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Amende Google : pourquoi l’UE devrait aussi jeter un coup d’œil du côté d’Apple
©EMMANUEL DUNAND

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Google a été frappé par une amende record de 4,3 milliards d’euros pour concurrence déloyale par la Commission Européenne.

Frédéric Marty

Frédéric Marty

Frédéric Marty est chercheur affilié au Département Innovation et concurrence de l'OFCE. Il également est membre du Groupe de Recherche en Droit, Economie et Gestion (GREDEG) de l'Université de Nice-Sophia Antipolis et du CNRS.

 

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Atlantico : Google a été condamné par l'Union européenne a une amende historique cette semaine. Selon le même raisonnement, la Commission ne devrait-elle pas également sanctionner Apple pour des pratiques anti-concurrentielles ?

Frédéric Marty : Il y a un paradoxe évident dans cette décision qui tient à la base même du raisonnement que mènent les autorités de concurrence : la définition du marché pertinent. En effet, en matière de pratiques unilatérales, les règles de concurrence sanctionnent les abus de position dominante. Il est donc nécessaire de caractériser un abus (on parle de théorie du dommage concurrentiel), ce qui peut déjà être difficile comme en témoigne le cas Android, mais aussi, et bien entendu préalablement, de caractériser cette position dominante. Celle-ci s’apprécie par rapport à un segment de marché donné, le marché pertinent cité supra.

L’Autorité de la Concurrence française définit un marché pertinent comme un marché regroupant des biens et des services « substituables », c’est-à-dire« dont on peut raisonnablement penser que les demandeurs les considèrent comme des moyens alternatifs entre lesquels ils peuvent arbitrer pour satisfaire une même demande ».  Spontanément, en matière de terminaux de téléphonie mobile on pourrait imaginer qu’un iPhone X ou un Samsung S9 sont des produits substituables aux yeux de l’immense majorité des consommateurs. En d’autres termes, qu’ils entrent dans le même marché pertinent.

La Commission européenne s’écarte cependant de cette analyse en considérant le marché non pas sous l’angle des terminaux mais sous celui de leurs systèmes d’exploitation. Ce raisonnement a deux conséquences. La première est d’effacer un acteur pour le moins pivotal dans le jeu concurrentiel : le fabricant de terminaux. La seconde est de considérer, en allant plus en avant encore, qu’il existe deux types de systèmes d’exploitation : les fermés et les ouverts.

Cela conduit donc à ne considérer qu’une part du marché : celle des systèmes d'exploitation mobiles intelligents sous licence. Cette configuration n’était pas celle des Windows Phone, pas plus que celle des BlackBerry… et ne correspond guère plus à celle d’Apple où nulle licence d’iOS n’est cédée à un fabricant autre que les sous-traitants d’Apple qui produisent les terminaux pour son propre et exclusif compte. En d’autres termes, le marché pertinent défini par la Commission exclut Apple du fait même de son intégration verticale et du caractère fermé de son écosystème. En effet, des applications par défaut concurrentes de celles développées par Apple ne sauraient être pré-installées sur des iPhones. Apple échappe de ce fait aux foudres de la Commission.

Quelles sont les conséquences de cette définition du marché qui correspond au seul modèle d’Android et non à celui de ses concurrents ? Sa part de marché atteint 95%. En d’autres termes, comme le notaient Erwan Le Noan et Nicolas Petit dans leur tribune publiée dans Le Monde le 18 juillet dernier :  « Google est donc inévitablement en position dominante sur son propre marché ».

Par l’absurde, si Google avait conçu Android comme un système fermé, il aurait peut-être échappé à cette affaire. En d’autres termes, développer un écosystème ouvert peut exposer à des risques de poursuites concurrentielles. Pour autant, il convient de garder deux points importants à l’esprit.

