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SOS croissance perdue : et si le mystère de la chute de la productivité dans les pays occidentaux était en passe d’être résolu
©AFP

Au boulot !

Au cours de ces dernières années, la chute de la croissance de la productivité dans les économies occidentales a été une source majeure de préoccupation pour l’avenir de ces pays. Si les causes de ce ralentissement restaient jusque là obscures, le puzzle de la productivité commence à prendre forme.

Nicolas Goetzmann

Nicolas Goetzmann

 

Nicolas Goetzmann est journaliste économique senior chez Atlantico.

Il est l'auteur chez Atlantico Editions de l'ouvrage :

 

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Rémi Bourgeot

Rémi Bourgeot

Rémi Bourgeot est économiste et chercheur associé à l’IRIS. Il se consacre aux défis du développement technologique, de la stratégie commerciale et de l’équilibre monétaire de l’Europe en particulier.

Il a poursuivi une carrière d’économiste de marché dans le secteur financier et d’expert économique sur l’Europe et les marchés émergents pour divers think tanks. Il a travaillé sur un éventail de secteurs industriels, notamment l’électronique, l’énergie, l’aérospatiale et la santé ainsi que sur la stratégie technologique des grandes puissances dans ces domaines.

Il est ingénieur de l’Institut supérieur de l’aéronautique et de l’espace (ISAE-Supaéro), diplômé d’un master de l’Ecole d’économie de Toulouse, et docteur de l’Ecole des Hautes études en sciences sociales (EHESS).

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Atlantico : Depuis plusieurs années, les économies occidentales doivent faire face à un ralentissement de leur productivité, une situation décrite comme alarmante et qui a pu alimenter l'idée d'une "nouvelle norme" d'une croissance faible. Quelles sont les causes de cette situation ? 

Nicolas Goetzmann : Il peut déjà être utile de rappeler ce qu’est la productivité, parce que le débat public lui préfère curieusement le concept de « compétitivité ». Or, ce qui compte pour la croissance, et particulièrement pour ce qui intéresse le plus grand nombre, c’est-à-dire le niveau de vie, c’est la productivité. C’est le facteur essentiel.

La productivité croît sous l’influence de plusieurs facteurs ; ce que l’on appelle le capital physique (une entreprise achète un ordinateur pour un employé), la capital humain (le niveau de formation de l’employé) et enfin les avancées technologiques. Et les causes du ralentissement de la productivité concernent ces 3 facteurs. 

La grande récession débutée en 2008 a été la cause du ralentissement de l’investissement des entreprises, ce qui a produit un effet négatif concernant le capital physique (on cesse d’investir dans des robots par exemple), mais également pour l’innovation puisque les dépenses en termes de recherche et développement ont baissé de la même façon. Puis, concernant le capital humain, on a pu constater que les emplois créés par la reprise économique ont concerné beaucoup de secteurs ne nécessitant pas des niveaux de formation élevés, comme la restauration, ou les agents de sécurité. En intégrant une plus large part de ces emplois dans l’économie, le niveau moyen de productivité a pu ralentir. (Ce que rappelle l’OCDE).

De nombreuses études ont été publiées à ce sujet, et effectivement le « puzzle » commence à se reconstruire. La cause principale facteur de cette baisse de la productivité a été la grande crise de 2008. Ce qui a été trop longtemps ignoré, c’est que le choc négatif de demande qui a eu lieu (le plus important depuis 1929) pouvait avoir un impact massif sur une notion –la productivité - que beaucoup considéraient ne pouvoir relever que de l’offre. C’est ce qu’indique par exemple le cabinet de conseil Mc Kinsey. Le rapport Mc Kinsey montre bien comment des entreprises confrontées à une chute de leurs ventes, et qui sont donc confrontées à une capacité de production supérieure à la demande, ne se trouvent plus contraintes d’investir ou d’innover pour satisfaire à cette faible demande. Et c’est ainsi que tout au long de cette décennie, ce sont les contrôles des coûts qui ont dominé, d’où cette surreprésentation du terme de compétitivité dans le débat. 

