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Comment l’Allemagne est redevenue un pion majeur de l'échiquier diplomatique en usant de ses armes économiques
©TOBIAS SCHWARZ / AFP

Echec

Selon un article publié le 28 juillet dernier par le European Council of Foreign Relations, l'emploi d'une ligne diplomatique plus dure de l'Allemagne à l'égard de la Turquie serait la confirmation d'un statut de puissance économique majeur pour Berlin.

Rémi Bourgeot

Rémi Bourgeot

Rémi Bourgeot est économiste et chercheur associé à l’IRIS. Il se consacre aux défis du développement technologique, de la stratégie commerciale et de l’équilibre monétaire de l’Europe en particulier.

Il a poursuivi une carrière d’économiste de marché dans le secteur financier et d’expert économique sur l’Europe et les marchés émergents pour divers think tanks. Il a travaillé sur un éventail de secteurs industriels, notamment l’électronique, l’énergie, l’aérospatiale et la santé ainsi que sur la stratégie technologique des grandes puissances dans ces domaines.

Il est ingénieur de l’Institut supérieur de l’aéronautique et de l’espace (ISAE-Supaéro), diplômé d’un master de l’Ecole d’économie de Toulouse, et docteur de l’Ecole des Hautes études en sciences sociales (EHESS).

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Edouard Husson

Edouard Husson

Universitaire, Edouard Husson a dirigé ESCP Europe Business School de 2012 à 2014 puis a été vice-président de l’Université Paris Sciences & Lettres (PSL). Il est actuellement professeur à l’Institut Franco-Allemand d’Etudes Européennes (à l’Université de Cergy-Pontoise). Spécialiste de l’histoire de l’Allemagne et de l’Europe, il travaille en particulier sur la modernisation politique des sociétés depuis la Révolution française. Il est l’auteur d’ouvrages et de nombreux articles sur l’histoire de l’Allemagne depuis la Révolution française, l’histoire des mondialisations, l’histoire de la monnaie, l’histoire du nazisme et des autres violences de masse au XXème siècle  ou l’histoire des relations internationales et des conflits contemporains. Il écrit en ce moment une biographie de Benjamin Disraëli. 

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Atlantico : En quoi la diplomatie allemande est-elle effectivement devenue une puissance majeure ? Dans quelle mesure la diplomatie allemande s’appuie-t-elle effectivement sur des armes économiques ? 

Rémi Bourgeot : L’idée que la diplomatie puisse s’appuyer sur l’arme économique est très populaire en France, mais en Allemagne c’est plutôt le contraire : l’économie s’appuie sur l’arme politique et diplomatique. L’article mentionné s’inscrit dans une tendance quelque peu déconcertante. L’effondrement du consensus Blair-Clinton-Bush sur l’interventionnisme militaire façon Irak/Libye et l’off-shorisme financier a plongé une large partie de l’intelligentsia anglo-américaine dans une angoisse difficilement supportable. A l’image de Tony Blair qui tente de renaître de ses cendres pour faire annuler le référendum sur la sortie de l’UE, une partie de ces fournisseurs de contenu idéologique cherchent simplement à se recycler au service de nouvelles grandes causes, dont celui du leadership global de Mme Merkel ou de façon encore plus fantaisiste l’idée d’un axe « progressiste » Merkel-Trudeau-Macron opposant la « coolitude » aux ténèbres…

Sur la question précise de la diplomatie allemande, la chancelière ne dispose pas, dans la pratique, d’un mandat pour mettre en œuvre une diplomatie qui mette en péril les intérêts économiques des consortiums allemands. Bien au contraire, le gouvernement se fait l’écho de par le monde de l’intérêt des groupes allemands, quitte à surprendre par exemple des interlocuteurs californiens en se plaignant de réglementations environnementales locales défavorables aux exportateurs allemands…

