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Ces leçons que personne ne tire de notre décennie perdue depuis la grande crise de 2008
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10 ans pour rien

Une décenie a passé depuis la crise économique de 2008. Toutes les leçons du crach n'auraient pas été retenues. Les pouvoirs publics n'ont pas pris les mesures adéquates pour éviter un nouveau séisme économique.

Nicolas Goetzmann

Nicolas Goetzmann

 

Nicolas Goetzmann est journaliste économique senior chez Atlantico.

Il est l'auteur chez Atlantico Editions de l'ouvrage :

 

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Alexandre Delaigue

Alexandre Delaigue

Alexandre Delaigue est professeur d'économie à l'université de Lille. Il est le co-auteur avec Stéphane Ménia des livres Nos phobies économiques et Sexe, drogue... et économie : pas de sujet tabou pour les économistes (parus chez Pearson). Son site : econoclaste.net

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Atlantico : Selon un article écrit par Narayana Kocherlakota, ancien membre de la FED, la crise économique qui a frappé le monde de la fin des années 2000 a été, en certains points, pire que celle des années 30. Outre des données économiques extrêmement faibles dans le courant de la décennie, l'auteur estime que la faille actuelle est plus à chercher dans l'inconscience des pouvoirs publics qui sous estimeraient les effets à long terme d'une telle crise, et n'appliqueraient pas des politiques adaptées à sa franche résolution. Dans quelle mesure la crise de 2008 frappe t elle encore l'économie mondiale, et plus spécialement l'Europe ou la France ? Quels sont les effets qui se diffusent encore au sein de nos économies ? 

Alexandre Delaigue : Une chose est certaine : quand on regarde la courbe d’évolution du PIB dans les divers pays touchés par la crise de 2008, on observe un « trou d’air » entre 2008 et 2010 suivi d’un redémarrage économique plus ou moins rapide. Mais normalement, si un pays connaît une crise, il doit croître un peu plus rapidement ensuite pour rattraper le terrain perdu. Rien de tel dans les pays riches qui depuis la fin de la crise ont un rythme de croissance assez lent. Il y a deux manières de voir les choses à partir de cela. La première est de penser que ce rythme lent est la nouvelle norme, qu’on ne rattrapera jamais le terrain perdu pendant la crise, que structurellement nos économies ne peuvent pas croître plus, seuls des changements dans la structure économique des pays (à l’aide éventuellement de réformes) peuvent améliorer les choses ;

 la seconde est de considérer que c’est cette situation qui est anormale, parce que les réactions à la crise ont été insuffisantes, qu’il y a donc moyen de rattraper le terrain perdu pour peu que l’on adopte les bonnes politiques économiques. Dans cette seconde approche une politique de soutien à la demande plus importante pourrait avoir des effets favorables.

N. Kocherlakota se place dans ce second camp, qui considère que l’on pourrait faire plus. La fed, comme la BCE d’ailleurs, semble se placer plutôt dans l’idée de la décennie perdue.

Pour compliquer les choses, il faut noter ce qu’on appelle l’effet « d’hytserese » : la crise a duré tellement longtemps que ce qui était initialement un problème de demande globale insuffisante finit par devenir un problème structurel. Les salariés au chômage depuis trop longtemps finissent par devenir inemployables, les entreprises qui ont fermé ont perdu des compétences et ne peuvent plus rouvrir, des régions sont globalement sinistrées, etc. Nous en sommes là en ce moment.

Nicolas Goetzmann : Tout d’abord, Narayana Kocherlakota a un profil assez particulier dans le débat économique américain, il fait partie de ces rares personnes qui ont « changé d’avis » pendant la crise. Alors qu’il prônait une politique stricte avant 2012, il a soudainement basculé, alors qu’il était encore gouverneur de la FED, en soutenant un soutien accru de l’économie par la Banque centrale, il est même devenu le plus radical soutien à une politique monétaire expansionniste. La raison de ce retournement est à chercher dans les faits ; lorsque les faits ont changé, il a changé d’avis. Et c’est précisément cette question qui est au centre du débat proposé ici, les faits ont changé, la crise a été d’une nature bien particulière, et la plupart des dirigeants politiques et économiques n’ont toujours pas changé d’avis. C’est ce qui explique ce décalage, qui est très prégnant en Europe, et qui explique comment la zone euro est parvenue à perdre plus de 20 points de croissance par rapport à son potentiel depuis 2008.