Pourtant, la compétition entre Etats ou entre entreprises qui s’est reposée sur cette notion de compétitivité – « comment faire pour être les moins chers »- est une approche très différente de celle qui met la productivité au centre –« comment faire pour être les meilleurs ». Et cette obsession des coûts a également permis d’observer un phénomène déjà vu lors de la déflation japonaise des années 90 et 2000. Dans un tel moment, les fonctions managériales sont davantage confiées à des profils de « coupeurs de coûts » (les fameux cost killers), ce qui a une influence finalement néfaste sur l’ensemble des organisations. Parce que dans une période de plein emploi retrouvé, ce que l’on observe aux Etats-Unis ou au Royaume Uni, ces profils sont inadaptés pour relancer l’investissement, favoriser l’innovation, ou pour donner plus d’autonomie aux salariés. Une poule face à un couteau. Ce que l’on constate ainsi après une décennie de crise, c’est que la mentalité dominante n’est pas adaptée à un monde qui repose cette fois-ci sur une concurrence basée sur la productivité, qui suppose prise de risque et audace. On le voit bien par exemple au travers de ce que certains considèrent comme des innovations majeures, comme les plateformes de la « gig economy » qui ne font que proposer des baisser des coûts et les salaires. Mais il ne s’agit pas d’innovation à proprement parler, c’est un rêve de « coupeur de coûts », ce qui n’a rien à voir avec de la création.

Rémi Bourgeot : La chute de la croissance potentielle et de la productivité à des niveaux historiquement bas interpelle les observateurs depuis la crise mondiale. En effet la reprise mondiale s’est traduite par une résorption progressive du chômage, mais avec une croissance seulement très modérée de la productivité, dans les pays développés, indiquant un régime de croissance qui reste affaiblie de façon plus structurelle. Malgré la focalisation, légitime, sur cette question depuis la crise mondiale, il convient d’observer qu’il s’agit là d’un phénomène historique de plus long terme. Les pays développés ont connu des gains de productivité élevés tout au long de l’après-guerre. Les pays d’Europe de l’Ouest en particulier connaissaient alors des gains de productivité annuels oscillant autour de 6% par an, à comparer avec des niveaux actuels proches de 1%. Les gains de productivité suivent une tendance de baisse très nette depuis la fin des années 1970.

La révolution informatique des années 1990 s’est traduite par une croissance marquée de la productivité qui a pu à nouveau dépasser les 3% aux Etats-Unis pendant la deuxième moitié de la décennie, tandis que l’Europe est plutôt restée à la traîne de cette tendance, du fait notamment d’une intégration moins rapide des outils informatiques dans les chaînes de valeurs durant cette période.

Les années 1990 ont à la fois donné lieu à des gains de productivité substantielles sur le front technologique et à une phase décisive dans l’éclatement des chaînes de production à l’échelle mondiale. Les déséquilibres commerciaux permanents qui s’ont alors apparus ont nourri la vague de déséquilibres financiers entre grandes zones mondiales, qui allait véritablement trouver son aboutissement quelques années plus tard dans la crise mondiale de 2008.

Si cette destructuration a pu être compensée en partie par le soutien des banques centrales après l’éclatement des bulles financières, les économistes redécouvrent les aspects plus souterrains qui mènent à un régime de croissance plus ou moins fort, aussi bien en ce qui concerne le rôle de la demande finale dans la modernisation de l’appareil de production que la question de l’intégration de la conception et de la production dans le contexte de chaînes de production mondiales.

Une nouvelle réflexion émerge ainsi sur la complexité des mécanismes qui font croître l’économie sur le long terme, en particulier sur le plan de la productivité sans la réduire à une pure question d’offre. On reprend notamment conscience du rôle de la demande agrégée dans les décisions d’investissement des entreprises. La crise mondiale s’est traduite par une surcapacité générale de production du fait de l’effondrement de la demande, situation dans laquelle les entreprises avaient peu de raison d’investir dans la modernisation de leurs outils de production.