D’abord, la définition du marché pertinent ne nous est pour l’heure connue que par un simple communiqué de presse. Elle a fait sans aucun doute l’objet d’âpres discussions dans la phase contradictoire de la procédure et nous ne pourrons (au moins partiellement) accéder aux arguments en présence et aux paramètres de la décision de la Commission que lorsque nous disposerons de la décision elle-même. De la même façon, si une procédure d’appel devait être engagée, ce qu’a d’ores-et-déjà annoncé Google, la discussion devant le Tribunal de l’UE portera sans aucun doute en grande partie sur cette question.

Ensuite, comme nous l’avons indiqué, même si on admet que Google a une position dominante sur un marché pertinent donné, quelle que soit à ce stade du raisonnement sa définition, une sanction ne peut découler à elle seule du simple constat de cette dominance. Ce qui fait l’objet d’une sanction c’est l’abus de position dominante et non la position dominante elle-même. En droit antitrust américain, le Sherman Act de 1890 sanctionne non pas le monopole mais la monopolization, c’est-à-dire le fait d’acquérir, de prolonger ou d’étendre à d’autres marchés une position de monopole sur une autre base que celle des mérites. En droit de la concurrence de l’Union Européenne, l’abus de position dominante recouvre deux notions distinctes. La première est l’abus d’exploitation. Une firme dont le pouvoir de marché est incontestable peut unilatéralement augmenter ses prix pour accroître ses marges ou exiger de ses contractants des conditions déséquilibrées qui peuvent fausser le marché. La seconde notion est celle de l’abus d’éviction. Ce type d’abus consiste à utiliser sa position dominante sur un marché pertinent donné pour en verrouiller l’accès à ses concurrents même si ces derniers sont aussi efficaces que lui ou l’étendre à d’autres marchés par des moyens qui ne sont pas ceux d’une concurrence libre, non faussée et par les mérites.

Cette possibilité de pratique anticoncurrentielle est au cœur du raisonnement de la Commission. Pour celle-ci les pratiques de marché de Google, dans le cadre de l’octroi des licences d’Android, avaient pour « objectif de consolider sa position dominante sur le marché de la recherche générale sur l'internet ». En d’autres termes, la décision sanctionne des pratiques restrictives visant à pérenniser et à renforcer une position dominante « amont ».

Nous retrouvons ici les trois pratiques que nous avions présentées dans notre précédent article du 19 juillet : 1) la vente liée entre Android d’une part, et le moteur de recherche et le navigateur Internet d’autre part, 2) des clauses financières intéressant les fabricants de terminaux à la pré-installation exclusive du moteur de recherche et enfin 3) des entraves contractuelles au développement des fork Android, c’est-à-dire à des versions modifiées mettant en cause l’intégrité du système d’exploitation.

Des abus d’éviction sont donc possibles mais pour autant cette architecture contractuelle ne peut-elle pas trouver une défense sur la base de l’efficience ? N’est-elle pas consubstantielle au modèle de développement même d’Android, qui au moins à cet égard se distingue radicalement d’Ios ?

L’architecture ouverte est la résultante d’un choix initial de Google et le fruit des contraintes concurrentielles et technologiques qui prévalaient en 2007 lorsque Steve Jobs présenta le premier iPhone. Comme le retrace Dick Auer dans son post pour le blog Truth on the Market, Google mit en place un consortium avec des fabricants de terminaux, des opérateurs de réseaux de téléphonie mobile et des développeurs d’applications pour construire sur la base d’Android une réponse au système d’exploitation développé pour l’iPhone. Si Android fut initialement développé par une start up achetée par Google en 2005, cette stratégie de rattrapage et de différenciation ne pouvait être possible en dehors d’une démarche coopérative et donc d’un système ouvert. Notons d’ailleurs que le kernel d’Android, c’est-à-dire sa couche logicielle la plus fondamentale, sur laquelle se sont greffés tous les développements ultérieurs, est basé lui-même sur du code Linux donc du code en open source.

Ces conditions initiales de développement d’Android expliquent à la fois son modèle économique et les règles anti-fragmentation requises. La difficulté pour établir la théorie du dommage, en d’autres termes pour caractériser l’éventuel abus de position dominante, va tenir à la difficulté de faire la part des choses entre des contraintes qui sont liées à ces conditions et des restrictions qui pourraient répondre à une stratégie d’éviction anticoncurrentielle.

