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Malraux avait raison. Le XXIè siècle sera religieux
©Zakaria ABDELKAFI / AFP

Disraeli Scanner

Lettre de Londres mise en forme par Edouard Husson. Nous recevons régulièrement des textes rédigés par un certain Benjamin Disraëli, homonyme du grand homme politique britannique du XIXe siècle.

Disraeli Scanner

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Benjamin Disraeli (1804-1881), fondateur du parti conservateur britannique moderne, a été Premier Ministre de Sa Majesté en 1868 puis entre 1874 et 1880.  Aussi avons-nous été quelque peu surpris de recevoir, depuis quelques semaines, des "lettres de Londres" signées par un homonyme du grand homme d'Etat.  L'intérêt des informations et des analyses a néanmoins convaincus  l'historien Edouard Husson de publier les textes reçus au moment où se dessine, en France et dans le monde, un nouveau clivage politique, entre "conservateurs" et "libéraux". Peut être suivi aussi sur @Disraeli1874

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Londres, 

Le 21 octobre 2018

Mon cher ami, 

« Réintégrer les dieux »

Comme toutes les formules célèbres, « Le XXIè siècle sera religieux ou ne sera pas » ne correspond pas exactement aux mots prononcés par l’ancien Ministre de la Culture du Général de Gaulle. En 1955, il avait écrit: « Je pense que la tâche du prochain siècle, en face de la plus terrible menace qu’ait connue l’humanité, va être d’y réintégrer les dieux ». Et en 1968, il déclara à André Frossard: « Le XXIè siècle sera mystique ou il ne sera pas ».  Mais je ne suis pas là pour jouer les cuistres. Je voudrais m’entretenir avec vous de ce facteur en permanence sous-estimé par la plupart des gouvernements occidentaux: le poids de la religion dans la vie du monde. 

J’entends par avance vos critiques. Si vous repensez à Benjamin l’Ancien, vous craignez que je vous écrive la suite de son roman Tancred, plein de vues romantiques sur l’Orient compliqué et ses religions. Vous me faisiez l’amitié, l’autre jour, de penser que je ne m’étais pas trompé, il y a quelques mois, dans mon pronostic sur l’échec du pontificat de François; mais vous supposez que, plus que la lucidité, c’était l’anglicanisme qui parlait en moi. Et puis, vous ne seriez pas le premier à me demander si je crois vraiment, citoyen d’un Occident devenu largement athée, que la religion puisse jouer autre chose qu’un rôle résiduel et doive sérieusement intéresser un responsable politique occidental. 

Lire l’immense Chesterton

Permettez-moi de vous contredire. Entre Benjamin l’Ancien et notre génération, il y a Gilbert K. Chesterton, le plus grand prosateur anglais du XXè siècle. Et - ce qui va ensemble, dirai-je par provocation - le plus puissant des esprits conservateurs. Vous savez que Chesterton alla même jusqu’à quitter l’anglicanisme pour le catholicisme, au début des années 1920, une quinzaine d’années avant sa mort. Je ne l’ai pas suivi jusque-là, pour la raison simple que le christianisme auquel se sont convertis mes ancêtres était celui de la nation anglaise à laquelle ils avaient prêté leur loyauté. L’Angleterre nous a tellement donné que je ne vois pas plus de raison de revenir au judaïsme de  mes aïeux que de me convertir au catholicisme. Mais Chesterton explique que pour lui le catholicisme c’est le christianisme dans sa complétude. N’étant ni théologien ni philosophe, je peux m’entendre avec lui sans le suivre jusqu’au bout. 

Ce n’est pas seulement Chesterton qui se dresse entre l’époque victorienne et la nôtre; ce sont aussi les atrocités totalitaires du XXè siècle. Je suis prêt à vous concéder que les vues de Benjamin l’Ancien sur la religion ne sont plus adaptées à notre époque. Fils d’un père assez voltairien, il commença par s’intéresser à la religion comme toute une génération qui voulait se débarrasser de la sécheresse du rationalisme des Lumières; puis, comme parlementaire d’ascendance juive, il dut à la fois constater combien il devait au fait que son père l’eût fait baptiser dans l’anglicanisme et combien il était difficile de rouvrir, pour les Juifs comme pour les catholiques, la question de la liberté religieuse et de l’accès à l’establishment. (Au passage, permettez-moi de souhaiter rosser allègrement tous ces technocrates bruxellois et gouvernants continentaux qui pensent que la question des relations entre l’Irlande du Nord protestante, composante du Royaume Uni, et la République d’Irlande, catholique, est une question purement commerciale). Mais Benjamin n’eut pas à se préoccuper plus que cela de religion, en un siècle qui restait largement chrétien. Le Premier ministre de Victoria pouvait défendre l’Empire ottoman contre les prédations russes: on était avant le génocide des Arméniens. Plus généralement, on était avant les démocides communistes et les génocides fascistes ou libéraux. On était avant la redoutable poussée de l’eugénisme, cette plante folle que l’expérience du nazisme n’a pourtant pas convaincu l’Occident d’extirper à tout jamais. 

