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Suicides chez France Telecom : pourquoi les poursuites pour harcèlement moral de l’ancienne direction posent un grave problème (même si personne ne doute des souffrances subies dans l’entreprise)
©PHILIPPE DESMAZES / AFP

« Le futur et toutes les raisons d'y croire »

Entre 2006 et 2009, France Télécom a été confronté à une importante vague de suicide. En cause, la politique d'entreprise mise en œuvre en 2005 par la direction. Des plans "vitaux" selon France Télécom, répondant au "contexte économique et aux évolutions technologiques majeures auxquels le groupe France Télécom était confronté". Concrètement, l'entreprise doit recruter de nouvelles personnes capables de s'adapter aux nouvelles technologies. Problème, France Télécom compte un nombre de fonctionnaires très important. Selon les juges, ces plans ont un objectif bien funeste : une réduction massive des effectifs de 22.000 salariés en trois ans en créant un climat anxiogène.

François Taquet

François Taquet

François Taquet est professeur en droit du travail, formateur auprès des avocats du barreau de Paris et membre du comité social du Conseil supérieur des experts-comptables. Il est également avocat à Cambrai et auteur de nombreux ouvrages sur le droit social.

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Atlantico : Si les juges d'instruction Brigitte Jolivet et Emmanuelle Robin supputent que la direction de France Télécom a voulu pousser ses employés vers la sortie, la direction de l'entreprise entendait "adapter l'entreprise aux réalités économiques et financières". Les juges s'appuient notamment sur des phrases qu'aurait tenu Didier Lombard lors d'une réunion en octobre 2006 : « Il faut qu'on sorte de la position de mère poule » ou encore « Il faut bien se dire qu'on ne peut plus protéger tout le monde. En 2007, je ferai les départs d'une façon ou d'une autre, par la fenêtre ou par la porte. ». Si ces phrases sont condamnables, rien ne prouve que Didier Lombard les ait réellement prononcées (celui-ci le conteste.). Comment faire clairement le lien avec le délit de harcèlement moral ? Comment prouver clairement que ce délit a bien eu lieu dans un cadre juridique parfois considéré comme flou concernant la notion de harcèlement moral ?

François Taquet : Sans rentrer dans les détails, notons que l’article L 1152–1 du Code du travail définit le harcèlement moral de la manière suivante : « aucun salarié ne doit subir les agissements répétés de harcèlement moral qui ont pour objet ou pour effet une dégradation de ses conditions de travail susceptible de porter atteinte à ses droits et à sa dignité, d'altérer sa santé physique ou mentale ou de compromettre son avenir professionnel ». Ainsi, ce harcèlement se manifeste par des agissements malveillants répétés (remarques désobligeantes, intimidations, insultes...) qui entraînent une détérioration des conditions de travail de la victime. Il se définit donc par son objet sans préciser en quoi consistent les agissements de harcèlement moral mais en se fondant uniquement sur leurs conséquences. Cette définition est à relier à une autre obligation prévue dans le Code du travail : l’obligation de sécurité de résultat à laquelle est tenu tout employeur vis à vis de ses salariés (article L. 1152–4 du Code du travail).

L’affaire présentée ici soulève deux difficultés. D’abord, les phrases prononcées ont-elles été prononcées ? Il est fort à parier que les juges ne se contenteront pas d’affirmations mais de faits avérés. Ensuite, la frontière est souvent délicate entre le pouvoir de direction de l’employeur les éventuelles pressions qu’il peut mettre en œuvre afin d’obtenir des rendements supérieurs de son personnel (surtout en période de crise économique) et le harcèlement moral. Et c’est donc le rôle du juge, sous le contrôle de la Cour de cassation de fixer les limites.  Ceci étant, la Cour de cassation a reconnu,  dans un arrêt du 10 novembre 2009,  que « les méthodes de gestion mises en œuvre par un supérieur hiérarchique (…) peuvent caractériser un harcèlement moral (…) dès lors qu’elles se manifestent pour un salarié déterminé par des agissements répétés ayant pour objet ou pour effet d’entraîner une dégradation des conditions de travail susceptible de porter atteinte à ses droits et à sa dignité, d’altérer sa santé physique ou mentale ou de compromettre son avenir professionnel » …

Il est souvent mis en avant, dans les procès devant le conseil de prud’hommes, le problème de la preuve, certains invoquant qu’il appartient pratiquement à l’employeur de prouver qu’il est de bonne foi et qu’il n’a commis aucun acte de harcèlement ! Or, comment l’employeur pourrait-il apporter une preuve négative ?

La réponse est ici assez subtile. En effet, ce n’est pas au salarié à prouver le harcèlement ou à l’employeur de démontrer sa bonne foi…Notre droit a instauré une procédure en trois temps : d’abord, le salarié doit établir des faits « précis et concordants » permettant de présumer l’existence d’un harcèlement ; il devra doc apporter des preuves de la réalité de ces faits concordants ; toutefois, il n’a pas à prouver que ces faits sont constitutifs de harcèlement. Ensuite, le juge, dont c’est la mission, devra prendre en compte l’ensemble de ces éléments et dire si l’ensemble de ces faits laisse présumer un harcèlement moral Enfin, et s’il y a présomption de harcèlement, l’employeur devra alors apporter la preuve contraire, c’est-à-dire démontrer que ces faits peuvent s’expliquer par des éléments objectifs, étrangers à tout harcèlement. Ce système peut sembler complexe… Il vise cependant à protéger le salarié sur lequel ne repose pas en totalité le fardeau de la preuve !

L’affaire pénale peut-elle avoir d’autres prolongements, essentiellement en matière de sécurité sociale ?

Bien sûr, le suicide lié au travail est reconnu comme un accident du travail. Or, la notion d’accident du travail touche à beaucoup de domaines du droit dont celui de la sécurité sociale. On conçoit aisément que les ayants droit du salarié souhaiteront la reconnaissance du caractère d’accident du travail de l’acte afin de bénéficier d’une rente, voire d’intenter une action en faute inexcusable de l’employeur afin d’obtenir une majoration de la rente… Or, l’ensemble de ces contentieux entraînent souvent des conséquences financières importantes pour les entreprises concernées, puisque les caisses de sécurité sociale font l’avance des fonds mais augmentent ensuite les taux d’accident du travail des entreprises ! Comme on le voit, une procédure peut en cacher bien d’autres. C’est sans doute ce qui fait l’intérêt du Droit, mais aussi sa complexité…

Qu'en est-il de la responsabilité de l'État ? N'est-il pas en parti responsable de la mise en place des hommes qui ont produit ce résultat ?

Si cette responsabilité était avérée, elle n’échapperait pas aux juges. Ceci étant, rappelons qu’en En septembre 2004, l'État français a cédé une partie de ses actions pour passer en dessous de la barre des 50 %. France Télécom (devenue officiellement Orange en 2013) a donc le label d’entreprise privée depuis cette date.

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