Jean-Baptiste Noé : "Si aujourd'hui les libéraux français regardent vers la City ou vers New York, c’est qu’ils ont oublié leur histoire"<!-- --> | Atlantico.fr
Atlantico, c'est qui, c'est quoi ?
Newsletter
Décryptages
Pépites
Dossiers
Rendez-vous
Atlantico-Light
Vidéos
Podcasts
Economie
Jean-Baptiste Noé : "Si aujourd'hui les libéraux français regardent vers la City ou vers New York, c’est qu’ils ont oublié leur histoire"
©Claudius Jacquand - Inconnu

Règne libéral

Entre 1830 et 1848 régna le dernier roi de France, ou plutôt le dernier "Roi des Français" comme il convenait de l'appeler, Louis-Philippe d'Orléans. Un règne marqué par l'application d'un courant de pensée alors en plein essor : le libéralisme.

Jean-Baptiste Noé

Jean-Baptiste Noé

Jean-Baptiste Noé, historien, spécialiste de l’histoire du christianisme. Il est rédacteur dans la revue de géopolitique Conflits. Dernier ouvrage paru Géopolitique du Vatican (PUF), où il analyse l'influence de la diplomatie pontificale et élabore une réflexion sur la notion de puissance.

Voir la bio »

Atlantico : Dans La parenthèse libérale, vous réhabilitez une période généralement peu connue dans l'Histoire de France, celle de la Monarchie de Juillet (1830-1848). Qu'est-ce qui fait que le règne du "Roi des Français" Louis-Philippe, seul roi libéral, est si peu apprécié des Français ? Faut-il y voir la confirmation de l'idée communément admise que les Français ne sont pas libéraux ? 

Jean-Baptiste Noé : Louis-Philippe est l’un des plus grands chefs d’État des deux derniers siècles. Il parvient à unir un pays qui était intellectuellement et politiquement divisé, à relancer l’économie et à remettre la France au centre de l’Europe. Sa force et son génie sont d’avoir réussi à concilier la soif de nouveauté et de liberté, les idéaux de la Révolution, avec le besoin de stabilité et d’enracinement, le souvenir de la monarchie absolue. Membre de la branche cadette des Bourbons, il arrive à assurer l’alliage entre l’Ancien Régime et la Révolution. 

Ce faisant, il se met à dos les ultras des deux partis : les républicains et les monarchistes intransigeants, qui n’ont eu de cesse ensuite de salir sa mémoire. D’où cet oubli. Il était trop monarchiste pour les uns, trop libéral pour les autres. 

Il part en février 1848, se refusant à faire tirer sur la foule et à verser le sang. Ce que n’hésitera pas à faire la jeune république au mois de juin 1848 ni lors de la Commune en mars 1871. Malheur au vaincu. Ayant voulu régner avec pragmatisme et sans idéologie, il n’a pas assuré de postérité intellectuelle, d’où cet oubli.  

Vous rappelez que Louis-Philippe, tout comme Guizot et bien d'autres membres du parti "économiste" - qui deviendra par la suite le parti libéral - ont résidé et fréquenté les milieux libéraux anglais avant d'arriver au pouvoir. Aujourd'hui encore, les libéraux pointent très souvent du doigt la City quand on leur demande un modèle. Existe-t-il un véritable libéralisme français ?

S’ils ont été en Angleterre, c’est parce qu’ils ont été chassés de France au moment de la Révolution. Il fallait aller à Londres pour échapper à la guillotine. La génération de la Monarchie de Juillet a passé la première partie de sa vie en exil. 

Le libéralisme est né en France au cours du XVIIe siècle, et les penseurs libéraux comme Vauban (1633-1707) ou Pierre de Boisguilbert (1646-1714) ont influencé les auteurs anglo-saxons. Adam Smith et David Hume se sont inspirés d’eux, et non pas l’inverse. Les libéraux chassés de France ont donc trouvé en Angleterre des gens avec qui ils échangeaient depuis de nombreuses années, en français, et avec qui ils avaient déjà noué une relation intellectuelle. 