Nous pouvons considérer successivement ces deux traits fondamentaux de l’écosystème Android que sont le modèle économique et les contraintes techniques liées à un modèle ouvert.

Il convient tout d’abord d’insister sur le fait que le code d’Android est ouvert gratuitement aux tiers. Pour autant, il a induit des coûts d’investissement conséquents et nécessite une maintenance constante pour Google. Il est donc nécessaire de récupérer ces investissements. Comme cela n’est pas possible au travers des paiements liés aux licences, la solution consiste en la réalisation de marges sur d’autres versants de l’activité. En d’autres termes, le modèle économique d’Android est celui d’une plateforme biface. Ce concept a été forgé par Jean-Charles Rochet et Jean Tirole, il y a maintenant quinze ans de cela. La gratuité sur un versant de l’activité ne vise pas à évincer des concurrents comme cela serait le cas dans une stratégie de prix prédateurs. Elle vise à créer un trafic sur la plateforme qui pourra être valorisé sur un second versant, c’est-à-dire un autre marché, par exemple celui de la publicité.  On pourrait dire que Google dans son ensemble a pu fonctionner comme une régie publicitaire. La demande que captent les services gratuits permet de valoriser des données auprès des annonceurs.

La situation est peu ou prou la même pour ce qui est de la pré-installation du moteur de recherche et du navigateur internet. Si des flux de requêtes ou si des données de navigation sont orientées vers Google, alors les investissements consentis pour Android pourront être récupérés. Comme le souligne Geoffrey Manne dans une récente tribune sur l’affaire, des restrictions verticales peuvent se légitimer par la protection des investissements de la firme amont. Il en va de même d’ailleurs pour l’explication économique des intéressements versés. Il s’agit d’une mesure de partage des profits qui a une nature incitative pour les fabricants de terminaux. Elle contribue à aligner les intérêts des différents partenaires de l’écosystème Android.

Ce lien est d’autant plus intéressant en termes économiques que l’accès à Internet se fait principalement par des terminaux mobiles et que la qualité des résultats d’un moteur de recherche dépend étroitement du nombre de requêtes qui y sont réalisées.

Qu’en est-il maintenant des contraintes techniques, i.e. des clauses contractuelles anti-fragmentation, qui font obstacle, comme le souligne la Commission, au développement de dérivés du système d’exploitation, les fork Android. Cette exigence peut être vue comme un moyen d’entraver l’entrée sur le marché de systèmes d’exploitation concurrents qui pourraient s’affranchir des exigences de pré-installations des services de recherche et de navigation. Elle peut cependant être analysée dans le même temps comme la conséquence de l’ouverture même de l’écosystème Android. En effet, le développement incontrôlé de forkspourrait poser des problèmes de qualité en termes d’expérience usager et de compatibilité entre les différentes applications. L’ouverture impose des contraintes de standardisation pour préserver l’interopérabilité et ce d’autant qu’à la différence d’Apple, les terminaux Android sont fabriqués par des constructeurs nombreux et différents (Samsung, Wiko, Nokia, LG,…). Une fragmentation de l’écosystème d’Android pourrait rendre les investissements de Google moins profitables, comme le soulignait un récent article publié dans The Economist. Le consommateur pourrait donc y perdre.

Il n’en demeure pas moins que la capacité à fixer une norme constitue un levier possible de pouvoir de marché et que les restrictions verticales imposées aux constructeurs peuvent avoir un effet sur la concurrence qui s’exerce horizontalement entre eux.

