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Votre entreprise vous exploite ? 
Voilà comment la prendre 
à son propre jeu...
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Ma petite entreprise cynique

Les entreprises ont une fâcheuse tendance à se servir au mieux de leurs employés sans se soucier de leur bien-être. Et si les salariés concevaient à leur tour des stratégies et stratagèmes pour contre-attaquer ?

Olivier Babeau

Olivier Babeau

Olivier Babeau est essayiste et professeur à l’université de Bordeaux. Il s'intéresse aux dynamiques concurrentielles liées au numérique. Parmi ses publications:   Le management expliqué par l'art (2013, Ellipses), et La nouvelle ferme des animaux (éd. Les Belles Lettres, 2016), L'horreur politique (éd. Les Belles Lettres, 2017) et Eloge de l'hypocrisie d'Olivier Babeau (éd. du Cerf).

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Images terribles que celles de ces personnes qui ont consacré trente ans de leur vie à une entreprise et qui se sentent trompées quand leur usine ferme. On ne saurait rester insensible face à la détresse de ces gens qui voient avec la perte de leur emploi tout l’équilibre d’une vie modeste chavirer. C’est une même détresse, plus sourde quoique parfois dramatiquement exposée par les douloureux cas de suicides au travail, qui étreint nombre de personnes travaillant aujourd’hui dans des entreprises.

Face à ces drames humains, les commentateurs en appellent à l’intervention de l’Etat (mais on en connaît les limites) ou bien à la responsabilité de l’entreprise. Nous voudrions suggérer ici une solution nettement plus iconoclaste et philosophiquement moins confortable, car elle ne parie pas sur la moralité ou la bonne volonté des entreprises, mais prend acte au contraire de leur égoïsme. Cet égoïsme, à notre sens, est aussi pour les individus une solution aux souffrances au travail, un outil d’émancipation que l’on devrait plus promouvoir.

La souffrance au travail, phénomène connu et décrit depuis des décennies par les chercheurs en sciences sociales, est désormais à l’agenda du débat public et met directement en accusation le management. En désignant, pour simplifier, la façon dont sont encadrés les employés, ce terme a depuis toujours été au cœur d’une forte tension. Par nature en effet, le management implique l’hétéronomie (il impose une contrainte extérieure à l’individu) car il a pour objet de permettre la division des tâches et la coordination afin d’atteindre un objectif. Il s’oppose ainsi au libre-arbitre de l’individu. Ce dernier doit, durant son temps de travail, obéir à son supérieur, c’est-à-dire accepter de laisser sa volonté contrainte et mise entre parenthèses.

Dans son principe, cette hétéronomie bridant l’autonomie n’est pas différente de celle qui caractérise toute vie en société et n’est guère scandaleuse. Nous sommes tous interdépendants, et c’est de cette interdépendance que naît le pouvoir que certains ont sur d’autres. Mais, dans ce monde d’organisations dans lequel nous vivons, le rapport de forces est souvent déséquilibré car les individus viennent s’inscrire dans un espace où les dispositifs de contrôle des comportements et d’instrumentalisation du travail fourni peuvent être particulièrement pernicieux. Nombreux sont les chercheurs en management critiquant, avec raison, l’angélisme naïf des discours managériaux dominants faisant de l’entreprise une « aventure collective » où tout le monde est invité à « s’engager à fond ». Les discours de ce type sont d’ailleurs tout à fait similaires à ceux des Etats totalitaires prétendant mettre l’intérêt particulier au service du bien commun : « en avant camarades ! Nous devons nous donner entièrement au service (biffez les mentions inutiles) de l’Union Soviétique, de l’Entreprise X,… »

En pratique, l’exhortation à la « motivation » et à l’engagement au service de l’entreprise se révèle trop facilement un marché de dupes : une fois que vous avez donné toute votre énergie et sacrifié votre vie personnelle au service de cette « grande cause », le grand risque trop souvent vérifié est que l’entreprise bénéficiaire ne s’en reconnaisse aucune obligation en retour. Le salarié se sentira trompé et il aura raison. De l’entreprise il ne faut rien attendre qui ne soit stipulé par contrat. La seule contrepartie à attendre du travail est le salaire, le plaisir personnel pris et l’expérience accumulée. Il est bien trop risqué d’attendre d’elle un sentiment d’obligation morale auquel aucune règle légale ne la contraint.