Edouard Husson : L'article publié par le directeur du European Council of Foreign Relations met en partie à côté de la plaque. Il donne l'impression d'une Allemagne qui, parce qu'elle est puissante économiquement, sait largement quel doit être son agenda diplomatique  et qui anticipe sur les événements. Or c'est un tableau beaucoup plus nuancé qu'il faudrait proposer. L'auteur lui-même concède d'ailleurs, qu'il n'y a pas de plan. Et il a raison quand il rapporte la gesticulation de Sigmar Gabriel à la campagne électorale. Mais il faudrait creuser: le vice-chancelier sait que son parti, le SPD, est en situation de concurrence avec le parti partenaire au sein de la Grande Coalition, les chrétiens-démocrates/chrétiens-sociaux.  Il s'agit avant tout pour le ministre allemand des affaires étrangères de profiter du fait que la Turquie est un point faible d'Angela Merkel: en 2016, pour se sortir de la situation inextricable dans laquelle elle s'était placée en ouvrant les frontières à un afflux massif de réfugiés et de migrants, le chef du gouvernement allemand n'a pas eu d'autre solution que de demander à Erdogan de ralentir, sinon d'arrêter les mouvements de population quand ils passaient par la Syrie et la Turquie. Depuis lors, les relations germano-turques sont tendues; Erdogan a été largement en mesure de faire pression sur Berlin, en particulier en relançant sa demande d'adhésion à l'UE; du coup Madame Merkel a gesticulé en interdisant toute campagne électorale auprès des Turcs vivant en Allemagne. Sigmar Gabriel en rajoute en termes de diplomatie agressive et il jette lui aussi de l'huile sur le feu, de manière assez irresponsable. L'arrivée en nombre d'immigrés du Proche et Moyen-Orient de confession musulmane mais arabophones ou persophones met en question le statu quo: l'Islam présent sur le sol allemand était jusque-là essentiellement turcophone. Berlin va sans aucun doute au-devant de tensions internes, qu'il lui faudra faire retomber. Dans tous les cas, les grands perdants de la politique de Gribouille menée par la Grande Coalition sont les Allemands d'origine turque et les Turcs vivant sur le territoire allemand. Quant aux menaces de sanctions économiques, elles sont maladroites et diversement appréciées dans le patronat allemand qui sait parfaitement que l'avenir de l'économie allemande se joue en Eurasie: après s'être coupé de la Russie, on va se couper de la Turquie ?

Comment juger des actions menées par Berlin au cours de ces dernières années, notamment vis à vis de la Russie ou vis à vis de la Turquie, ou, plus récemment, sur son positionnement face à Donald Trump ? 

Edouard Husson : L'Allemagne est dans une position inconfortable. Les Allemands ont, un peu comme les Américains, une extraordinaire capacité à vous convaincre de leurs performances sans pareilles. Le contraire du self-bashing permanent des responsables politiques ou économiques français! La réalité est là aussi largement à nuancer. L'Allemagne est une grande puissance européenne, grâce à la puissance de son économie et à l'Union. Jusqu'à il y a une dizaine d'années, le cadre mondial dans lequel s'insérait cette grande puissance européenne, c'était l'Alliance Atlantique. Gerhard Schröder avait compris que le prolongement naturel de la diplomatie allemande devait se dérouler en direction de l'Eurasie: on connaît les bonnes relations de son gouvernement avec la Russie; mais il avait aussi une politique réaliste vis-à-vis de la Turquie et de l'Iran.

Madame Merkel a été, depuis douze ans, beaucoup plus idéologue: elle a grandi en RDA, n'était pas connue pour son opposition au régime et, à vrai dire, ayant vu s'effondrer le Pacte de Varsovie, elle s'est sentie très bien dans l'internationale opposée, l'Alliance Atlantique. Angela Merkel a épousé sans état d'âme les querelles américaines. En 2008, il a fallu toute l'énergie d'un Sarkozy pour la détourner de rompre avec la Russie à propos du conflit géorgien. En 2014, l'inexistence de François Hollande sur la scène internationale lui a laissé le champ libre pour faire une grosse bêtise: accompagner la déstabilisation américaine en Ukraine (Mark Leonard se trompe, ce sont bien les Américains qui ont eu l'initiative) et rompre avec Poutine. Depuyis l'élection de Trump, elle est profondément déstabilisée: les Etats-Unis sont entrés dans une crise qui ressemble beaucoup à l'agonie de l'Empire soviétique à la fin des années 1980. Le patronat allemand sait qu'il va falloir jouer un rôle dans le projet chinois "One Belt. One Road". Mais pour cela, il faudrait éviter de se mettre à dos les puissances qui sont entre Berlin et Pékin....

Rémi Bourgeot : Face à Donald Trump, l’approche d’Angela Merkel reste en réalité focalisée sur la question commerciale. La remise en cause mondiale de l’immense déséquilibre du modèle économique allemand suscite une réponse sans concession des cercles gouvernementaux allemands. Le discours sur les valeurs humanistes et l’environnement que tient la chancelière doit être replacé dans ce cadre. Angela Merkel n’a guère de vision politique mais il faut également lui reconnaître qu’elle n’est pas une idéologue. Face à un Trump et au chaos politico-médiatique qui règne à Washington, la posture allemande va tactiquement de soi.

En ce qui concerne les tensions germano-turques, quelle que soit leur intensité, le gouvernement allemand reste focalisé sur la question migratoire, après les remous des deux dernières années et l’accord fragile sur cette question.

La situation est encore plus complexe en ce qui concerne la Russie. Alors que l’idée promue par une partie de la Grande coalition d’une association entre l’Ukraine et l’UE a joué un rôle significatif dans les débuts de la crise ukrainienne, le monde économique allemand a fortement fait pression pour empêcher une détérioration illimitée des relations. Les patrons allemands n’ont pas manqué de signifier au gouvernement leur intention de continuer à commercer avec la Russie, où l’industrie allemande jouit par ailleurs d’un immense prestige. Le doublement du gazoduc Nord Stream est certainement l’illustration la plus claire du caractère tout à fait relatif des tensions germano-russes aujourd’hui ; ce qui sidère par ailleurs un certain nombre des voisins orientaux de l’Allemagne. Les menaces de représailles de Merkel vis-à-vis de Washington au cas où de nouvelles sanctions contre la Russie affecteraient les entreprises allemandes prenant part à Nord Stream II invalident l’idée que l’Allemagne développerait une diplomatie dont l’économie serait un simple outil. La diplomatie allemande est plus que jamais subordonnée aux intérêts économiques du pays.