Alors, mon cher ami, permettez-moi, puisque nous sommes des humains du début du XXIè siècle, de vous faire part de mes réflexions de ces derniers jours. Chaque année, je me rends à Westminster pour la messe anniversaire en l’honneur du saint patron de l’Angleterre, Edouard le Confesseur, dont la dépouille fut transférée, le 13 octobre 1163, un siècle après sa mort, au coeur de l’abbaye qu’il avait construite et qui jouxte aujourd’hui notre Parlement. Vous ne m’en voudrez pas: cet événement déclenche toujours en moi quelques jours de méditation un peu plus spirituelle que d’habitude. Il faut que je vous fasse part de mes pensées pour pouvoir me libérer l’esprit et revenir à des sujets plus profanes. 

Pourquoi l’Occident ne comprend rien à l’Islam

Je suis de plus en plus étonné de voir comme nos gouvernants et une partie de nos dirigeants, de nos intellectuels, de nos universitaires, ne prennent pas le réveil musulman de ces quarante dernières années au sérieux. Il y a ceux qui considèrent que les Frères musulmans ou l’ayatollah Khomeini n’ont rien été d’autre que la réaction de nations opprimées face à la domination et l’exploitation occidentales. Il y a ceux qui se sont réjouis d’une large immigration musulmane dans nos pays pour pouvoir porter le dernier coup de boutoir au christianisme. Il y a ceux pour qui les relations avec le monde musulman ne sont qu’affaire de calcul, de ressources énergétiques et de manipulation des divisions de l’Islam les unes contre les autres. Tous se trompent. 

Le réveil de l’Islam confronté à la colonisation européenne des deux derniers siècles n’est pas seulement une variante des nationalismes ou des totalitarismes qui ont marqué le reste du monde. Ces derniers ont fini par périr parce qu’ils ne s’adressaient qu’à une partie de l’être humain, la plus matérielle, la plus immanente. L’islam survivra à l’islamisme après avoir été revigoré par lui: il ne promet pas seulement la fin de l’oppression matérielle et politique mais il tente aussi de répondre à la soif de sens et de transcendance de ceux qui vivent sous son joug. Nos intellectuels libéraux auront provoqué, à la fin, le contraire de ce qu’ils attendaient: en laissant des musulmans s’installer en nombre dans chacune des nations d’un continent qui, pendant des siècles, s’était préoccupé de refouler l’Islam au-delà de la Méditerranée, ils ont provoqué une double réaction: le redoublement de ferveur religieuse de communautés musulmanes  transplantées, confrontées à l’athéisme et la liberté de moeurs occidentale; et le retour à un christianisme conservateur dans une partie de la population, aujourd’hui minoritaire mais qui pourrait grandir, et dont l’un des aiguillons est le refus de l’Islam. 

De ce point de vue, la Russie, passée en trente ans d’un athéisme d’Etat à une nouvelle floraison de l’orthodoxie, est non pas en retard mais en avance sur le reste de l’Europe. Au lieu de maudire Poutine à longueurs de journaux télévisés, les Européens d’Occident feraient mieux de regarder comment le président russe est en train de mettre en place une relation réaliste de l’Etat avec les musulmans qui vivent sur le terrritoire russe: la coexistence est possible dans la mesure où l’Etat a abandonné le multiculturalisme qu’affectionnaient tant les marxistes et que leurs épigones cultivent en Occident et où le renouveau religieux d’une partie de la société produit un équilibre social global qui empêche les débordements de l’athéisme militant et donc une réaction islamiste en retour. 

Divisions provoquées par des Occidentaux frivoles au sein de la chrétienté orthodoxes

Puisque nous parlons de la Russie, avez-vous vu cet événement, que beaucoup jugeront insignifiant mais dont on ne peut pas sous-estimer la portée pour les décennies qui viennent: l’Eglise orthodoxe de Russie a rompu les relations qu’elle entretenait avec l’Eglise orthodoxe grecque, dont elle reconnaissait la primauté au sein du monde orthodoxe? Le motif? La reconnaissance par le patriarche de Constantinople d’une Eglise orthodoxe ukrainienne indépendante de l’Eglise russe. Querelles byzantines? Non! Mon cher ami. Cet épisode illustre tristement, une fois de plus, l’ignorance des gouvernements occidentaux qui, depuis trente ans, ont développé une politique sans aucune racine dans le passé - et, puisqu’on ne pouvait pas trop attendre des têtes de linotte soixante-huitardes, n’ont pas, au moins, fait l’effort, à défaut de culture historique, de lire le Choc des civilisations de Samuel Huntington. 