Ainsi, l’injonction prononcée par la Commission peut s’avérer intéressante pour le consommateur en ce qu’elle pourrait favoriser l’arrivée de nouvelles offres sur le marché. Celles-ci pourraientprovenir des fabricants de téléphones mobiles qui seraient en mesure de développer leurs propres systèmes d’exploitation ou encore de s’appuyer sur des opérateurs comme Microsoft ou Amazon (via Fire OS notamment). Cependant, plusieurs problèmes sont à relever. Le premier tient à la qualité du service rendu au consommateur. L’ensemble des applications actuellement disponibles sur Android pourraient ne plus l’être. Le second problème tient aux fabricants eux-mêmes : ont-ils l’intérêt ou les capacités d’investir dans de nouveaux systèmes d’exploitation alors que le passage à la 5G va supposer beaucoup d’efforts de leur part ? Une dernière dimension tient peut-être aux incitations pour Google : des contraintes excessives sur Android ne seraient-elles pas une raison de plus pour basculer vers un autre système moins ouvert ? Une évolution à la Apple pourrait donc résulter de la décision de la Commission.

De manière générale, peut-on raisonnablement envisager que les smartphones ne soient pas, quoi qu'on veuille, un marché soumis à une très forte concentration, et où le droit habituel de la concurrence ne peut être pleinement respecté ?

Si le mode de rémunération et si les restrictions techniques imposées dans le cadre de l’écosystème Android peuvent s’expliquer, ils peuvent cependant susciter des préoccupations de concurrence. En droit de la concurrence de l’Union Européenne, l’opérateur dominant assume une responsabilité particulière. Certaines pratiques de marché qui seraient licites pour ses concurrents peuvent lui être interdites dans la mesure où elles pourraient avoir pour effet d’évincer des compétiteurs par le seul jeu de sa puissance de marché. Pour autant, le droit de la concurrence ne lui interdit en rien de défendre sa position et même de la renforcer, si cela se fait sur la base des mérites.

Les pratiques de Google doivent faire l’objet d’une balance des effets entre restrictions concurrentielle (« pré-installation » et clauses anti-fragmentation) et gains d’efficacité économique (récupération des investissements et interopérabilité).Sauf à considérer, comme le relevait Pinar Akman dans son analyse de la décision de la Commission Européenne, qu’Android constitue une infrastructure essentielle, voire un bien public, auquel tout acteur devrait pouvoir accéder sans coût et sans restriction technique.

Comme nous l’avons vu, après la difficulté de définir le marché pertinent, la deuxième difficulté que rencontre une autorité antitrust tient à la construction de la théorie du dommage. Elle ici pour le moins ambigüe. A priori, le cas est classique : il s’agit d’un cas de vente liée (entre le système d’exploitation et les navigateurs et services de recherche) ayant potentiellement pour effets d’évincer des concurrents qui pourraient proposer des services équivalents, de consolider la position dominante initiale et donc de restreindre la liberté de choix pour les consommateurs et de réduire l’éventail des solutions techniques qui pourraient leur être proposées. En effet, tant le mode de rémunération d’Android que les règles anti-fragmentation peuvent être lus sous un angle anticoncurrentiel.

Cependant, établir la théorie du dommage suppose de mettre en œuvre une analyse approfondie qui impose de prendre en considération l’ensemble des circonstances pertinentes du cas. Prenons, par exemple, le problème concurrentiel des ventes liées. Dans l’affaire Microsoft, il s’agissait d’étendre la position dominante d’un segment dominé (les systèmes d’exploitation) à des segments encore concurrentiels (les navigateurs internet, le media player). Ici les deux segments sont déjà dominés. S’agit-il simplement de conforter de façon croisée les deux dominances ? De la même façon, quelle est l’effectivité de cette vente liée ? Il ne semble pas s’agir d’exclusivité mais d’installation par défaut ou de pré-installation. Le consommateur peut très aisément personnaliser ses choix par défaut via le Play Store ou le magasin d’application proposé par le constructeur du terminal mobile. Le Play Store d’Android n’est en effet pas un passage obligé pour télécharger des applications. L’effet sur la concurrence est donc difficile à établir.