Quel est l'impact de cette nouvelle approche de Berlin sur les institutions européennes et sur ses partenaires européens ? Alors que Paris est souvent présenté comme la capitale diplomatique européenne, quel est aujourd'hui le rapport de force entre les deux pays ?

Rémi Bourgeot : La question militaire est ici importante. Le faible budget militaire allemand est souvent évoqué, ainsi que la capacité opérationnelle limitée de l’armée allemande. La France se retrouve dans une position de gendarme de l’UE ; fardeau auquel s’ajoute le poids de décisions douteuses comme sur la Libye et ses innombrables conséquences. Les responsables politiques allemands maintiennent le consensus résolument non-interventionniste du pays, et ont intégré la « fonction de réaction » de la France sur le plan militaire, pour s’activer sur le front commercial, ex-post. Cette situation est difficilement tenable. Face au défi du Brexit, la énième tentative de mise en avant de « l’Europe de la défense » relève de la communication politique. Cette couche de communication supplémentaire peut justement permettre à ces déséquilibres franco-allemands de croître sans limite, dans un contexte de déni. L’idée d’un avion de chasse commun est un exemple supplémentaire de cette situation ambiguë. Certains cercles politiques français ne cachent pas vouloir régler son compte à ce qu’ils désignent comme le « cas Dassault », et donc détruire l’un des derniers fleurons d’innovation aéronautique française. D’un côté, Emmanuel Macron a montré une certaine intention de rompre avec la dérive géopolitique des deux derniers quinquennats. De l’autre, son inscription dans la technostructure et sa volonté de maquiller l’impasse actuelle par la rhétorique du bond en avant fédéraliste nourrissent un déni de réalité lourd de conséquences.

Edouard Husson : Il n'y a pas besoin d'être un inconditionnel du Général de Gaulle pour constater que, depuis les années 1970, progressivement, la France a abdiqué. Pompidou a laissé les Américains détruire l'ordre monétaire international. VGE a fait le choix de l'alignement monétaire sur l'Allemagne au lieu de choisir une politique de changes flottants à l'anglo-saxonne. Mitterrand et Chirac ont non seulement scellé le pacte monétaire franco-allemand mais ils ont amorcé un réalignement diplomatique et militaire sur les USA, nonobstant le peu durable sursaut chiraquien sur la guerre en Irak. Nicolas Sarkozy voulait exister sur la scène internationale et il lui arrivait de contredire sa tendance euro-atlantiste profonde. C'est avec Hollande que l'on a vu clairement qu'il n'y avait plus de politique française en dehors de l'alignement occidental. Et ceci au moment où les Etats-Unis s'enfoncent dans une crise interne profonde et où l'Europe devrait se réorienter vers l'Eurasie. Ce n'est pas l'Allemagne seule qui pourra provoquer cette réorientation. Berlin, déjà, ne veut pas assumer le leadership de l'Union Européenne: le gouvernement allemand se réfugie en permanence derrière des principes moraux, des règlements juridiques ou des théories économiques au lieu de faire de la politique. Cela donne ces fiascos que sont la sortie abrupte du nucléaire en 2011, la crise grecque à répétition et, plus largement, la transformation de l'Europe du Sud en un immense "Mezzogiorno" du fait d'une politique monétaire inappropriée, la rupture avec la Russie, l'aliénation de l'Europe de Visegrad,  le Brexit, le fait de s'être mis entre les mains d'Erdogan sur la question des réfugiés etc....

La France est très affaiblie socialement, inexistante diplomatiquement. Et pourtant  nous sommes indispensables, si nous nous en rendons compte, au rebond européen. Ce n'est pas la France seule, d'ailleurs qui a la clé. Il nous faudrait construire un nouveau partenariat privilégié avec Londres: Paris a tout intérêt a être la puissance médiatrice dans la querelle du Brexit. Il nous faut, aussi, revenir à nos fondamentaux historiques: nous devons maintenir un équilibre entre l'Europe du Nord et l'Europe du Sud. Lisbonne, Madrid, Rome, sont des alliées indispensables pour repenser l'Europe et sa façade méditerranéenne. Tout ceci ne doit pas se faire contre mais avec Berlin; sans agressivité  mais avec fermeté. Emmenée par un trio Londres, Paris, Berlin, l'Europe occidentale doit  éviter la fracture avec l'Europe centrale, trouver un nouvel équilibre avec la Russie, réinventer une politique européenne au Proche-Orient, construire notre part du "One Belt One Road".....La tâche est immense mais à la mesure de nos énergies, à condition de tetrouver des têtes politiques.

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