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Un million de chômeurs en moins d’ici 2022 : pourquoi l’objectif du gouvernement pourrait être nettement plus ambitieux (tout en restant raisonnable)
©Reuters

Petits joueurs

L'ordre de grandeur reste bien supérieur à certains de nos voisins...

Alexandre Delaigue

Alexandre Delaigue

Alexandre Delaigue est professeur d'économie à l'université de Lille. Il est le co-auteur avec Stéphane Ménia des livres Nos phobies économiques et Sexe, drogue... et économie : pas de sujet tabou pour les économistes (parus chez Pearson). Son site : econoclaste.net

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Rémi Bourgeot

Rémi Bourgeot

Rémi Bourgeot est économiste et chercheur associé à l’IRIS. Il se consacre aux défis du développement technologique, de la stratégie commerciale et de l’équilibre monétaire de l’Europe en particulier.

Il a poursuivi une carrière d’économiste de marché dans le secteur financier et d’expert économique sur l’Europe et les marchés émergents pour divers think tanks. Il a travaillé sur un éventail de secteurs industriels, notamment l’électronique, l’énergie, l’aérospatiale et la santé ainsi que sur la stratégie technologique des grandes puissances dans ces domaines.

Il est ingénieur de l’Institut supérieur de l’aéronautique et de l’espace (ISAE-Supaéro), diplômé d’un master de l’Ecole d’économie de Toulouse, et docteur de l’Ecole des Hautes études en sciences sociales (EHESS).

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Au cours d'une interview réalisée le 24 octobre à LCI, Muriel Pénicaud, ministre du Travail, a pu indiquer que l'objectif d'un taux de chômage de 7% pour l'année 2022 était "raisonnable", tout en indiquant qu'une baisse de l'ordre d'un million de chômeurs était "l'ordre" de grandeur. Cependant, au regard des taux de chômage constatés dans des pays comme les Etats Unis, le Royaume-Uni, le Japon ou l'Allemagne, bien inférieurs à 5%, ne peut-on pas considérer que cet objectif pourrait être "raisonnablement" plus ambitieux que celui qui est aujourd’hui affiché ? 

Rémi Bourgeot : S’agit-il d’un objectif ou d’une prévision ? La question est importante car elle renvoie à la définition de la notion même de politique économique ; et la confusion entre objectif et simple prévision ou observation est plus profondément au cœur de la crise de notre modèle politique. Un objectif consiste, sur la base certes d’une forme de prévision, à influencer la réalité, au moyen d’outils réels, pour amener cette réalité vers un état différent caractérisé par certains paramètres. La question de la mise en place ou de l’activation d’outils est donc essentielle. Sans outils à même d’affecter véritablement la réalité pas d’objectif… 
Par exemple, aux Etats-Unis le chômage fait partie du mandat de la Réserve fédérale, aux côtés de l’inflation. L’outil monétaire est très imparfait, mais cela signifie tout de même que, lorsque le chômage augmente brutalement, la banque centrale américaine est tenue, légalement, de mettre en œuvre une politique monétaire qui soutienne l’économie, même si le mécanisme est quelque peu indirect… Sur ce point, rappelons que la France n’a plus de politique monétaire autonome depuis les années 1980. Et l’institution qui fixe la politique monétaire de la zone euro depuis 1999 a un mandat, à la suite de la Bundesbank, qui ne comprend que l’inflation ; ce qui avait mené Jean-Claude Trichet a augmenté les taux d’intérêt en 2011 en pleine crise européenne sous prétexte de l’interprétation erronée d’une légère hausse du taux l’inflation, qui s’est par ailleurs effondré par la suite. 
Plus généralement, il est assez difficile de voir en toute logique de quelle façon le gouvernement français pourrait développer un objectif de taux de chômage dans le cadre de la politique économique telle qu’elle est actuellement envisagée. Il est intéressant de voir le décalage entre le cadre réel des politiques économiques (qui fait l’impasse à la fois sur la technologie et sur le rééquilibrage nécessaire des politiques macroéconomiques en Europe) et l’idée implicite selon laquelle le gouvernement piloterait l’économie, qui plus est à l’aide d’objectifs chiffrés. Le gouvernement met en place, comme les gouvernements français des quatre dernières décennies, une réforme de la fiscalité dont l’impact économique de fond devrait être du même ordre. Il effectue par ailleurs une réforme du droit du travail qui rend meilleur marché le licenciement des travailleurs du secteur privé avec peu d’ancienneté, et en préservant donc les catégories les moins productives. Certains pensent qu’il s’agit du cœur du modèle allemand dont la France devrait s’inspirer, mais lorsque l’on a une connaissance, ne serait-ce que minimale, du fonctionnement de l’économie allemande et de la gestion des investissements et des compétences technologiques par les entreprises du pays, la focalisation sur ce point apparaît comme quelque peu décalée.
Alexandre Delaigue : 7% c'est ce qui devrait arriver sans rien d'autre qu'une conjoncture qui reste stable au cours du prochain quinquennat. On distingue le chômage conjoncturel, celui qui s'explique par la demande globale qui s'exerce sur les entreprises, et le chômage structurel, qui provient du mauvais fonctionnement du marché du travail. Depuis la crise de 2007 le chômage conjoncturel a explosé, il descend depuis que grâce aux changements dans la politique européenne (des budgets publics neutres au lieu d'austérité, la politique monétaire de la BCE) a amélioré la conjoncture. Sur cet aspect l'Europe suit avec retard ce que d'autres pays ont fait bien avant nous, qui ont commencé à sortir de la crise alors que l'Europe cultivait l'austérité budgétaire et la politique monétaire trop stricte. En gros, 7% c'est ce que l'on peut attendre si la politique du gouvernement ne sert à rien.
Mais cela pose une question. En France on a accru la flexibilité du marché du travail, réduit le coût du travail avec le CICE et les allègements de charge. Cela devrait réduire le chômage structurel, le plancher de chômage au dessus duquel évolue le chômage conjoncturel. Faut-il en conclure que la politique du gouvernement n'a aucun effet? 
En pratique il s'agit d'une prévision prudente, mais qui pourrait hanter le gouvernement plus tard.