Par contre certains aspects peuvent être discutés, notamment en regard du troisième volet de la procédure qui est toujours en cours, qui tient à la portabilité des campagnes commerciales. Plus la base d’utilisateurs des produits Google sera importante, plus les annonceurs auront tendance à n’investir que sur le format proposé par Ad Sense. De même, la question de la théorie du dommage peut être envisagée sous l’angle de la « gratuité » même de l’accès à Android. Cela encourage les développeurs d’applications à se concentrer sur cet écosystème. Vu du bon côté, cela accroît l’éventail des choix pour les utilisateurs et réduit le coût des applications. Vu du mauvais côté cela pourrait assécher le vivier de développements pour d’éventuels écosystèmes concurrents.

Après la définition de la théorie du dommage, le recours à l’instrument concurrentiel va poser un dernier problème : comment remédier à la situation ? Il serait même possible de s’interroger sur la possibilité que les injonctions prononcées dans le cadre de la décision provoquent des effets non désirés et potentiellement défavorables pour les consommateurs. C’est une des grandes difficultés des décisions concurrentielles. Si la théorie du dommage est mal calibrée, une décision peut conduire à des faux positifs, c’est-à-dire sanctionner à tort des entreprises qui ne doivent leurs positions qu’à leur mérite et protéger indûment des concurrents qui instrumentaliserait à leur profit le droit de la concurrence. Si les remèdes ne sont pas adéquats ou s’ils sont disproportionnés, ils peuvent également être in fine préjudiciables à la concurrence, aux incitations à investir et à innover et au final aux consommateurs eux-mêmes.

Comment pourrait-ce être le cas ici ?

Cela pourrait par exemple être le cas si le remède arrive trop tard. Par exemple, si la dominance n’est déjà plus contestable. En effet, dans une industrie marquée par des forts effets de réseau, la dominance converge rapidement vers une ultra-dominance irréversible et sauf rupture technologique majeure nul nouvel entrant ne peut proposer un service aussi efficace. Cela pourrait être aussi le cas si la firme elle-même est sur le point de redéfinir son système d’exploitation et son modèle de développement. N’oublions pas qu’Android a déjà plus de dix ans et que des projets de nouveaux systèmes d’exploitation, faisant une plus large place à l’intelligence artificielle, sont déjà bien avancés, à l’instar de Fushia.

Le remède pourrait également s’avérer contreproductif si remettant en cause le modèle ouvert d’Android, il forçait celui-ci à converger vers un modèle fermé. Cela pourrait se traduire par la fin des licences gratuites et donc un renchérissement des terminaux pour les consommateurs. De la même façon, des développements spécifiques de systèmes d’exploitation par chaque constructeur risquent d’entraver le développement d’applications pour chacun des nouveaux écosystèmes ou du moins de poser des problèmes de compatibilité. Cela pourrait enfin, encourager Google à s’engager dans une logique d’intégration verticale à la Apple. Le consommateur ne serait peut-être pas gagnant à être enfermé dans un silo avec les éventuels coûts de changements qui y sont liés. L’architecture ouverte d’Android et la compatibilité qui en découle lui permettent de mettre en concurrence les fabricants de terminaux sans changer d’écosystème. Elle génère également une concurrence « aval » entre constructeurs qui est d’autant plus intéressante pour le consommateur qu’il bénéficie d’une garantie de qualité en matière de système d’exploitation.

Au final, il apparaît que la voie des règles de concurrence est difficile à mettre en œuvre dans ces industries. Pour autant existe-t-il des alternatives ? Une régulation sectorielle n’est guère crédible dans le domaine. Elle serait coûteuse et pourrait priver les consommateurs des bienfaits de la concurrence en l’encadrant excessivement. Des remèdes ex ante visant à réduire la puissance de marché des grandes entreprises du numériques sont également pour le moins difficiles à imaginer raisonnablement. Il serait même possible de considérer que les décisions de la Commission européenne, Google Shopping et Google Android, vont dans le sens d’une application de la théorie des facilités essentielles. Celle-ci est un remède concurrentiel qui se pose en alternative à des démantèlements d’entreprises. Tous les acteurs du marché doivent pouvoir accéder à une infrastructure (à des résultats de recherche en ligne ou à un système d’exploitation mobile) dans des conditions équitables sans que les services propres à l’entreprise multi-activités ne soient d’une quelconque manière avantagée. L’accent sur une concurrence à égalité des armes (un level playing field) est un trait caractéristique de ces remèdes.

