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Didier Bille : "Le délitement du lien social en entreprise n’est jamais que le reflet de ce qu’il se passe dans nos sociétés"
©Reuters

Illusions perdues

Ancien DRH, Didier Bille, vient de publier le livre "DRH, la machine à broyer".

Didier Bille

Didier Bille

Directeur des ressources humaines, Didier Bille a travaillé pour plusieurs grands groupes. Il évolue aujourd’hui au sein de structures qui s’attachent à (re)placer le lien social, le respect et la bienveillance au cœur de leurs politiques RH.

DRH la machine à broyer de Didier Bille

 

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Atlantico : Dès le début vous partez de ce constat alarmant sur les missions actuelles des RH qui s’articulent autour de quatre axes : « attirer, lobotomiser, casser et jeter ». Vous pouvez nous détailler ces méthodes employées ?

Didier Bille : « Attirer » car les entreprises ont besoin de personnes et il y a deux problématiques qui se posent à elles. La plupart des gens ont perdu leurs illusions. Ils savent que l’herbe ne sera pas forcément plus verte ailleurs et donc que ce ne sera pas forcément mieux pour eux dans une autre entreprise. De ce fait, ils sont plus hésitants à quitter leurs postes. Deuxième problème pour attirer les candidats : comme elles se nourrissent toutes des mêmes lectures, des mêmes consultants, cela fait que les offres se ressemblent toutes. Elles gèrent les carrières de la même manière, elles récompensent les gens de la même manière… Elles n’arrivent donc pas à se distinguer.

« Lobotomiser » car aujourd’hui non seulement on a besoin de moins en moins de salariés mais en plus on a besoin qu’ils fassent des tâches de plus en plus complexes qui engendrent une charge mentale intense. On a donc besoin de salariés motivés qui vont se donner à fond et on n’a pas trouvé de meilleur « flic », de meilleur motivant que le salarié lui-même. D’où une propagande d’entreprise qui va lui faire croire que le travail est toujours récompensé, que se donner à fond donnera toujours une récompense, que les promotions sont possibles si les tâches sont remplies…

Par contre on ne lui dit pas qu’il y aura plus de candidats que de beaux postes à pourvoir, que le budget des bonus sera limité… Pour que le salarié se donne à fond il est nécessaire de lui donner des choses à quoi il doit croire quitte à enjoliver la vérité ou à mentir tout simplement.

« Casser » car les entreprises veulent tirer un maximum de leurs salariés. Il faut « presser le citron » au maximum. Lorsqu’un salarié n’est plus utilisable il est jeté d’une manière ou d’une autre et c’est nous qui, à travers la sécurité sociale, les minima sociaux allons prendre en charge ces individus cassés par le travail. C’est encore un des grands avantages que l’être humain a par rapport au robot qui appartient à l’entreprise. Si ce dernier a été programmé pour accomplir des tâches inlassablement, il ne peut pas dépasser ses limites, ce dont l’employé est capable. S’il est cassé, ce sera à l’entreprise de le réparer alors que si l’humain est brisé, ce sera à la société d’en assumer les conséquences

Aujourd’hui, on peut casser les gens sans avoir à en supporter les conséquences.

Enfin, « jeter » car une fois que le citron a été pressé il faut bien s’en débarrasser d’une manière ou d’une autre. Ce sont les licenciements, les ruptures conventionnelles plus ou moins volontaires que l’on va mettre en place.

Tout cela est un constat assez dur mais il est vérifié par l’explosion du nombre de burnouts, des blessures liées au travail…

Mais est-ce que toutes les entreprises agissent de la même manière ?

Evidemment que non. Ce livre se base sur mes expériences, celles de collègues et mes recherches sur le sujet. Je ne peux évidemment pas affirmer que 100% des entreprises fonctionnent sur ce modèle mais c’est le cas pour un grand nombre d’entre elles.

