Polarisation
Alerte à l’italienne : cette erreur historique majeure que les Européens "raisonnables" sont en train de commettre
Le dernier épisode de la crise politique italienne offre un exemple des blocages qui affectent désormais la plupart des scènes politiques nationales en Europe.
Christophe Bouillaud
Christophe Bouillaud est professeur de sciences politiques à l’Institut d’études politiques de Grenoble depuis 1999. Il est spécialiste à la fois de la vie politique italienne, et de la vie politique européenne, en particulier sous l’angle des partis.
Rémi Bourgeot
Rémi Bourgeot est économiste et chercheur associé à l’IRIS. Il se consacre aux défis du développement technologique, de la stratégie commerciale et de l’équilibre monétaire de l’Europe en particulier.
Il a poursuivi une carrière d’économiste de marché dans le secteur financier et d’expert économique sur l’Europe et les marchés émergents pour divers think tanks. Il a travaillé sur un éventail de secteurs industriels, notamment l’électronique, l’énergie, l’aérospatiale et la santé ainsi que sur la stratégie technologique des grandes puissances dans ces domaines.
Il est ingénieur de l’Institut supérieur de l’aéronautique et de l’espace (ISAE-Supaéro), diplômé d’un master de l’Ecole d’économie de Toulouse, et docteur de l’Ecole des Hautes études en sciences sociales (EHESS).
Tandis que les derniers événements politiques italiens semblent produire leurs premiers effets au travers d'une polarisation de l'électorat, notamment sur la question de l'appartenance - ou non - à la zone euro, ne peut-on pas voir justement ce phénomène comme le risque majeur actuel ? Dans une interview donnée au Figaro, un "proche du chef de l'Etat" (Emmanuel Macron) - avançait l'idée "Dans quatre ans Ruffin sera neuf" laissant ici transparaître une forme de choix concernant l'opposant". Dans quelle mesure peut-on voir ici -ou non - une volonté délibérée, en Europe de repousser toute opposition, aussi raisonnable soit-elle, vers les candidats populistes ou extrémistes ?
Christophe Bouillaud : En l’occurrence sur le cas italien, les réactions sont effectivement pour le moins polarisées. Certains voient dans Mattarella le dernier rempart démocratique du pays contre les barbares incompétents de la Ligue et du M5S, et inversement, ces deux partis et leurs partisans crient au déni de démocratie, au coup d’Etat, etc. En plus, il parait certain que, par son refus de l’économiste Paolo Savona comme Ministre de l’économie du possible gouvernement Ligue/M5S, Mattarella oriente le débat des futures élections vers un dilemme simpliste : rester dans l’Euro au prix d’une austérité perpétuelle et d’une renonciation à l’autonomie démocratique des Italiens en matière économique et sociale, ou le quitter dans un chaos a priori sans limites pour récupérer la démocratie perdue. Or, sauf à leur faire un procès d’intention, le M5S et la Ligue voulaient surtout appliquer une politique économique plus expansive, négocier ensuite, montrer qu’il existe des marges de liberté, faire un bilan de l’Euro en somme. On verra au soir des prochaines élections si cette simplification profite aux partisans autoproclamés de la pérennité de l’Italie dans la zone Euro, ou si cela ne provoque pas une radicalisation de l’électorat.
En tout cas, sur la question de la gestion de la zone Euro et plus généralement de l’organisation de l’économie européenne, il ne semble pas y avoir moyen terme pour les dirigeants européens. Soit on soutient le statu quo, soit on fait partie des dangereux apprentis sorciers. Il ne faut rien toucher, sauf de manière pour le moins cosmétique. Angela Merkel semble l’avoir rappelé ce soir aux Italiens.
