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Ce que Le dernier Jedi révèle de la crise politique de l’Occident
©Rich Polk / GETTY IMAGES NORTH AMERICA / AFP

Disraeli Scanner

Lettre de Londres mise en forme par Edouard Husson. Nous recevons régulièrement des textes rédigés par un certain Benjamin Disraeli, homonyme du grand homme politique britannique du XIXè siècle.

Disraeli Scanner

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Benjamin Disraeli (1804-1881), fondateur du parti conservateur britannique moderne, a été Premier Ministre de Sa Majesté en 1868 puis entre 1874 et 1880.  Aussi avons-nous été quelque peu surpris de recevoir, depuis quelques semaines, des "lettres de Londres" signées par un homonyme du grand homme d'Etat.  L'intérêt des informations et des analyses a néanmoins convaincus  l'historien Edouard Husson de publier les textes reçus au moment où se dessine, en France et dans le monde, un nouveau clivage politique, entre "conservateurs" et "libéraux". Peut être suivi aussi sur @Disraeli1874

Voir la bio »

Londres, 

31 décembre 2017

Mon cher ami, 

J’ai fait comme vous, je suis allé voir « L’épisode VIII ». Nous sommes d’une génération qui aura vu tous les épisodes lors de leur sortie en salle. Et comme vous, j’appréhendais d’être déçu. Si Star Wars est « Le Ring » du XXè siècle finissant (ne trouvez-vous pas que Wagner aurait fait un bon compositeur hollywoodien; né un siècle plus tard, il aurait évité de devenir le mégalomaniaque de Bayreuth), alors nous en sommes déjà au double d’épisodes par rapport à la saga wagnérienne. On peut imaginer des ratés. 

Eh bien, je n’ai pas été déçu, loin de là. Je pardonnerai volontiers quelques longueurs et une ou deux faiblesses, sans conséquence, de l’intrigue, pour une oeuvre qui jette un jour crû sur les tourments actuels de la conscience occidentale. 

Pourquoi la liberté est-elle si fragile dans notre Galaxie ? 

Je l’avais déjà pensé lors de l’épisode précédent, Le réveil de la Force: la Galaxie aura attendu moins d’une génération pour replonger dans le malheur et la menace impériale. Il faut se rappeler que Le retour du Jedi est du milieu des années 1980. Nous arrivons à la fin des années 2010. L’épisode VII nous a montré lHan Solo (Harrison Ford) vieillissant et se sacrifiant en tentant vainement de sauver son fils. Et l’épisode VIII était la dernière occasion de voir Carrie Fisher, l’interprète de la princesse Leia - l’actrice est entretemps décédée. Comment expliquer que ni Leia, ni Luke Skywalker ni Han Solo n’aient pu léguer l’héritage sans partage de la liberté à leurs enfants? Voilà qui en dit long sur la crise de la liberté en Occident. Les épisodes IV, V et VI de la saga, les premiers à avoir été tournés, étaient contemporains de la dernière phase de la Guerre Froide. A l’époque, non seulement nous nous identifions à la Résistance, aux Jedi, mais nous n’aurions pas été complètement surpris de voir Ronald Reagan prendre conseil auprès de Maître Yoda ou de découvrir le visage de Gorbatchev sous le masque de Darth Vador réconcilié avec son fils. Les épisodes I, II et III, montrés entre 1997 et 2004 respiraient encore franchement l’optimisme d’un Occident qui avait la bonne conscience du vainqueur de la Guerre froide. Evidemment, c’est l’époque où nous commencions à douter de l’Occident. Nous étions réceptifs à l’idée que le côté obscur pouvait emporter certains des nôtres. J’aurais bien vu Donald Rumsfeld arrachant son masque de respectabilité pour revêtir la robe d’un Seigneur Sith. Et j’avoue que je ne suis jamais entré dans l’hémicycle du Parlement européen sans qu’il me rappelle - le réel imite l’art aurait dit Oscar Wilde - la terrifiante salle du Sénat de la République où les parlementaires deviennent si anonymes qu’ils sont facilement la proie de Palpatine. 

Pour autant, nous nous rassurions en nous rappelant que I, II et III racontaient l’histoire d’avant. Nous pouvions compter sur ce « retour du Jedi » que nous connaissions par coeur. Eh bien tout se passe comme si  l’épisode VII et l’épisode VIII avaient été conçus comme pouvant être regardés directement après III. Imaginons qu’on nous explique que Palpatine et Darth Vador sont morts et remplacés par Snore et Kylo Ren..... Cela marcherait aussi. La liberté a l’air de n’être plus qu’un lointain souvenir. 

Non seulement nos héros d’il y a trente ans et leurs enfants sont placés sur la défensive par le réveil du côté obscur de la Force mais la nouvelle  Résistance est de plus en plus menacée. Elle apparaissait déjà bien fragile dans l’épisode VII; sa survie, dans l’épisode VIII relève du miracle. Les scènes où une poignée de rebelles sont à la merci de l’Empire métamorphosé en Premier Ordre portent à la puissance dix la tension qui présidait déjà à des scènes équivalentes dans les épisodes précédents. Si l’on regarde les épisodes dans l’ordre où ils ont été réalisés, nous avons l’histoire du pessimisme croissant de l’Occident. 