Un autre avantage de l’outil concurrentiel est à relever. Il tient aux ressources procédurales qu’il offre aux parties-prenantes notamment dans le cadre d’une approche par les effets et en regard du contrôle juridictionnel qu’exercent le Tribunal et la Cour de Justice à Luxembourg. En regard des risques qu’elle peut induire la procédure concurrentielle est sans doute la plus mauvaise solution… à l’exception de toute les autres.

Enfin, un autre point en faveur du levier concurrentiel est à prendre en considération : sa plasticité. Son influence peut passer des procédures d’engagements (c’est-à-dire des remèdes négociés à l’instar de l’affaire des e-Book d’Amazon, réglée ainsi en mai 2017 ou des engagements obtenus de Booking par l’Autorité de la Concurrence française en avril 2015). Elle peut également s’exercer via des enquêtes sectorielles qui peuvent conduire à des projets de règlements européens à l’instar de celui sur le fonctionnement des plateformes de commerce en ligne présenté en avril 2018).

Selon vous, le problème vient essentiellement de ce que la Commission ne comprend pas réellement quelle est la spécificité de ce marché ?

Il est plus difficile de traiter des problèmes de concurrence dans des secteurs de haute technologie que dans des secteurs plus matures et moins turbulents de l’économie. Dans le secteur numérique les frontières entre les marchés sont très floues et extrêmement mouvantes.  Les positions dominantes d’un jour peuvent être écrasantes, avec une logique de type winner takes all. Elles sont cependant bien plus précaires que dans les secteurs traditionnels de l’économie du fait du rythme des ruptures technologiques. Une autre difficulté est exacerbée dans le secteur numérique : les théories du dommage sont difficiles à établir et très dépendantes des modèles économiques que chaque partie va mobiliser dans le contentieux. Enfin, l’efficacité des outils à disposition du droit de la concurrence peuvent être questionnés. Des sanctions pécuniaires ex post sont-elles réellement dissuasives dès lors que les pratiques en cause auraient permis de consolider définitivement une dominance ? Les injonctions peuvent-elles ou non produire les effets désirés ?

La discussion autour de la théorie du dommage est particulièrement significative de ces difficultés. Nous avons noté supra que le modèle économique d’Android peut être assimilé à celui d’une plateforme biface. Celui pose de redoutables problèmes en matière de concurrence. Si l’idée est de générer du trafic sur un versant pour le valoriser auprès de tiers sur l’autre, ne considérer les pratiques que sur un versant de marché pourrait conduire à sanctionner à tort des entreprises et surtout à priver les consommateurs de gains d’efficience. La Cour Suprême américaine a d’ailleurs consacré cette analyse en termes de marché biface dans un arrêt du 25 juin 2018 dans l’affaire des cartes de crédit American Express.

Un risque symétrique est cependant à considérer. Les autorités en charge de l’application des règles de concurrence risquent de n’aborder ces marchés qu’avec une main tremblante ces secteurs au risque de s’exposer à des décisions conduisant à des faux négatifs. Le risque est d’accorder à tort des non-lieux à des pratiques qui posent des problèmes de concurrence, dès lors que la théorie du dommage n’est pas acquise ou que les effets des remèdes ne sont pas certains. C’est tout le débat sur l’Antitrust Modesty dont Daniel Crane a posé les termes. Ainsi, le juge de la concurrence progresse sur une ligne de crête entre une application excessive des règles, qui feraient de lui un régulateur de la concurrence au nom de considérations d’intérêt général dont il serait le seul dépositaire, et une sous activation de celles-ci, qui pourrait possiblement conduire à un blocage irréversible du processus de concurrence dans certains secteurs.