Kocherlakota critique la politique économique américaine en la qualifiant de trop stricte, alors que les Etats Unis ont un taux de chômage inférieur à 5%. Dès lors, que penser du fait que la zone euro affiche toujours un chômage de 9.2%, près de 10 ans après le déclenchement de la crise ? Le fait est que les dirigeants européens ne semblent toujours pas avoir pris en compte le fait que, comme le dit justement Kocherlakota, cette crise implique de rechercher des solutions différentes pour un traitement en profondeur. Au lieu de cela, ce sont les même discours économiques d’avant crise qui continuent de monopoliser le débat, comme cela est le cas en France. Le résultat est que les effets de la crise se sont peu à peu installés dans l’économie, une crise conjoncturelle non traitée s’est lentement transformée en une crise structurelle, qui affaiblit considérablement le potentiel de nos économies.

Les pouvoirs publics ont ils pris conscience d'un tel diagnostic, ou ont ils tendance à agir comme s'il s'agissait d'une "période normale" ? Ont ils tiré les leçons de la crise ? D'un point de vue européen, et en oubliant les contraintes politiques qui pourraient bloquer un tel processus, quelles seraient les initiatives adaptées à un tel contexte de "décennie perdue" ? 

Alexandre Delaigue : On n’observe pas assez ce qui se passe au Japon. Voilà un pays qui connaît avant nous tous les problèmes structurels et financiers auxquels nous sommes confrontés. La grande crise, pour eux c’était il y a 25 ans, la décennie perdue a été la décennie 90. Ils connaissent le vieillissement de la population avant nous. Et les politiques y sont extrêmement concentrées vers la croissance. Réformes structurelles pour encourager le travail féminin, qui est maintenant à un niveau plus élevé qu’aux USA ; politique monétaire accomodante. Résultat le pays n’arrête pas de voir son niveau d’emploi augmenter, au mépris des idées économiques communes pour lesquelles ce genre de politique devrait simplement augmenter l’inflation. Le Japon nous montre qu’on n’est pas au bout des effets de politique de soutien à l’activité économique.

Pourrait-on s’en inspirer ? En théorie, on pourrait espérer en Europe une politique plus favorable à la croissance, avec une BCE qui continue de soutenir l’activité sans se préoccuper d’une inflation qui n’est pas prête de revenir. Et une politique de soutien à l’investissement dans les pays qui ont des marges fiscales, comme l’Allemagne, aurait des effets favorables. Il y a très peu de chances que cela se produise. Il y a là des raisons politiques, mais aussi structurelles. Le faible investissement aujourd’hui est aussi largement dû à des réglementations qui limitent strictement ce que l’on peut faire parce qu’il faut être prudent, ménager les intérêts particuliers, etc.