Si aujourd'hui les libéraux français regardent vers la City ou vers New York, c’est qu’ils ont oublié leur histoire. L’Éducation nationale aborde largement les auteurs socialistes, mais ne parle jamais des penseurs de la liberté. Les auteurs de l’école de Paris sont oubliés. Il y a une grave rupture de la transmission intellectuelle. Au XXe siècle, le libéralisme français a donné des auteurs et des praticiens aussi importants que Jacques Rueff, Jean Fourastié (l’inventeur du concept des Trente Glorieuses), Raymond Aron, Maurice Allais, René Girard ou Jacques Marseille, pour ne s’en tenir qu’aux morts. Il y a une véritable tradition libérale française, qui débute vers le milieu du XVIIe siècle et qui se poursuit jusqu’à aujourd'hui, tradition qui est occultée. 

Vous évoquez la City, ce qui suppose une mise au point. Le libéralisme n’est pas une pensée économique. Le libéralisme est d’abord et avant tout une pensée du droit et de la personne. La personne est-elle soumise à la collectivité et au groupe, qui peuvent la construire à leur guise, ou bien a-t-elle une existence juridique et humaine propre ? Là est le cœur de la pensée libérale. 

Le libéralisme, c’est reconnaître la primauté du droit naturel des personnes, donc de la propriété privée, de la subsidiarité et de l’échange. La personne n’appartient pas à l’État, comme le soutiennent les socialistes de droite et de gauche. Ce qui a des conséquences en matière économique, éducative, diplomatique, culturelle…    

Ce que résume Tocqueville : « La liberté n’existe pas sans morale, ni la morale sans foi. »

L'économie connait à l'époque un fort envol avec la première grande révolution industrielle qui touche l'agriculture et l'artisanat principalement. Peut-on parler de "17 glorieuses" ? 

La grande révolution de la productivité a commencé dans les années 1710. La France connaît alors un essor industriel et agricole sans précédent, marqué notamment par la disparition des famines. La France est le premier pays à envoyer un homme dans l’espace, les frères Montgolfier, en 1783. La Révolution et l’Empire ont ruiné cette dynamique. Vingt-cinq ans de guerre et de destruction ont mis le pays à genoux. Les entrepreneurs sont partis, comme Dupont de Nemours, où ont été exécutés, comme Lavoisier. 

En 1830, il faut donc tout reconstruire. L’économie nous paraît très archaïque par rapport à aujourd'hui, mais c’est une croissance majeure. Ce sont les premières lignes de chemin de fer et la rénovation des canaux et des routes. C’est la naissance de la grande banque, essentielle pour financer les projets. C’est la modernisation des mines de charbon et de fer et de l’agriculture, avec le début du machinisme. 

Grâce à l’essor de la productivité, les Français gagnent plus et le prix des produits diminue. La nourriture se diversifie, les maisons se meublent, les vêtements sont plus nombreux dans les foyers. 

Il faut mettre de côté les théories et aller voir les petites choses pour comprendre comment une société évolue : le nombre de chemises possédées, les livres qui apparaissent dans les maisons de la paysannerie, la viande qui se fait plus fréquente à côté du pain, la présence des couteaux dans la poche des paysans. Là sont les vrais éléments tangibles et compréhensibles de l’histoire économique.    

Éducation, liberté de la presse... Quelles sont les principales "avancées" politiques de cette période dont nous sommes encore aujourd'hui tributaires ?

L’éducation sans aucun doute. Les lois Guizot (1833) puis Falloux (1850) ont permis la création d’écoles, privées ou publiques, dans l’ensemble des communes de France. L’école est gratuite pour les plus pauvres. Ce n’est pas Jules Ferry qui a inventé l’école. Quand il devient ministre en 1879, presque tous les Français vont à l’école et savent lire et écrire. Le mythe républicain a effacé cela. 