L’un des mérites de ce livre sous-estimé est de faire toutes leurs places aux spécificités de l’orthodoxie. Vous comprenez en le lisant combien le multiculturalisme occidental est surtout le fruit de la paresse d’un monde dirigeant occidental qui demande aux classes paupérisées d’accepter la coexistence avec la main d’oeuvre bon marché qu’elles ont fait venir à domicile; monde dirigeant qui est incapable de respecter lui-même les cultures qui ne sont pas la sienne: qu’il s’agisse de l’Islam, dont il ne comprend pas la vigueur religieuse ou de l’orthodoxie, systématiquement méprisée depuis la chute de l’Union Soviétique. Rappelons-nous les guerres de Yougoslavie et l’indifférence totale des Etats-Unis et de l’Union Européenne aux conflits religieux qui traversaient le pays: on a laissé se jeter les uns contre les autres Croates catholiques, Serbes orthodoxes et Bosniaques musulmans. Plus récemment, les mêmes, Etats-Unis et Union Européenne, ont réussi à briser l’Ukraine, si facile à faire éclater selon les frontières de ses communautés religieuses: ukrainophones catholiques de rite grec de Galicie; russophones orthodoxes; et, entre les deux groupes, une minorité ukrainophone et de rite oriental, seul ciment du pays mais que le pouvoir de Kiev instrumentalise aujourd’hui dans sa vaine lutte contre Moscou. 

Au lieu de se souvenir combien le rejet de la chrétienté orthodoxe a coûté cher à l’Europe, à travers les siècles, nos gouvernants se moquent pas mal d’avoir systématiquement méprisé les nations orthodoxes dans l’Europe libérée du joug communiste - alors qu’elles avaient porté une part essentielle de la persécution et du martyre. Vous ne croyez pas qu’il soit préjudiciable que la Russie se replie une nouvelle fois dans sa fière indépendance orthodoxe, y compris en se tenant loin de Constantinople? Eh bien apprêtez-vous à voir une Russie encore plus intransigeante avec vous dans toutes les négociations diplomatiques, encore moins disposée à faire des concessions, encore plus tournée vers l’Asie, fière de sa chrétienté « orientale ». 

La terrible guerre civile américaine à venir entre chrétiens et transhumanistes

A vrai dire, s’il est incapable de comprendre le réveil religieux de l’Islam et s’il refoule la chrétienté orthodoxe le plus loin possible de ses préoccupations, c’est que l’Occident est profondément divisé dans sa conscience religieuse. Regardez les Etats-Unis où l’affrontement entre chrétiens conservateurs et athées libéraux explique une grande partie de la violence politique des affrontements qui entourent la présidence de Trump. Le processus de nomination de Kavanaugh n’est qu’un épisode de ce qui est une véritable guerre civile pour dominer la conscience nationale américaine. Le conflit autour de la liberté d’avorter va sans aucun doute redoubler d’intensité dans les prochaines années. Mais, surtout, le champ de bataille va s’élargir. L’aboutissement du progressisme américain, largement athée, c’est le transhumanisme californien. Ce dernier peut mobiliser en grande partie les immenses ressources financières d’un certain nombre de milliardaires et d’entreprises de la troisième révolution industrielle. Cela fait des années qu’une partie des élites économiques et scientifiques américaines ont abandonné le Décalogue pour s’abandonner au rêve maléfique de l’eugénisme, de l’homme augmenté et d’une intelligence artificielle échappant à tout contrôle. Vous pouvez être sûr qu’un immense conflit se prépare, entre deux Amériques, dans lequel la question de l’avortement ne sera plus qu’un conflit parmi d’autres: le combat « pro-life » va se transformer en combat pour l’humanité, tout simplement; tandis qu’en face, les « pro-choice » deviendront les porteurs de la vision d’un « meilleur des mondes » à côté duquel le Reich hitlérien fera pâle figure. 

