Changer de peuple
"Gaulois réfractaires au changement" : mais pourquoi cette étrange fascination des élites françaises pour les "modèles" nordiques ?
Au cours de son séjour officiel au Danemark, les propos d'Emmanuel Macron sur les Français ne sont pas passés inaperçus. Le chef de l'Etat a évoqué un trait d'humour.
Edouard Husson
Universitaire, Edouard Husson a dirigé ESCP Europe Business School de 2012 à 2014 puis a été vice-président de l’Université Paris Sciences & Lettres (PSL). Il est actuellement professeur à l’Institut Franco-Allemand d’Etudes Européennes (à l’Université de Cergy-Pontoise). Spécialiste de l’histoire de l’Allemagne et de l’Europe, il travaille en particulier sur la modernisation politique des sociétés depuis la Révolution française. Il est l’auteur d’ouvrages et de nombreux articles sur l’histoire de l’Allemagne depuis la Révolution française, l’histoire des mondialisations, l’histoire de la monnaie, l’histoire du nazisme et des autres violences de masse au XXème siècle ou l’histoire des relations internationales et des conflits contemporains. Il écrit en ce moment une biographie de Benjamin Disraëli.
Atlantico : Lors de son déplacement au Danemark, Emmanuel Macron a déclaré :"Il ne s'agit pas d'être naïf, ce qui est possible est lié à une culture, un peuple marqué par son histoire. Ce peuple luthérien, qui a vécu les transformations de ces dernières années, n'est pas exactement le Gaulois réfractaire au changement ! Encore que ! Mais nous avons en commun cette part d'Européen qui nous unit". Si le chef de l'Etat revendique un trait d'humour, ne peut-on tout de même pas voir ici une forme de réalité d'une élite française qui rêverait d'un peuple "luthérien" ? En quoi cette phrase peut-elle justement dévoiler une réalité bien plus profonde qu'il n'y paraît au premier abord ?
Selon les travaux effectués par l'anthropologue, historien, démographe Emmanuel Todd, les valeurs d'autorité et d'inégalité entre les hommes seraient les marqueurs luthériens. Quelle est ici la part de vérité et quelles ont été les influences de ces valeurs ? Comment interpréter l'attrait de nos élites françaises ?
Depuis les années 1970, Emmanuel Todd a affiné la carte des structures familiales européennes et mondiales. Il s’est aussi interrogé sur les valeurs que portaient des milieux anthropologiques. La famille « souche » des sociétés paysannes, que l’on retrouve en Allemagne à l’époque de Luther, repose sur un héritier unique (inégalité entre les frères et soeurs), qui cohabite avec ses parents après son mariage (modèle autoritaire). Todd s’est posé la question du lien éventuel entre ces structures familiales à l’époque préindustrielle et l’avènement des grandes idéologies modernes. Et il est à même d’en tirer un modèle explicatif, qui n’a pas été réfuté pour l’instant. Le communisme n’est jamais majoritaire en dehors d’un certain modèle anthropologique préalable, la famille « communautaire » (cohabitation de trois générations sous un même toit; égalité des frères et soeurs devant l’héritage) qu’on trouve en Russie et en Chine avant la modernité. Le libéralisme économique naît et l’emporte politiquement dans un milieu anthropologique où un seul enfant hérite et quitte le foyer parental, le modèle que l’on trouve en Angleterre et aux Etats-Unis avant la révolution industrielle. Je ne voudrais pas être coupable de lèse-majesté mais le luthéranisme danois est plus proche du protestantisme de pays anglophone que de son grand-frère allemand parce que le Danemark a les mêmes structures familiales que la sphère anglophone! Quand Macron dit « luthérien », il pense « allemand ». Les dirigeants français sont fascinés par le capitalisme à l’allemande parce qu’ils gouvernent un peuple dont le noyau central - celui du Bassin parisien où est née la Révolution - est libéral et égalitaire (égalité des frères et soeurs devant l’héritage). La France a pu réussir sa première et sa seconde révolution industrielles parce qu’un Etat sui generis a organisé ce noyau central. Napoléon III et Charles de Gaulle sont les deux grands réformateurs de la France et les constructeurs de notre modernité industrielle, grâce à un Etat structurant et éclairé. Mais nos dirigeants, depuis quarante ans, sont fascinés par l’exact contraire du « modèle français , le « capitalisme rhénan » (M. Albert), dont le ressort anthropologique est à la fois autoritaire et inégalitaire - et qui se passe largement de l’Etat. Au lieu d’inventer l’Etat stratège, productif, déconcentré, de la troisième révolution industrielle, celle des NBIC (nanotechs, biotechs, informatique, sciences cognitives), nous nous obstinons à suivre un modèle antiétatique qui n’est pas le nôtre - et nous ramenons l’Etat pour recoller, à grande dépense, les parties fracturées du corps social.
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