Quelles sont les différences de stratégie entre ces différents pays et la France ? Comment expliquer que la France semble se contenter d'un objectif finalement peu ambitieux au regard de ce qui peut être constaté dans d'autres grandes puissances économiques ? Faut il y voir une sorte de renoncement ? 

Rémi Bourgeot Le gouvernement s’est enfermé dans un réflexe qui consiste à nier les causes profondes du chômage de masse, phénomène qui va, de plus, bien au-delà de la statistique principale si l’on s’intéresse aux conditions concrètes d’emploi et d’insertion dans le marché de l’emploi. Le Président de la République affirme régulièrement la vision, depuis les débuts de son ascension politique, d’un simple problème d’incitations, de « fine-tuning » prétendument lié au fait que certains n’auraient pas envie de travailler ou se laisseraient bercés par un système trop généreux. Cette approche pourrait sembler de nature libérale à première vue mais ne l’est guère si l’on s’y intéresse dans le contexte du système français et d’une haute administration qui a elle-même tendance à vivre en dehors des règles économiques.
L’Etat français est confronté à une crise de croyance. Les recettes qu’il a mises en avant à l’échelle française et européenne (euro, Maastricht, etc.) étaient censées à la fois suivre la tendance mondiale et lui assurer un magistère politique. Alors que de plus en plus de pays cherchent, de façon certes quelque peu chaotique après une crise mondiale majeure, la voie d’un modèle de développement plus stable, nous restons enfermés dans les croyances bureaucratiques qui ont fait de la France une caisse de résonnance des déséquilibres économiques européens, en particulier en ce qui concerne le chômage de masse.
La France soufre à la fois de sa relégation technologique et de l’absence de réaction macroéconomique à la crise. Si les pays que vous évoquez dans votre comparaison ne sont pas tous exemplaires sur ces deux aspects (technologique et réponse macroéconomique/monétaire), aucun ne combine l’inertie sur les deux plans. Le Japon est (hyper)actif sur les deux aspects, l’Allemagne sur le plan technologique-industrielle, et les Etats-Unis et le Royaume-Uni sur le plan de la réaction macroéconomique ou monétaire; et ces deux pays attachent tous deux par ailleurs de plus en plus d’importance à la question de l’organisation industrielle pour favoriser une remise à niveau technologique. 
Alexandre Delaigue : Soyons justes : il y a depuis longtemps en France un ensemble de choix qui aboutissent à accepter un chômage élevé en contrepartie d'une protection accrue de l'emploi. Ce qui est moins grave qu'un chômage généralisé : le chômage touche les jeunes et les personnes âgées, et les personnes peu qualifiées, mais entre deux, de 30 à 55 ans, le taux de chômage français est faible. Il n'est pas forcément judicieux de changer cet équilibre, d'ores et déjà les réformes mises en place suscitent beaucoup d'oppositions.
Il y a probablement pas mal de communication dans ce message. Au cours du précédent mandat, la baisse du chômage qui ne venait pas a été le poison du gouvernement. Il vaut mieux sous annoncer que faire miroiter des perspectives impossibles à atteindre, quitte à avoir des bonnes surprises que le gouvernement, immanquablement, va s'attribuer. Mais il y a de bonnes raisons d'être prudent. Un accident pourrait arriver, qui compromettrait la conjoncture et ferait de nouveau monter le chômage. 

