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Eric Woerth : “Les choix du gouvernement pour le marché de la défense sont un marché de dupe pour l’armée”
©PHILIPPE LOPEZ / AFP

Comme des bleus

Depuis l'Assemblée nationale, l'ancien ministre du Budget et actuel député Eric Woerth a émis sur Twitter des critiques sévères à l'égard du choix fait par le gouvernement, dans le Projet de Loi de Finances Rectificative, de faire payer l'intégralité des surcoûts des opérations extérieures de l'année 2018 par le ministère des Armées.

Google et Yahoo, internet

Eric Woerth

Né en 1956 dans l’Oise, département dont il est député depuis 2002, Éric Woerth a été secrétaire d’État à la Réforme de l’État sous le gouvernement Raffarin, puis ministre du Budget, des Comptes publics, de la Fonction publique et de la Réforme de l’État de 2007 à mars 2010 et ministre du Travail, de la Solidarité et de la Fonction publique en 2010 au sein des deux premiers gouvernements Fillon. Actuellement, Eric Woerth est Secrétaire général des Républicains. Les éditions de l’Archipel ont publié sa biographie du duc d’Aumale (2006). Depuis 1995, il est maire de Chantilly.

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Atlantico : Vous reprochez au gouvernement de renier la solidarité budgétaire interministérielle sur le plan des dépenses supplémentaires réalisées dans le cadre des opérations extérieures en 2018. En quoi cette décision est-elle « une attaque aux moyens de la Défense » ?

Eric Woerth : On a un budget de la Défense qui est en augmentation, certes. Mais il y a un principe, depuis longtemps, qui veut qu'il existe une provision financière pour financer les opex [opérations extérieures, ndlr], et puis, au fur et à mesure du temps, les missions intérieures de l'armée. Cette provision n'est jamais suffisante pour couvrir le montant des opex qui a beaucoup augmenté sur les dernières années, pour atteindre 1,2 Mds €. Le gouvernement a beau dire qu'il fait un effort de "sincérisation", c'est-à-dire qu'il augmente cette réserve au fur et à mesure des années, l'écart reste très important entre la réalité et le coût. Écart qui est d'ailleurs plus important, du moins sur les premières années, qu'à l'époque de Nicolas Sarkozy par exemple. Il y a une règle : quand on est au-delà du montant provisionné dans l'année pour couvrir les opex, alors une solidarité interministérielle finance le surcoût, l'armée participant aussi à son niveau de cette solidarité, au même titre que l'ensemble des ministères.

Hier, le gouvernement, dans son Projet de Loi de Finances Rectificative, a décidé de rompre avec ce principe. Cela en parfaite contradiction avec l'article 4 à la fois de la Loi de Programmation Militaire 2014-2019, et avec la nouvelle loi LPM 2019-2025 qui a été votée, et où il est clairement indiqué que s'applique la solidarité interministérielle. Le gouvernement a dérogé à ce principe, avec des explications d'ailleurs assez confuses. C'est un principe extrêmement dangereux inauguré par le gouvernement pas plus tard qu'hier. C'est pour cela que je dis aux Armées : attention, vous avez eu des augmentations de crédits mais vous allez devoir prendre de plus en plus en charge vos propres dépassements de budget dans le cadre des conflits auxquels nous avons affaire.

Je ne pense pas, quant à moi, que l'on puisse faire la guerre sans enveloppe, or c'est ce que le gouvernement est en train d'instituer.

C'est à propos de ce même sujet des « surcoûts opex » qu'Emmanuel Macron avait entamé son quinquennat par un bras de fer avec le général de Villiers. Depuis, la Loi de Programmation Militaire 2019-2025 votée en juin 2018, qui prévoit une augmentation des crédits militaires (300 milliards d’euros de crédits cumulés pour atteindre 2 % du produit intérieur brut en sept ans) inédite après vingts années de baisse, a pu donner l'impression que le chef de l'Etat avait fait des concessions sur les restrictions budgétaires. Pourquoi parlez-vous aujourd'hui d'un « marché de dupe » entre le gouvernement et les Armées ?

Parce que c'est une mesquinerie. Les crédits de la Défense prennent en compte une provision pour faire face aux dépenses d'engagements extérieurs. Mais si ces dépenses dépassent le niveau de cette provision, alors il faut en revenir à la LPM ! Elle a été votée : c'est la loi, c'est la règle ! Quand on fait la guerre, l'ensemble des enveloppes y participent, et pas uniquement celle de la Défense. Je pense qu'il ne faut rien changer au principe de solidarité interministérielle.

Le gouvernement joue le jeu qu'il joue dans tous les domaines : je donne d'une main et je reprends de l'autre. En l'occurrence il ne reprend pas tout, mais il reprend tout de même un peu. Il fait la même chose avec le domaine des taxes carburants et de la taxe habitation : il donne sur la taxe d'habitation et il reprend sur les taxes carburants à peu près au même niveau. Il y a cette idée générale, qui est une forme d'équilibre, où, lorsque l'on donne, on reprend à côté différemment. Et c'est exactement ce que sont en train de vivre les militaires. Je pense que c'est un principe dangereux que de considérer avec légèreté que cela puisse arriver une fois de temps en temps sur le PLFR en attendant de voir ce qui sera fait l'année suivante.