Beaucoup fonctionnent déjà sur ce modèle ou sont bien parties pour le faire. Pourquoi ? Car l’entreprise c’est comme un humain. Face à un choix on a tendance à préférer les solutions de facilité. Casser sans avoir à en subir les conséquences est le chemin facile que l’on aura tendance à prendre.

Après il faut comprendre qu’en entreprise il n’y a plus de réflexions sur le sens du travail ou le management. Il y a une réflexion sur ce que l’on doit aux clients, aux actionnaires, mais rien sur ce que l’on doit à nos salariés. Aujourd’hui l’employé est une variable d’ajustement.

Aujourd’hui une entreprise estime devoir seulement deux choses à un salarié : la rémunération et un minimum de sécurité sur le lieu de travail. La réflexion s’arrête là.

Ce ne sont pas les ressources humaines qui sont directement responsables de tout cela évidemment, par contre ce sont elles qui sont les chevilles ouvrières, le bras armé de l’application de ces politiques qui aujourd’hui détruisent des vies et n’assument plus leur rôle de contrepouvoir.

Comment expliquer ce dévoiement des missions des RH ?

Si l’on remonte à il y a 30 ans, les ressources humaines assumaient une fonction dite de « support ». Elles s’occupaient principalement de l’administration du personnel, la paye, les contrats, les formations et c’était tout.

Puis les gourous des ressources humaines, comme Dave Ulrich ont déclaré qu’elles étaient un secteur stratégique de l’entreprise. Cela a été le miroir aux alouettes auquel ont succombé les ressources humaines. On allait devenir l’égal des directeurs de production, des directeurs financiers…

Comment expliquer que l’on devenait un secteur stratégique ? Car on devenait des « business partners », comme l’a d’ailleurs théorisé Dave Ulrich.. C’est à ce moment-là que la scission s’est faite. Soutenir le business signifiait qu’un glissement s’opérait dans nos missions : on ne devait plus prendre soin des employés mais « accroitre le profit ». C’est là le pacte faustien que l’on a fait. C’est à ce moment que les employés sont passés du stade d’humains au stade de variables d’ajustement.

Quand j’ai commencé ma carrière dans les ressources humaines, on devait être l’avocat des patrons face aux salariés et inversement. Ce n’est plus le cas aujourd’hui et c’est l’employé qui se retrouvé lésé.

Ne sommes-nous pas en train de vivre une deuxième transition avec l’avènement de la « startup nation » ?

Les startups disent qu’elles ont un nouveau mode de management mais mettons les choses au point : elles n’en ont pas. Et c’est ça leur mode de management. Il y a chez elles et les entreprises qui s’en réclament un dictat à être tout le temps enthousiaste. Maintenant des entreprises pensent sincèrement qu’il suffit de pizzas et de babyfoot pour rendre les salariés heureux. Mais la plupart ont simplement pour objectif que le salarié ne compte plus ses heures au travail.

C’est tellement gros que cela donne une idée d’où nous en sommes dans les réflexions sur la motivation, le travail, la relation entre employeur et employés. Cela met en évidence la médiocrité de notre réflexion actuelle.

Est-ce qu'il n'y a pas également une part de responsabilité de la part du salarié dans ce système qui s'est instauré ?

Le monde dans lequel nous vivons et les entreprises dans lesquelles nous travaillons, ce ne sont pas les ressources humaines qui les ont faites. C’est une responsabilité collective. Le délitement du lien social en entreprise n’est jamais que le reflet de ce qu’il se passe dans nos sociétés.

Pourtant le salarié a toujours la possibilité de défendre un collègue, de dire « stop » à un manager dont les méthodes ne sont pas acceptables. C’est une réalité effectivement. Mais l’autre réalité c’est qu’il y a six millions de personnes au chômage en France et que dans 99% des cas, l’issue de cette rébellion ce sera la porte.

On ne peut pas demander à quelqu’un d’être un héros. On peut trouver ça formidable lorsqu’il y en a qui émergent mais on ne peut pas reprocher à quelqu’un de ne pas l’être.

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