La lutte pour l’âme de la Chine

Pour faire écho, presqu’un siècle plus tard, aux préoccupations de Gilbert K. Chesterton, j’aurais plus confiance dans l’issue du combat qu’il va falloir livrer contre les nouveaux barbares et leurs créatures humanoïdes, si je savais l’Eglise catholique unie et prête au combat. Or cette armée spirituelle si cohérente du temps de Jean-Paul II et Benoît XVI, est à présent sous le commandement d’un général aussi bavard qu’il est contradictoire et qui confond autoritarisme et remise en ordre des affaires du Vatican. Les dernières semaines ont été particulièrement désastreuses, avec leur lot de révélations sur la complaisance du Saint-Père vis-à-vis de cardinaux ou d’évêques qui n’avaient pas sévi contre des prêtres pédophiles ou bien s’en étaient fait les complices. 

Alors qu’il devrait être occupé à nettoyer les écuries d’Augias - ce que ses deux prédécesseurs avaient commencé à faire avec beaucoup de lucidité, François s’est mis dans la tête de signer un accord avec la Chine populaire au moment où celle-ci durcit son régime et au risque de désavouer les évêques clandestins qui, si courageusement, depuis des décennies, font grandir l’audience du catholicisme malgré les pressions et les persécutions. Je sais bien que la question de l’âme de la Chine préoccupe les Jésuites, à juste titre, depuis longtemps; mais je sais aussi, pour aller chaque année, rencontrer quelques-uns des cent millions de chrétiens, catholiques et protestants, que compte l’Empire du Milieu, qu’il vaut sans doute mieux laisser grandir silencieusement des forces qui contribueront, demain, à la libération du pays de son idéologie officielle matérialiste. Je ne suis pas sûr que François ait développé toute l’empathie que mérite la situation chinoise; je ne peux m’empêcher de penser que l’évêque émérite de Hong Kong, le Cardinal Zen, a raison d’appréhender l’avenir que réserve aux catholiques chinois un tel accord. François me paraît être aussi imprudent en diplomatie qu’il est inefficace à l’intérieur du Vatican. 

Réjouissons nous, 1968 est bien mort! 

Mon cher ami, je ne voudrais pas finir sur une note purement pessimiste. Je lisais ce matin la lettre ouverte adressée par les représentants des étudiants catholiques australiens aux Pères du Synode sur la jeunesse qui se tient en ce moment à Rome sous la présidence du Pape. Vous savez peut-être que le dernier cliché éculé ramené sur le devant de la scène par quelques clercs en mal de progressisme qui ont préparé le synode était « se mettre à l’écoute de la jeunesse et construire l’Eglise avec elle ». Eh bien! La réponse leur est parvenue, cinglante, de la part d’étudiants catholiques bien dans leur peau: 

« Nous les jeunes ne voulons pas prendre part à la construction de l’Eglise avant que l’Eglise nous ait construits. Le monde est en pleine confusion et au milieu de cette confusion, les jeunes n’ont rien à quoi se raccrocher (...). Sans l’Eglise et tout ce qu’elle offre - révélation divine, tradition, communauté et la raison elle-même - la conscience ne peut avoir aucune substance. Nous avons besoin d’une boussole morale fiable. Et pour cela les jeunes ont besoin d’être construits dans la vérité. Nous ne pouvons pas construire l’Eglise alors que nous ne sommes pas encore construits. Des esprits non structurés seront la manifestation d’une Eglise sans aucune solidité, fuyant constamment la question de la vérité. 

La formation que nous réclamons prend une vie, une vie que nous avons encore devant nous. Comme on peut le lire sur l’épitaphe du Cardinal Newman (le grand théologien d’Oxford, contemporain de Benjamin l’Ancien, converti au catholicisme en 1845): ‘Toute sa vie, Newman s’est converti, s’est laissé transformer; et c’est ainsi qu’il est resté, qu’il est devenu toujours plus lui-même.’ »

Mon cher ami, peut-on imaginer plus belle définition du conservatisme que celle donnée, dans un contexte spirituel, par ces jeunes Australiens? Quand Malraux disait que « le XXIè siècle sera mystique ou ne sera pas », il avait peut-être en tête la célèbre formule de votre Charles Péguy, pour qui « tout commence en mystique et tout finit en politique ». Ces jeunes Australiens proclament la mort de 1968! La politique libérale est à bout de souffle parce qu’elle s’est coupée des racines mystiques qui avaient pu inspirer le grand mouvement d’émancipation européenne. Les conservateurs ont aujourd’hui cet avantage sur les libéraux: ils sont capables de formuler une mystique pour les années qui viennent. Et ils sauront donc faire de la grande politique. 

Voilà, je crois que je vous ai tout dit, provisoirement, des pensées qui m’ont agité ces derniers jours

Bien fidèlement à vous

Benjamin Disraëli

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