Au cours de la reprise, la croissance de la production s’est faite, sur le plan de l’offre, en augmentant l’emploi dans le contexte d’un marché de l’emploi déprimé et de faibles revendications salariales. On peut, sur la base de l’amélioration de la situation sur le front de l’emploi, imaginer un cercle vertueux qui impliquerait notamment une modernisation des moyens de production, dans l’industrie comme dans les services. On voit par exemple l’industrie automobile s’engager de plus en plus résolument sur la voie des véhicules autonomes à divers degrés et de l’électrique, après une décennie marquée par certain immobilisme technologique, ou encore la digitalisation d’un certain nombre de secteurs comme la vente.

Quels sont les moyens dont disposent les pouvoirs publics, notamment en Europe, pour inverser la tendance ? 

Nicolas Goetzmann : Du point de vue macroéconomique, l’essentiel, c’est de porter l’économie à son plein régime. Pour cela, les Banques centrales doivent soutenir l’économie le plus fortement et le plus longuement possible, jusqu’à ce que la demande touche le point de rupture, c’est-à-dire que toutes les capacités de productions soient utilisées, que toutes les personnes qui souhaitent un emploi en aient un. Cela est une condition nécessaire. Et si cette condition est remplie, les entreprises vont devoir s’adapter parce que la concurrence se fera sur autre chose que sur la simple maitrise des coûts. Il faudra investir davantage pour donner aux salariés de meilleurs outils, robotiser, diffuser les innovations disponibles sur le marché, et il faudra également dépenser pour former ses salariés, pour renforcer le capital humain au sein des entreprises. Un cercle vertueux.

Il faudra également mettre le paquet sur la recherche et le développement, pour favoriser le progrès technologique qui a le potentiel le plus important pour faire progresser la productivité. Cela est vrai pour les entreprises, qui devront faire plus confiance à leurs ingénieurs par exemple, mais cela est également vrai pour les Etats. Lorsque l’on constate que les dépenses d’investissement de l’Etat sont au plus bas en % de PIB depuis les années 50 en France, alors que des créations comme internet sont le fruit de dépenses publiques, on peut s’interroger. L’investissement public est un moteur essentiel de l’investissement privé, et même si le progrès technologique est imprévisible, on a quand même plus de chances de trouver quand on finance la recherche. 

Rémi Bourgeot : La stratégie de sortie de crise en Europe a surtout consisté à comprimer les coûts, notamment salariaux. On a vu l’investissement s’effondrer dans tous les pays touchés par la crise de l’euro en particulier. En Allemagne, c’est l’investissement public surtout qui a décliné dans le contexte de la stratégie de désendettement et d’excédents budgétaires du gouvernement.

Le retard d’environ sept ans dans la réponse de la zone euro à la crise mondiale a eu des conséquences importantes pour le continent. Dans le contexte de l’instabilité des systèmes économiques, qui s’est aggravée au cours des trois dernières décennies, la qualité de la politique monétaire est devenue primordiale pour contrebalancer les dérèglements macroéconomiques, comme l’effondrement du crédit et de la demande agrégée dans une crise mondiale. Il ne s’agit pas simplement de gestion de la conjoncture ou du taux d’inflation mois après mois mais, bien plus profondément, de la préservation de mécanismes de croissance de long terme, notamment, comme on l’a vu, sur le plan de l’investissement et de la productivité.

Sur le plan technologique, l’Europe a généralement pris du retard sur la révolution en cours dans le monde, qui se concentre sur l’intelligence artificielle, la robotique et l’impression 3D. La stratégie de gestion de crise a nui aux mécanismes de modernisation. D’un point de vue quantitatif, cela est passé par la compression de l’investissement, mais il faut appréhender ce phénomène de façon plus large. La stratégie de compression des coûts peut être nécessaire dans divers contextes, mais elle est devenue en Europe l’alpha et l’omegades décisions économiques, au détriment souvent de la modernisation technologique. Il convient également de voir l’aspect générationnel du phénomène, la génération étant à même de porter cette évolution souffrant d’un problème de relégation économique en France et dans tout le sud de l’Europe.