A quelles conditions la France pourrait-elle prétendre à une situation de plein emploi effectif ? 

Rémi Bourgeot Nous connaissons aujourd’hui une reprise qui est en bonne partie liée à la réaction monétaire, très tardive par ailleurs de la BCE,  et à la dépréciation de l’euro qu’elle a induite, mais cela ne peut suffire à remettre en état notre système économique ni à y insérer la génération qui a été sacrifiée sur l’autel de l’inertie administrative. 
Alors que la question de la fiscalité jouit d’un prestige et d’une attention inouïs dans notre pays et que l’on discute volontiers de l’articulation souvent mal comprise de quelques variables macroéconomiques, aucune stratégie économique n’émerge. Les responsables politiques ignorent les questions technologiques, qui leur apparaissent comme secondaires, si ce n’est pour les rattacher à la postmodernité d’une attitude « start-up friendly ». On retrouve une situation à peu près similaire dans de nombreux pays, surtout ceux qui soufrent d’un certain retard économique mais aussi certains pays développés, en particulier dans le Sud de l’Europe, mais pas en Allemagne ni au Japon.
Le monde connait aujourd’hui une révolution technologique, dont la France a parfaitement les moyens scientifiques, qui nous offre une opportunité de bond en termes de compétitivité, qu’il s’agisse de la robotique, de l’intelligence artificielle ou de l’impression 3D.La France, malgré son retard, peut saisir cette opportunité à condition de remettre en position, dans les entreprises et dans les institutions, les gens qui ont la capacité de mettre en œuvre les changements technologiques nécessaires.La sortie du chômage de masse nécessite, avant toute chose, une remise à niveau du système économique français, en permettant de nouveau aux ingénieurs, comme au Japon et en Allemagne, de faire leur travail à l’abri de décisions administratives erratiques et par un changement d’approche sur la question de la compétitivité. Cela nécessite de sortir de la simple logique d’écrasement des  des salaires qui régit l’économie européenne, et d’investir massivement, non pas au nom d’une vague vision macroéconomique décidée en haut lieu, mais dans les technologies que le pays a le moyen de développer. L’Etat doit réorienter sa dépense vers l’investissement technologique en déléguant les décisions d’investissement à des équipes douées des compétences technologiques adéquates.
La France est bloquée dans un niveau productif moyen de gamme depuis plus de vingt ans où elle est confrontée à la concurrence de pays en développement et de pays qui ont subi l’effondrement de leurs coûts salariaux avec la crise, comme l’Espagne. La voie de la contraction salariale est encombrée par une multitude de pays en manque d’imagination et qui sont eux aussi souvent confrontés au chômage de masse. La voie de l’innovation et de la production technologique haut de gamme est beaucoup plus dégagée et l’on y croise essentiellement des pays démocratiques qui jouissent du plein emploi.
La thèse qui voudrait que l’innovation technologique soit synonyme de chômage de masse ne passe pas le test d’une comparaison entre pays. Le chômage de masse est, en France comme en Europe du Sud, le résultat du délitement de l’appareil économique, avec la relégation des questions technologiques, et de la logique de déséquilibre commercial inhérente à l’organisation actuelle de l’Union européenne.
Alexandre Delaigue : Le plein emploi est un concept relatif. Selon la définition de beveridge c'est une situation dans laquelle chaque chômeur se voir offrir au moins deux possibilités d'emploi acceptables. On en est loin! On pourrait noter que des pays comme le Japon ont un faible chômage et y sont parvenus en concentrant toutes les politiques dans la même direction : un budget de l'état sans austérité excessive, une politique monétaire agressive et des réformes pour augmenter le taux d'emploi. En France la partie monétaire sera de toute façon contrainte par l'Europe. La politique budgétaire, sans être excessivement néfaste, est plutôt à la consolidation qu'au soutien de l'activité. Les réformes du marché du travail quant à elles auront pour objectif de changer la nature de l'emploi, en réduisant la durée du chômage et en favorisant un marché du travail avec plus de licenciements et d'embauches mais leur impact sur le taux de chômage sera ambigu. Il ne semble pas possible d'envisager dans les contraintes actuelles - budgétaires, monétaires - le plein emploi. Comme toujours on veut lutter contre le chômage mais d'autres priorités s'intercalent.

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