Cela ne veut pas dire que des entreprises ne sont pas capables d’agir dans certains cas au nom de « l’intérêt général » et de faire des opérations pro bono, mais qu’il est vain d’espérer en faire le principe général d’action d’entités dont le but, qu’on le veuille ou non, est de gagner de l’argent. Il n’y a pas moins de naïveté dans l’attitude de ceux qui en caressent le rêve que dans ceux qui croient aux discours managériaux. Encore une fois, il existe évidemment des entreprises où il faut bon vivre, où il existe un véritable contrat moral entre l’employeur et l’employé, mais il semble irréaliste d’espérer en faire le mode général de fonctionnement des entreprises, pour une bonne (et triste) raison : il est souvent plus rentable d’exploiter et de pressurer ses employés que de les rendre heureux.

Cet égoïsme naturel des entreprises dicte la conduite qui s’impose en retour pour les individus : eux aussi doivent se montrer intelligemment égoïstes, c’est-à-dire stratèges dans leur relation avec leur employeur. Certains courants de sociologie des organisations ont montré que les entreprises pouvaient être décrites comme des terrains de luttes où chacun développe sa propre stratégie en cherchant à se ménager des marges de manœuvre, autrement dit une part de liberté. Sans doute par irénisme, on n’enseigne guère dans les écoles et les universités aux futurs employés qu’ils ont tout intérêt à réfléchir dès maintenant à la façon dont il vont pouvoir conserver des marges de manœuvres pour ne jamais être à la merci d’une organisation dont la bonne volonté est par trop incertaine.

Très concrètement, les employés ont tout intérêt à appliquer à leur propre conduite la conduite stratégique que les entreprises adoptent pour gagner et conserver des marchés[1].

Donnons un exemple d’application de cette logique : sur le marché du travail comme sur celui des biens et services, la rareté fait la valeur. Pour détenir un réel « avantage concurrentiel » donnant un réel pouvoir de négociation face à son employeur, un individu aura intérêt à être « le plus rare » possible, autrement dit à détenir une formation et/ou une expérience qui le rend précieux et difficilement remplaçable. C’est bien le raisonnement que tiennent tous les étudiants qui travaillent avec ardeur à accumuler diplômes et stages prestigieux. Le principe raisonnable qu’ils ont bien compris est d’éviter à tout prix de trop dépendre d’une entreprise. Détenir des savoir-faire utilisables dans plusieurs domaines ou se ménager des possibilités d’évolution dans d’autres métiers ou organisations sont des moyens d’éviter la dépendance à son égard.

Le vrai drame dans la souffrance au travail, c’est l’impasse dans laquelle se trouve l’individu ne parvenant pas à la faire cesser (en quittant l’employeur ou en imposant par son pouvoir un changement de traitement), c’est l’enfermement dans une dépendance mortifère à l’égard d’une organisation qui utilise cette dépendance à son profit. Cette capacité à dire « non » se prépare méthodiquement et s’entretient. Nous connaissons beaucoup de jeunes avocats travaillant dans des cabinets aux pratiques esclavagistes (horaires démentiels, disponibilité permanente exigée) qui ont bien compris cette logique : ils acceptent des sacrifices passagers dans l’optique très claire d’accumuler des références prestigieuses et en l’échange d’importantes rétributions. Dès qu’une bonne opportunité passe, ils n’ont aucun scrupule à la saisir pour aller dans des lieux plus faciles à vivre.

Eux aussi, à leur manière, se sont servis de leur entreprise. Face à un management instrumentalisant volontiers l’employé, ce dernier doit faire preuve du même pragmatisme et ne pas hésiter à développer une véritable stratégie professionnelle pour assurer sur le long terme sa capacité à défendre ses propres intérêts. Une forte proportion de personnes capables d’entrer résolument dans le rapport de force avec leur entreprise est finalement le meilleur moyen pour obliger ces dernières à pratiquer un management plus respectueux de leurs employés.



[1] Cette idée est développée dans un livre à paraître en septembre 2012 aux éditions J.C. Lattès : Devenez stratège de votre vie.

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