Se pose un véritable problème d’inclusion des individus porteurs de compétences dans nos systèmes économiques.LesEtats européens, focalisés sur les questions institutionnelles et budgétaires, n’ont plus véritablement les compétences humaines pour développer une vision technologique mais conservent, en France et dans le sud de l’Europe, un poids politique et sociologique démesurée dans les entreprises industrielles, qui jouent un rôle essentiel dans les tendances de productivité de long terme.

Au regard de ce qui est actuellement mis en place dans le cadre européen, et des politiques poursuivies en France, comment peut-on anticiper l'avenir économique du point de vue de la productivité ? 

Nicolas Goetzmann : Pas terrible. Du point macroéconomique, Mario Draghi est trop isolé et sera sur le départ à la fin de l’année 2019. Il a permis d’éviter que la zone euro ne retourne à l’âge de pierre, une reprise a bien lieu, mais nous sommes encore loin des résultats de l’économie américaine et même britannique, il suffit de  comparer les niveaux de chômage. Et pour ces économies qui ont retrouvé le plein emploi, ce n’est que maintenant que la productivité va pouvoir recommencer à progresser, parce qu’elles se trouvent à un tournant. Ce n’est que maintenant que les entreprises vont se retrouver contraintes de dépenser plus en termes d’investissement et de capital humain pour être plus attractives que leurs concurrentes.

Et si l’on prend le cas de la France, et si on observe les réformes menées, on voit plutôt la poursuite de la logique de la compétitivité, des mécanismes qui permettent de mettre plus de pression sur les salaires, et des coupes dans les investissements publics par exemple. Avec Emmanuel Macron, c’est plutôt le sacre de la mentalité de crise que la révolution culturelle en faveur de la productivité. A partir de là, il est difficile de parier sur le retour de la productivité en France, au mieux, le pays pourra bénéficier des innovations réalisées ailleurs. 

Rémi Bourgeot : Les politiques européennes ont tendance à faire l’impasse sur la question de la productivité, et donc dans le fond du régime de croissance. L’absence de réponse à la crise en termes de gestion macroéconomique a enclenché une séquence de compression tous azimuts qui a permis une croissance des exportations à l’échelle du continent mais en faisant l’impasse sur la question de la montée en gamme. On voit des responsables politiques mal à l’aise avec les questions technologiques annoncer certains chiffres d’investissement par-ci par-là. Les grandes phases d’avancée technique ont reposé sur une véritable planification technologique à l’échelle des pays, centrée sur les acteurs du secteur privé en lien avec les agences publiques. Les investissements, qu’ils soient publics ou privés, ont une efficacité très variable. L’approche par la stricte planification budgétaire apparaît comme une impasse.

L’Europe, et la France en particulier, doivent revenir à une réflexion sur les moyens humains et technologiques d’un nouveau régime de développement économique. Le rapport Villani sur l’intelligence artificielle était extrêmement intéressant à cet égard et aurait pu servir à engager une politique technologique ambitieuse. Il a néanmoins été interprété à travers le prisme de la planification financière publique, avec l’annonce d’un montant d’investissement par ailleurs insuffisant.

Les Etats-Unis souffrent de déséquilibres importants mais, par-delà leurs pérégrinations politico-économiques des dernières décennies, le pays a conservé une capacité à gérer les compétences individuelles et collectives qui lui permet encore d’amorcer les grandes évolutions technologiques. La Chine de son côté fait un pari résolument centré sur le développement généralisé de ses capacités de conception technologique, au-delà désormais de la simple question des transferts de technologie. On peut craindre que la tendance suivie par la France et l’Europe du sud ne conduise à des divergences de plus en plus importantes et au risque d’une relégation technologique qui nous ferait manquer la prochaine phase d’accroissement de la productivité.

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