Ce refus de tout débat réel ne peut qu’effectivement exaspérer les esprits et favoriser des positions les plus radicales. Si la réforme n’est pas possible, il ne reste plus que la sécession – comme on l’a vu avec le Brexit. Bien sûr, il y a là une forme de stratégie à repousser l’adversaire vers la radicalité pour le rendre peu crédible aux yeux des électeurs médians, et ce n’est pas nouveau du tout comme stratégie. Par contre, dans le passé, les dirigeants qui usaient de cette stratégie – contre les sociaux-démocrates en RFA dans les années 1960, contre les socialistes en France avant 1981, contre les communistes en Italie dans les années 1950-1970 - pouvaient tout de même s’appuyer sur des résultats tangibles, valables pour des majorités d’électeurs. Aujourd’hui, ce qui est frappant, c’est l’écart entre les prétentions à avoir des bons résultats de la part des tenants du statu quo et le ressenti du gros de la population. Le Brexit constitue là un terrible exemple : à la fin l’opinion portée par l’UKIP – un parti marginal et bien mal organisé - l’emporte, parce que la majorité des Britanniques ne voient pas les bons côtés du statu quo, bons côtés qui n’existent pas pour eux. Et en plus, cet exemple n’apprend rien à personne parmi nos dirigeants qui continuent imperturbablement à faire la même chose, alors même que des tombereaux d’études savantes montrent l’insatisfaction d’une part croissante des classes populaires et moyennes, partout en Europe en plus.
En quoi cette stratégie pourrait-elle avoir pour effet de condamner de toute forme d'opposition "raisonnable" ? Alors que certains partis revendiquent leurs liens avec la Russie (comme la signature d'un accord de collaboration entre la Ligue du Nord et Russie libre, parti de Vladimir Poutine qui pourrait voir ici une occasion de soutenir l'affaiblissement européen - une proximité qui a également pointée avec le Front national) ou, dans le cas de la France, le rôle que peut jouer le Venezuela pour la France Insoumise, ces partis "populistes ou extrémistes" ne garantissent-ils pas un rôle d'épouvantail politique permettant de neutraliser toute émergence d'une alternative ?
Ces liens financiers ou humains tendent à leur bâtir une image – souvent méritée - d’épouvantail. Mais, en même temps, le fait que les dirigeants des partis centraux du champ politique les traitent à la fois par le mépris et par la surestimation de la menace qu’ils représentent tend à étouffer effectivement les cas intermédiaires d’opposition plus constructive quoique radicale. Il n’est que de voir en France le sort symétrique d’EELV à gauche et de DLF à droite, au regard de FI et du FN respectivement.
Face à une telle force centrifuge de la polarisation politique européenne, comment pourraient exister les personnalités ou forces politiques dont l'objectif serait de sortir de cette situation, et ainsi d'offrir une réelle alternative "raisonnable" tout en ne rejetant pas les partis présentés comme populistes ou extrémistes ?
Par contre, pour ce qui est du cadre national, il peut y avoir des situations de ce type-là, comme avec le cas portugais, où le PS portugais fait une politique de rupture, certes très modérée, avec l’austérité en ayant le soutien de deux partis de la gauche de la gauche. Pour en revenir au cas italien, si le Parti démocrate avait accepté de devenir le partenaire de coalition du M5S, on se serait peut-être orienté vers une telle solution honorable d’alternative « raisonnable ». Il se trouve que la direction du PD ne voulait en aucun cas avoir à travailler avec les gens du M5S et que le PD en plus aurait dû jouer le rôle du partenaire junior de coalition (et non pas le senior comme pour le PS portugais).
C’est donc là plaider pour du cas par cas national, où un parti traditionnel de gouvernement garantit la bonne exécution des obligations européennes auprès du centre européen, tout en se couvrant à sa droite ou à sa gauche en s’alliant avec un ou des partis plus radicaux que lui. Cette configuration suppose bien sûr que le dirigeant du parti central puisse parler aux dirigeants des partis périphériques. En France, cela voudrait dire que les Républicains parlent au FN et à DLF, et que le PS parle à FI et à Génération(s). On n’en est pas encore là.
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