La liberté de la presse et de l’édition bien sûr. Les libéraux ont fait la révolution en 1830 pour s’opposer à Charles X qui voulait la restreindre. Sous la Monarchie de Juillet sont nées les maisons d’édition Hachette et Calmann-Lévy, toujours présentes aujourd'hui. 

La liberté politique. Les libéraux ont réussi à concilier l’ordre et le mouvement, la stabilité monarchique et la démocratie parlementaire. Sous ce régime, on a appris à parler à la tribune et à défendre des idées différentes sans courir le risque de la guillotine. 

Enfin, la lutte contre la colonisation. Ce sont les libéraux qui ont porté le combat contre la traite négrière. Louis-Philippe voulait l’interdire, mais il en a été empêché par les ultras. Bastiat, Guizot et Tocqueville se sont élevés contre la colonisation qui débutait à peine. Leurs idées n’ont été reprises que dans les années 1950, au moment de la décolonisation. 

C’est Jules Ferry qui met un terme à cette parenthèse libérale, en nationalisant l’école et en lançant la France dans une aventure coloniale où celle-ci n’a pas gagné grand-chose.  

Autre point important que vous soulevez : le rayonnement culturel de cette période. Qu'est-ce qui selon vous explique que le régime libéral de la Monarchie de Juillet a favorisé cette production culturelle, que cela soit celles des Romantiques ou celle de Balzac ?

Vous avez raison de le souligner : la Monarchie de Juillet voit une explosion culturelle. Balzac, Chopin, Auber… que ce soit en peinture, musique, littérature, ces dix-huit ans ont marqué une grande floraison de la pensée. 

La France étant le pays de la liberté, et Paris sa capitale, les artistes attaqués et chassés y sont venus naturellement, comme au XXe siècle les artistes persécutés ont été à New York. 

Mais il y a un lien plus fondamental. L’art ne peut se développer que sous un régime de liberté. Il n’y a pas de production culturelle sous la Révolution et l’Empire. Pour s’épanouir, l’art a besoin de la liberté politique et intellectuelle. Le régime de Juillet a apporté cela. 

Ajoutons que les Orléans sont des mécènes et des hommes de goût hors pair. Les fils de Louis-Philippe ont poursuivi cette œuvre. On doit au duc d’Aumale d’avoir sauvé Chantilly et d’y avoir réuni des collections fabuleuses. Les Orléans se sont effacés de la politique pour s’adonner à ce qui comptait le plus à leurs yeux : l’art, la science, les découvertes. Louis-Philippe a mené une expédition au Pôle Nord et de nombreux Orléans ont défendu les scientifiques. Leur véritable héritage est là, plus que dans la politique.    

Cette période semble aussi décisive d'un point de vue religieux. Alors que la Révolution avait montré quelques distances avec l'Église, et que la Restauration était revenue à une forme traditionnelle de défense de la France catholique, ne peut-on pas voir cette période comme la porte d'entrée dans la vie politique et nationale des autres religions du corps national, protestantisme et judaïsme en tête ? Quelles places ont les religions dans cette période libérale ?

Grâce à Louis XVI, les juifs et les protestants ont acquis les mêmes droits civiques que les autres citoyens. 

Louis-Philippe n’est pas un dévot et il a su mettre en place une saine laïcité en distinguant le politique du religieux. Nous ne sommes ni dans l’association du trône et de l’autel ni dans l’opposition systématique et bornée contre le catholicisme, comme l’a fait la IIIe République. En bons libéraux, les hommes de Juillet ont su distinguer les deux, comprenant aussi qu’il était de l’intérêt de la politique et de l’Église de ne pas être associées, mais d’avoir chacune leur sphère de fonctionnement.    