Cependant, les difficultés de jauger ex post du caractère (anti)concurrentiel d’une pratique ne sont rien par rapport à celles rencontrées dans l’évaluation ex ante des effets potentiels de fusions acquisitions. Or, ce sont celles qui posent le plus d’enjeux sur la dynamique concurrentielle future. Les acteurs majeurs du monde numérique sont moins en concurrence sur les marchés actuels que sur les marchés futurs. Leurs positions de force actuelles risquent d’être remises en cause très rapidement par de nouvelles technologies ou par des innovations de leurs concurrents. Ceci explique leurs stratégies de diversification tout azimut. Leurs acquisitions portant souvent sur des start-ups au faible chiffre d’affaires ou sur des entreprises opérant des secteurs d’activités qui ne seront complémentaires ou convergents dans le futur, la tâche des autorités de concurrence n’est pas aisée.

Si les amendes infligées à Google, Qualcomm, Microsoft ou Intel frappent les esprits, l’activité de la Commission Européenne en matière de supervision de la concurrence passe aussi par ce contrôle des concentrations.Pour ne citer qu’un exemple, la Commission Européenne a ouvert en avril 2018 une enquête approfondie sur le projet de rachat de Shazam par Apple pour évaluer ses effets potentiels sur le marché des services de musique en streaming.

Ainsi, l’outil concurrentiel sous toutes ses formes est plus que jamais nécessaire malgré les difficultés qu’il rencontre et les risques dont il peut être porteur. A cet égard, l’activité de la DG Concurrence doit être saluée.

Ces sanctions record prises par la Commission ne révèlent-elles pas en creux le retard considérable des entreprises européennes dans le domaine du numérique et des smartphones ?

Il y a à cet égard un paradoxe européen qu’il faut souligner. Il y a de cela maintenant plus de dix ans Alesina et Giavazzi dans The Future of Europe : Reform or Decline (MIT Press, 2006) considéraient que l’écart de dynamisme entre les économies européennes et américaines ne laissait guère d’autre choix à notre continent que d’adopter l’essentiel du modèle américain de free-market. Douze ans plus tard, German Giutiérez et Thomas Philippon viennent de publier une étude au NBER particulièrement frappante sur les évolutions respectives des économies des Etats-Unis et de l’Union. Elle montre que le dynamisme concurrentiel s’est déporté de notre côté de l’Atlantique. Le paradoxe est qu’une part de cette divergence vient de l’adoption par l’Union d’une politique de mise en œuvre résolue des règles de concurrence, politique qui était une des caractéristiques du modèle américain au moins jusqu’à la fin des années 1970.

Giutérez et Philippon relèvent des résultats particulièrement frappants : les taux de marge des entreprises progressent plus aux Etats-Unis qu’en Europe, les marchés y sont plus concentrés et ce notamment dans le secteur des télécommunications et de l’information pris au sens large.

Plusieurs facteurs peuvent expliquer ce déclin non pas de la compétitivité des firmes américaines mais de la concurrence aux Etats-Unis. Un premier tient à un contrôle des concentrations moins strict (voir l’ouvrage de J. Kwoka au MIT Press en 2015 Mergers, Merger Control, and Remedies). En outre, la Commission européenne serait plus attentive que ses homologues américains pour des opérations impliquant des entreprises ayant de faibles parts de marché (voir l’article de Bergman et al. publié en 2010 dans la Review of Industrial Organization). Or, comme nous l’avons vu ce sont souvent des opérations lourdes de conséquences à long terme dans les domaines de l’économie numérique.

Au-delà des phénomènes de croissance externe, la concurrence a conduit une forte concentration dans des secteurs clés de l’économie, notamment dans les télécommunications. Faccio et Zingales ont pu montrer également dans une étude publiée par le NBER en janvier 2017 que les consommateurs font les frais de cette faible intensité concurrentielle avec des prix d’accès à Internet bien plus élevés aux Etats-Unis qu’ils le sont en Allemagne, par exemple.