Les provisions augmentent : la provision en 2019 passe à 850 M€ contre 650 M€ en 2018 sur les opex elles-mêmes. Très bien, il y a 200 M€ de plus, mais enfin si les opex passent à 1,4 Mds € ou 1,5 Mds €, la différence sera exactement la même que sur les années passées, et il faudra bien la financer. Si c'est le budget de la Défense qui la finance année après année, c'est autant de moins alloué à l'équipement des forces. Parce que sur les 404 M€ d'opex que le ministère va devoir financer lui-même sont pris 319 M€ sur le programme de l'équipement des forces. Le gouvernement justifie cela en arguant que les militaires n'en ont pas besoin, que le programme n'a pas d'impact, mais alors à ce moment-là on se demande pourquoi il y a tant de crédits ! Ces 319 M€, c'est donc de l'argent que l'on ne dépense pas pour acheter des équipements, du matériel.

La ministre tente de répondre à ces questions dans une tribune du Figaro qui n'est pas claire du tout. Elle n'aborde pas la vraie question, qui est : est-ce que c'est le budget de la Défense qui, à partir de maintenant, va devoir supporter les surcoûts des opex ? Et le gouvernement, pour l'instant, répond que oui. C'est donc un marché de dupes.

La ministre des Armées Florence Parly a, quant à elle, défendu la cohérence des choix gouvernementaux en faisant valoir une hausse immédiate de 5% du budget de la Défense pour 2019. Croyez-vous au « renouveau » promis par la ministre ?

Non, il n'y a aucun renouveau. Il y a une augmentation des crédits militaires, mais ce n'est pas un renouveau, c'est simplement prendre en compte le monde tel qu'il est, c'est-à-dire de plus en plus dangereux. On a du matériel qui arrive en fin de vie, donc il faut le renouveler. Et tant mieux, j'appuie l'idée que s'il y a bien un ministère où il faut faire des efforts, c'est celui-là. Mais il ne faut pas rompre le principe de l'interministérialité dans le domaine du financement des opex.

Quant au principe de sincérité budgétaire [qui implique l’exhaustivité, la cohérence et l’exactitude des informations financières fournies par l’État, ndlr], je regarde les années quand j'étais ministre du Budget de 2007 à quasiment 2010 : on était en dépassement de 300-350 M€. Cette année on est en dépassement de 550 M€. Il n'y a donc pas non plus une sincérisation qui ferait qu'aujourd'hui ce qui est mis en provision correspondrait très précisément à ce qui est dépensé. Ce n'est pas vrai. L'écart est plus important en 2018 qu'il ne l'était dans les années 2007 à 2010. D'ailleurs, nous avons nous-mêmes augmenté la part du budget des opex dans les crédits. En 2006, quand on a pris le pouvoir il était de 175 M€, en 2007 il est passé à 375 M€, puis à 460 M€, à 510 M€, à 570 M€, et enfin à 630 M€. Après Hollande l'a gelé, puis baissé, mais on a fait notre part du travail. Il y avait autant de sincérité sous Nicolas Sarkozy qu'il y en a aujourd'hui. Mais l'interministérialité finançait les dépassements, et ce n'est plus le cas aujourd'hui. Et si l'on considère qu'il reste 319 M€ qui ne sont pas dépensé sur l'équipement des forces et qui pourraient être basculés sur le financement des opex, c'est assez étonnant quand on sait combien nous avons besoin d'équipements. Il y a un chef d'État-major qui a démissionné pour cela tout de même.

Le député LR François Cornut-Gentille, rapporteur spécial des crédits de Défense, a averti sur les « enjeux moraux et politiques » que présente le budget de la Défense. Cela résonne-t-il particulièrement dans le contexte du centenaire de l'armistice de la Grande Guerre et de l'organisation du Forum de Paris sur la paix ?

La meilleure façon de préparer la paix, c'est banal mais c'est la réalité des choses, c'est de s'équiper, et d'avoir une armée qui assure notre souveraineté, tant sur le plan technologique, que militaire lui-même. On a besoin de crédits supplémentaires : l'armée français en est dotée, et c'est tant mieux. Mais ce n'est pas pour les utiliser à autre chose que ce pour quoi ils sont faits. Les opex, ce sont des opérations de guerres à l'extérieur, ce n'est pas la Première Guerre Mondiale, mais ce sont des opérations qui engagent beaucoup de matériel, beaucoup d'hommes, et parfois, avec des victimes parmi nos soldats. Ces opérations de guerre, pour la paix, dans des pays dangereux, et notamment contre les réseaux terroristes, ces opérations ne peuvent pas se faire sous l'enveloppe budgétaire de Bercy et sous l'enveloppe budgétaire de la Défense. Chacun doit y contribuer. Cela me semble être un principe extrêmement sain, et même assez fondamental. Rompre avec ce principe aussi brutalement, en contradiction avec la LPM, est une question morale en effet. 

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