En quoi cette période, si elle est fondatrice pour le libéralisme politique, l'est aussi pour ses adversaires socialistes : les Canuts, Proudhon, le socialisme de Blanqui et même la présence de Marx à Paris. N'est-ce pas en quelque sorte contre cette période que s'est construite et renforcée une vision politique, qu'on qualifie souvent de typiquement française, étatiste et anti-libérale ?

La France a accueilli les artistes chassés, mais aussi les penseurs socialistes qui ont trouvé à Paris un lieu pour écrire et publier et pour rencontrer d’autres penseurs socialistes. C’est à Paris que Karl Marx publie son manifeste du parti communiste. Ces socialistes-là sont les héritiers de la Révolution. Ils sont à la fois réactionnaires et révolutionnaires. Réactionnaires, parce qu’ils veulent sans cesse refaire la Révolution, ils n’arrivent pas à sortir de ce paradigme ; révolutionnaires parce qu’ils veulent bâtir une société de toute pièce. 

Pour eux, la prééminence est dans l’État. En abolissant la propriété privée, en cherchant à supprimer les libertés politiques et religieuses, ils veulent effacer l’homme. Seuls comptent l’État et l’individu qui lui est soumis. C’est un projet totalitaire qui a été à l’œuvre sous la Révolution et que l’on retrouve en février 1848 et sous la Commune. 

Les socialistes sont également incapables de comprendre la marche du monde et les évolutions sociales. Ils s’opposent aux machines, alors qu’elles sont la meilleure façon d’enrichir les ouvriers et d’améliorer leurs conditions de vie. Leur opposition au capitalisme est en réalité une défense de l’esclavage, sous couvert d’humanisme, de solidarité et de justice sociale.   

Dans sa célèbre tripartition de la droite, René Rémond avait isolé une droite "orléaniste", héritière de la Monarchie de Juillet. Si un Tocqueville, un Bastiat ou un Guizot arrivaient en hommes providentiels dans notre pays, quels seraient leurs programmes ? De quels hommes politiques se sentiraient-ils les plus proches ?

Cela fait malheureusement longtemps que presque toute la droite française est convertie au socialisme. L’État providence a été accepté par les chefs de la droite. Plus personne ou presque ne défend la liberté scolaire, ne lutte contre le racket fiscal ou le monopole inique de la Sécurité sociale. La notion d’État subsidiaire et d’État efficace leur échappe complètement. 

Si Guizot redevenait Premier ministre, avec Tocqueville aux Affaires étrangères et Bastiat à l’économie que pourraient-ils faire ? Un programme simple : un État subsidiaire mettant la personne et la famille au centre de la société. Celui-ci pourrait être décliné en cinq points :

Liberté scolaire, avec le chèque éducation (loi Guizot), liberté fiscale, avec la flat tax (défendue par Vauban), défense de la propriété privée, avec la suppression de la loi SRU, et la liberté d’entreprendre (défendue par Bastiat), lutte contre les monopoles (concurrence de la sécurité sociale, de la SNCF, des retraites, fin de Prestalis (liberté de la presse) et du régime des intermittents du spectacle (liberté de la culture), une politique étrangère réaliste, défendant les intérêts de la France et arrêtant de céder à l’interventionnisme humaniste (politique de Tocqueville). 

Ce serait vraiment révolutionnaire ! Mais cela permettrait aux plus pauvres de devenir plus riches, cela réduirait les inégalités sociales et apporterait le bonheur à une société déprimée. Seul l’État subsidiaire est capable de bâtir une société de confiance en lieu et place de la défiance actuelle.

 "La parenthèse libérale" de Jean-Baptiste Noé, aux éditions Calmann-Levy

Pour acheter ce livre, cliquez sur l'image ci-dessous :

"La parenthèse libérale" de Jean-Baptiste Noé

En raison de débordements, nous avons fait le choix de suspendre les commentaires des articles d'Atlantico.fr.

Mais n'hésitez pas à partager cet article avec vos proches par mail, messagerie, SMS ou sur les réseaux sociaux afin de continuer le débat !