de l'opposition, des personnels de la justice mais aussi des députés LREM comme l'article 26 du texte (adopté) qui prévoit la possibilité de porter plainte en ligne. En quoi cet article pose problème ?

Dans le cadre d'un dépôt de plainte il est évident qu'aucune procédure dématérialisée ne remplacera la relation humaine, directe, qui peut se nouer entre une victime et un fonctionnaire de police, lequel peut dans ce cadre solliciter des précisions aux plaignants ou l'inviter à davantage étayer tel ou tel aspect de sa relation des faits ; autrement dit, rendre le plus fidèlement possible compte ultérieurement au parquet des éléments au soutien de sa plainte. En ce sens, la possibilité de porter plainte en ligne constitue une régression judiciaire, même si elle s'explique à la fois par le fait que non seulement les policiers soient débordés de procédures à traiter, parfois certaines s'avérant même abusives pour ne pas dire totalement fantaisistes, mais également que ces derniers ne peuvent plus faire face à cet afflux incessant et de plus en plus compte tenu du caractère de plus en plus conflictuel de nos sociétés. Par ailleurs, force est de constater que des plaignants ont déjà vu leurs demandes de dépôts de plaintes refusés par des OPJ, au motif qu'elles seraient pas suffisamment étayées pour permettre de caractériser suffisamment une infraction. Autrement dit, il s'agit d'opérer un tri sélectif pénal sous couvert de célérité et d'efficacité dans le traitement desdites plaintes tout en désengorgeant au premier chef les commissariats. La difficulté réside toutefois dans le fait que cette modification induira d'importantes inégalités entre ceux et celles qui disposent d'une solide culture numérique et ceux, d'une autre génération, qui n'en possède pas. Ainsi, devra-t-on demander à une vieille dame agressée à son domicile par un "jeune" (formule désormais consacrée pour ne pas prononcer le mot adéquat, à savoir une racaille), de déposer sa plainte par internet ? Le risque existe donc que cette victime n'en fasse rien et qu'en réalité, sous couvert de dématérialisation des plaintes en ligne, certaines personnes réellement victimes n'en viennent à renoncer à en référer aux autorités, ce qui aura pour effet de faire baisser fictivement le nombre des plaintes enregistrées et permettra ainsi au gouvernement de se prévaloir faussement d'une baisse de la délinquance... 

Quels autres points provoquent la grogne des avocats et des magistrats ?

Le point le plus contesté est celui de la fusion des tribunaux d'instance avec les tribunaux de grande instance (TGI), dans le cadre de la réorganisation de la carte judiciaire. Les tribunaux d'instance constituent, en effet, des lieux de justice de proximité, où sont jugées les affaires civiles - comme le surendettement, les loyers impayés et les tutelles - pour lesquelles la demande porte sur des sommes inférieures à 10.000 euros. Elle aboutira, selon l'Union syndicale des magistrats (USM, majoritaire) et le Syndicat de la magistrature (SM), tout comme le conseil national des barreaux (CNB), à la suppression des tribunaux d'instance et de la fonction du juge d'instance. Dans ce cadre, ce sont plus de 250 juges d'instance qui ont adressé une lettre le 30 mars à la ministre de la justice pour exprimer leur inquiétude. Autre motif de préoccupation, c’est celui d’une numérisation de plus en plus fréquente des procédures. En effet, la réforme accorde une large place à ce procédé, notamment en cas de petits litiges, de la compétence jusqu'ici des juges d'instance. Or, avec ce projet, il s'agirait pour le justiciable de pouvoir déposer certaines plaintes en ligne, de saisir une juridiction, en se passant de la spécialité du juge d'instance et, pour les magistrats, d'avoir recours à la visioconférence, pour statuer sans audience pour de petits litiges civils. Enfin, pour alléger les cours d'assises, le gouvernement propose de mettre en place des tribunaux criminels départementaux, chargés de juger les crimes passibles de 15 à 20 ans de prison, comme par exemple les viols. Actuellement, seules les cours d’assises, avec ses jurés citoyens tirés au sort et son magistrat, est habilitée à en connaître. Cela constituerait pour l'exécutif un moyen de lutter notamment contre la correctionnalisation des viols, parfois qualifiés de délits pour être jugés plus rapidement, sans passer par une session de cour d'assises. Les avocats redoutent que les crimes soient ainsi "coupés en deux", classés entre "petits crimes" et ceux, plus graves, relevant d'une cour d'assises et, in fine, à une perte d'importance des jurés dans les procédures, puisque ces tribunaux criminels ne seraient composés que de magistrats professionnels. En pratique, le risque majeur est que nous assistions à une sévérité accrue de la justice pénale à l'encontre des auteurs majeurs en dépossédant la souveraineté populaire d'une capacité à agir en toute indépendance. 

Se dirige-t-on avec ce projet de réforme vers une justice qui serait de plus en plus à deux vitesse, qui favoriserait ceux qui sont "tout" (qui ont de l'argent, une éducation numérique, des connaissances du droit) et laisserait sur le bas-côté ceux qui ne sont "rien" ?

L'idée effectivement d'une justice à deux vitesses est à craindre, reflétant ainsi les fractures de la société française entre ceux qui sont suffisamment informés et ceux qui ne le sont pas, ou moins. Toutefois, cela ne signifie pas que les démunis se voient plus sévèrement sanctionnés en raison de leur indigence relative. En effet, j'ai même pu constater dans ma pratique quotidienne que se développait depuis une dizaine d’années l'évolution suivante : les "pauvres" ou prétendus tels étant moins sévèrement réprimés que les soit-disant "riches". Bien au contraire, compte tenu de l'orientation idéologique plutôt à gauche de la plupart des magistrats, souvent égalitaristes et parfois jaloux des "possédants", les justiciables qui disposent d'un capital économique important au sens où l'entendait Bourdieu sont très sévèrement sanctionnés. C'est d'une certaine manière la revanche ou vengeance sociale de ceux qui ont moins. Car ne l'oublions pas : rien n'est objectif en matière judiciaire, tout est subjectif, ne serait-ce que parce l'objectivité n'est pas à proprement "humaine", ce qui est spécifiquement humain c'est la subjectivité et, dans un contexte de difficultés économiques et sociales, les "riches" deviennent des cibles privilégiées de l'ire répressive de l'institution.  

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