Nicolas Goetzmann : Longtemps avant le déclenchement de la crise, les discours économiques tournaient déjà autour de questions sur les déficits publics, le droit du travail, ou le coût du travail. En 2007, et malgré tous ces prétendus problèmes, l’économie française affichait ses meilleurs chiffres depuis 1983, notamment avec un chômage inférieur à 7% alors que le taux de chômage moyen entre 1983 et 2017 est de 8.7%. La crise a tout emporté sur son passage, d’un coup, et les observateurs en ont conclu que les remèdes proposés avant la crise étaient adaptés à la situation. C’est ce qui a justifié les politiques de réformes « structurelles », et d’austérité, qui ont finalement eu pour résultat de renforcer la crise elle-même. Mais aucune réflexion n’a eu lieu pour essayer de comprendre la nature de la crise qui s’était produite en 2008. Si l’on compare les périodes 1999-2007 et 2008-2016, on se rend compte que la croissance française a été divisée par 4 du jour au lendemain. Et on prétend sérieusement qu’une question de coût du travail pourrait avoir un effet aussi rapide, puissant, et dévastateur sur une économie ? Cela n’a absolument aucun sens. Avant 2008, l’économie française connnaissait effectivement quelques problèmes du côté de l’offre, mais un énorme choc négatif de la demande est venu la frapper. La réponse des dirigeants a été de proposer les réformes de l’offre qui correspondaient aux problèmes d’avant crise, sans jamais répondre au choc que le pays venait de subir. Une personne grippée se fait renverser par un bus, et on lui administre une aspirine. Le résultat, c’est une décennie perdue. Quand on regarde les pays qui sont le mieux sortis de la crise, c’est-à-dire les Etats Unis, le Japon, ou le Royaume (les 3 pays ont des taux de chômage proches du plein emploi), on s’aperçoit que leur diagnostic de crise s’est concentré sur cette idée de crise de la demande, ce qui impliquait une réponse de la part de la politique monétaire. Ils ont agi plus ou moins rapidement, et avec une ampleur variée, mais conséquente dans les 3 cas, même s’il est possible de regretter une trop grande timidité à l’heure actuelle. Du côté européen, une telle action n’a commencé qu’en 2015, soit avec 5 ou 6 ans de retard, et dans une ampleur tout à fait modérée. Trop tard, trop peu.

Pour que l’Europe reprenne de véritables couleurs économiques, la BCE devrait appuyer largement sur son accélérateur, sans cela, les effets de la crise continueront de distiller leurs effets.

Dans son édition du 3 Août dernier, la Une du journal le Monde était titré "Dix ans après la crise, le reprise de généralise dans la zone euro". N'y a t-il pas un décalage entre la réalité de la situation économique du continent et une perception de "sortie de crise" ? Peut on considérer que la crise aurait définitivement "mordu" les esprits, celle ci s'étant imposée comme étant un phénomène presque "normal" auprès de la population et des observateurs ? 

Alexandre Delaigue : Depuis 1973 on se dit en crise en France ! Le pessimisme n’est pas très nouveau. Il faut quand même se dire qu’en zone euro, après une décennie à entendre que la zone euro était ungouvernable, au bord de la destruction, il y a quelques raisons de se satisfaire maintenant. Les donneurs de leçons britanniques ou américains sont aujourd’hui en pleine crise politique et économique de leur propre fait et leur « modèle » n’est plus si attrayant. Que l’on se dise enfin en zone euro qu’on est un peu moins mal que les autres est compréhensible.

Mais oui l’économie de la zone euro pourrait aller bien mieux, certainement. En particulier dans le domaine de la politique budgétaire. Sans aller jusqu’à une union budgétaire, fusionnant les budgets publics, ou en créant une dette européenne, ce qui est infaisable politiquement, une évolution « pro-croissance » des mentalités serait une bonne chose. La commission a des marges pour inciter les pays à adopter une politique budgétaire plus favorable à l’ensemble, pour pénaliser les pays qui accumulent des excédents extérieurs trop élevés en soutenant insuffisamment la demande. Les outils sont là, il n’y à qu’à les utiliser.

Nicolas Goetzmann : Nous avons hérité d’une mentalité de crise. Ce que nos dirigeants ne sont pas parvenus à résorber est décrit comme une fatalité. C’est ce qui correspond aux déclarations du type « il faut s’adapter à la réalité de l’économie d’aujourdhui ». On promeut l’idée de réformer le pays pour qu’il s’adapte de façon permanente à une situation de croissance faible, plutôt que de tenter de faire l’inverse, c’est-à-dire de faire ce qu’il faut pour que l’économie européenne progresse sur un rythme correspondant à son plein potentiel. Nous avons déjà perdu une décennie en Europe, il est désormais probable que l’on en perde une deuxième. Parce que l’enjeu principal n’est pas la loi travail, mais la politique qui sera menée par la BCE au cours des prochaines années. Or, la seule lueur d’espoir est venue des efforts réalisés par Mario Draghi depuis 2015, mais ce dernier sera remplacé en 2019, et pour le moment, c’est Jens Weidmann, le patron de la Bundesbank, qui tente de se placer. La timide tentative de relance menée par Mario Draghi sera alors sans doute annihilée. 

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