Cette relative faiblesse de la mise en œuvre des règles de concurrence ex ante au travers du contrôle des concentrations est aggravée par une forte réticence à activer le levier de la sanction ex post des pratiques anticoncurrentielles. Cette réticence est particulièrement forte pour les pratiques unilatérales (nos abus d’éviction ou d’exploitation). Alors que le nombre de procédures lancées par la Commission européenne est stable dans le temps, les autorités américaines se caractérisent par un quasi-abandon des actions sur la base de la monopolization. Giutérez et Philippon dénombrent 10 cas depuis 1990 dont un seul depuis 2000. Cet effondrement ne concerne pas que les procédures formelles : il concernerait également les investigations !

Pour Giutérez et Philippon ces évolutions divergentes s’expliquent notamment par des facteurs institutionnels. La DG concurrence jouit d’une forte autonomie et offre peu de prise aux différends phénomènes de capture par des groupes d’intérêts ou d’influence politique. C’est donc la force de la politique de concurrence européenne que d’agir en toute indépendance. Les débats autour de la valeur constitutionnelle de la politique de concurrence que nous avons connu en 2005 peuvent être éclairés par ces éléments. Qui plus est, des biais en matière de mise en œuvre des règles de concurrence n’ont pas été mis en évidence. En matière de répression des pratiques anticoncurrentielles, Carree et al (2010) ont montré dans un article publié à l’International Journal of Industrial Organization que les entreprises non-communautaires n’était pas plus mal traitées que les autres. Un même résultat a été obtenu par Bradford et Chilton en 2017 dans leur ouvrage Trade Openness and Antitrust Law en matière de contrôle des concentrations.

Ces différences sont-elles liées aux poids relatifs des industries numériques dans les deux espaces géographiques ? Une récente étude de l’OFCE montre que la part des secteurs reliés au numérique dans la valeur ajoutée aux Etats-Unis (11% environ et de façon stable entre 1995 et 2015) se retrouve dans de nombreux pays européens dont l’Allemagne (10%) et certains pays nordiques tels la Suède ou la Finlande (12% en 2015… alors que la seconde dépassait 16% avant 2008). Ce taux n’était que de 6% en 2015 pour l’Italie et pour l’Espagne. La France passant de 9% en 2001 à 8% en 2015. Ces chiffres témoignent de la diversité des situations des pays européens et de la difficulté qu’il y aurait à faire passer une politique industrielle commune par le levier concurrentiel. La politique de concurrence européenne répond à une logique propre et ne semble pas être un levier de politique industrielle au profit des Etats membres ou de certaines de leurs firmes.

Qu’en conclure en matière de mise en œuvre des règles de concurrence ? Les dynamiques européennes et américaines montrent que deux écueils peuvent se présenter.

Le premier risque tiendrait à la capture par des intérêts privés, qu’il s’agisse d’entreprises dominantes soucieuses de défendre leurs positions que de compétiteurs désireux d’obtenir sous le parapluie de l’antitrust ce qu’ils n’ont pu gagner sur le marché. Comme l’écrivait Adam Smith dans La Richesse des Nations en 1776, les professionnels peuvent aisément présenter leur intérêt propre sous les traits de l’intérêt général (Livre I, chapitre 11). Il pourrait alors être possible de s’interroger sur les intérêts différenciés des industries numériques (grandes entreprises du numérique, constructeurs de terminaux, fournisseurs d’accès, opérateurs de réseaux, développeurs,…) de part à d’autres de l’Atlantique et des attentes divergentes qui pourraient en résulter quant à l’activation des règles de concurrence.

Le second risque pour la politique de concurrence pourrait être de se voir assigner des buts trop larges et parfois contradictoires, en termes par exemple de visées normatives sur la façon dont les marchés devraient fonctionner ou quant aux résultats qu’ils devraient produire. Le lien avec la Nirvana Fallacy développée par Harold Demsetz en 1969 dans un article du Journal of Law and Economics et relevé par Geoffrey Manne pourrait alors être fait.

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