Je voudrais m’arrêter quelques instants sur le dénouement. Avez-vous remarqué que jamais aucun personnage des épisodes précédents, pas même Darth Vador, n’avaient exprimé une soif de violence aussi déchaînée que Kylo Ren? Le fils de Han Solo et de Leia fasciné par son grand-père Vador, dont il veut imiter la carrière au service du côté obscur, demande soudain que toute la puissance de feu de son armée soit déclenchée pour anéantir un seul adversaire, son oncle, Luke Skywalker, « le dernier Jedi » venu le défier. Comment ne pas voir dans le comportement de Kylo Ren, l’expression de la croissante tentation de la violence qui habite l’Occident depuis la chute de l’Union Soviétique? 

Luke Skywalker, les doutes d’un « conservateur » et la fragilité de la liberté

Malgré le déchaînement de feu qui le vise, Luke Skywalker reste debout parce que sa présence est un leurre: le « dernier Jedi » se trouve en fait à quelques années-lumières, sur une planète retirée, à mobiliser tout ce qu’il peut de la Force au service de Leia et de la Résistance par la puissance de son esprit. Les auteurs de l’épisode ont eu l’idée de faire s’affronter des forces spirituelles et toute la violence de Kylo Ren ne peut être - provisoirement -  vaincue que par une force spirituelle supérieure. Voilà qui pourrait nous rendre espoir. Mais pourquoi Luke est-il « le dernier Jedi »? Comment se fait-il que l’ordre monastique qui avait vaincu l’Empire n’ai pas suscité, dans les décennies qui ont suivi un renouveau des vocations et garanti ainsi quelques générations de liberté? 

Le personnage de Luke, ce Jedi qui n’arrive pas, sauf ’à la fin du film, à être à la hauteur de sa vocation, nous met sur la voie. La crise de la liberté, en Occident, est une crise de la tradition. Luke l’avoue lorsqu’il reproche à sa visiteuse, Rey, d’avoir contribué à faire émerger des légendes le concernant; il n’en veut pas ou du moins il en a peur; il n’aime pas l’idée d’être une source d’inspiration. Après le départ de Rey, il veut mettre le feu aux livres sacrés des Jedi. Apparaît alors maître Yoda qui montre à Luke que si la caverne sacrée doit brûler, ce ne sera pas de son fait mais parce que les livres sont devenus inutiles maintenant que Rey a pris le relais et fait revivre la tradition de la liberté. Lorsque Luke est rentré en lui-même et se laisse habiter par la force au point de pratiquer la bilocalité, il peut soudain affirmer à Kylo Ren qu’il n’est pas le dernier Jedi et que la liberté est bien vivante. La continuité des générations a été réaffirmée; la liberté peut à nouveau être conservée, cultivée et transmise.  

Notre liberté est ancienne. Elle doit être préservée, cultivée, transmise

Je ne me réjouis pas parce que nous aurons encore des épisodes de Star Wars. Mais parce que Le dernier Jedi indique que l’Occident pourrait être en train de redécouvrir le secret de notre liberté. Elle n’est pas sortie de l’esprit d’intellectuels, aussi bien disposés aient-ils été. Elle n’est pas le fruit d’un contrat social. Non, notre liberté est née il y a très longtemps dans une galaxie très lointaine, celle du Moyen-Age. Elle s’est incarnée dans ces assemblées populaires qui élisaient les évêques, dans ces ordres religieux qui ne voulaient dépendre que du pape, dans les assemblées communales qui ont accompagné le développement urbain, dans ces premiers parlements qui ont entendu encadrer l’arbitraire royal. Notre liberté est protégée par notre histoire et c’est pour cela que « la Grande Charte » est devenu un symbole si puissant. Notre liberté est menacée à chaque fois que se perd le sens de la continuité historique, de la transmission. Le dernier Jedi nous fait comprendre parfaitement comme la liberté individuelle est fragile. L’individu qui se proclame libéré des « chaînes du passé » est comme une plante déracinée, il ne survit que le temps d’avoir épuisé toutes ses réserves. La grandeur de l’Occident est de ne jamais avoir complètement perdu le sens des « libertés fondatrices »: Montesquieu savait ce qu’il faisait en enracinant les libertés modernes dans les libertés féodales. Chateaubriand, le plus grand de vos conservateurs, savait lui aussi que la liberté est enracinée dans la continuité d’une tradition, sous peine de dépérir. Les individus, livrés à eux-mêmes - et au nom de leur liberté incompressible - sont très forts pour inventer toutes les contraintes imaginables, pour renforcer l’intervention de l’Etat, pour mobiliser toutes les ressources de la raison au service d’une uniformité qui favorise l’avènement de la tyrannie.

Star Wars témoigne de la lutte de la culture occidental avec l’individualisme qui, lorsqu’il n’est pas canalisé par la solidarité des générations, finit par se retourner en son contraire, le totalitarisme. Episode après épisode, nous découvrons comme la liberté des modernes est fragile et comme elle ne tient qu’à un fil, celui d’une tradition quelquefois si obscurcie que les combattants de la liberté se demandent s’ils ne vont pas être définitivement engloutis. 

Mon cher ami, je me réjouis de vous revoir en 2018. Je vous souhaite une année pleine de succès et je reste 

Votre fidèle et dévoué 

Benjamin Disraëli

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