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Quand une cour sud africaine s'attaque au seul pilier encore intact de la mondialisation
©Pixabay

Tribune

Les leaders du G20 se réunissaient les 7 et 8 juillet dans la ville portuaire de Hambourg ; symbole du commerce, ils y cherchaient les clés d’une mondialisation par l’investissement.

Joël Ruet

Joël Ruet

Joël Ruet est économiste, chercheur CNRS au Centre de Recherche en Gestion de l’Ecole Polytechnique. Il a enseigné à l'École des Mines de Paris, à HEC-Paris, à l’université Jawaharlal Nehru (New Delhi, Inde). Joël Ruet a fondé le think tank, The Bridge Tank membre du Think20 du G20 et contribue à ses travaux sur le changement climatique et la finance verte. Spécialiste de l’émergence notamment en Inde, en Chine et en Afrique, ses travaux portent sur la recomposition industrielle et l’économie politique du capitalisme.

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A des milliers de kilomètres au sud, la mise en saisie conservatoire d’un anodin bateau d’engrais africain mouillant dans un port d’Afrique serait-elle en passe de devenir un symbole de la part d’ombre de la « nouvelle mondialisation » : rétive au commerce ; politisant l’investissement ; instrumentalisant les cours de justice locales, discret détricotage des avancées de la gouvernance multi-latérale ?

Les dangers d’une dé-mondialisation sont déjà nets : déni du commerce international par le président américain, investissement ouvertement politisé quand une Arabie Séoudite décomplexée impose au grand jour à l’Afrique de renier le Qatar, exemples parmi d’autres d’un rétro-pédalage mondial. La mondialisation n’a certes jamais atteint la vertu, mais a marqué des progrès. L’ouverture au commerce international a diffusé les savoir-faire. L’essor des diplomaties économiques marque une formalisation au lieu de conditionnalités sourdes, leur coordination sert le multi-latéralisme : le G20 lance un « compact avec l’Afrique » pour co-définir avec le continent des cadres communs d’investissement, et de même une Chine qui relance la croissance mondiale par l’investissement mutualise ses efforts avec plus de 70 pays actionnaires de la Banque Asiatique d’Investissements. À l’heure où le G20 chinois puis le G20 de Hambourg tentent un vrai multilatéralisme, des coups de boutoir délétères menacent. 

Du moins, à côté du commerce et de l’investissement, le dernier pilier du triptyque, le droit international, semblait-il protégé. Agrégatif, collectif par construction, il ne dépend pas d’un texte unique ou d’une convention rayable d’un trait. Illusion. Il est fragile, et s’expose à tout risque de « précédent ». Or cette époque repolitisée en sourdine recherche ce précédent, via des cours de justice s’arrogeant la compétence de bloquer le commerce sur des bases politiques.  Ainsi, deux bateaux affrétés par la compagnie minière marocaine Phosboucraa ont été saisis début mai à la demande de l’organisation indépendantiste Front Polisario, l’un à Panama, l’autre en Afrique du Sud. Raison invoquée ? Les cargaisons (55 000 tonnes de phosphates) appartiendraient au peuple Sahraoui selon la Constitution de décembre 2015 de la « république autonome sahraouie démocratique (RASD) ». Panama a très vite rendu son jugement, le 14 juin, se déclarant non-compétente, sur une affaire de « politique internationale » jugeant d’absence de preuve que « la cargaison appartenait aux requérants », sans existence juridique : la RASD n’est pas reconnue par la communauté internationale. Bref, une affaire très éloignée de la Convention de 1999, régissant la saisie pour créance maritime à une personne physique ou morale. A l’inverse, dans son avis rendu le 15 juin, la Haute Cour d’Afrique du Sud a décidé de surseoir à la saisie, de se doter de compétences complémentaires lui manquant pour renvoyer vers un jugement sur le fond,  bien qu’actant (article 4 de son arrêt) de la « nouveauté et de la complexité en droit international ». Le mot est dit, il y a nouveauté, donc possible jurisprudence. Elle aussi très décomplexée, la cour déclare par les tous premiers mots de son arrêt que « le territoire du Sahara Occidental est dit-on (sic.) le seul territoire africain sujet à un régime colonial ». Mention étonnante pour une question orthogonale aux compétences de cette juridiction. Sur le fond, l’évolution future du territoire est régie par un processus clair et défini entre les Nations-Unies, le Maroc et la communauté internationale. Un débat existe au sein de l’Union Africaine (UA), que le Maroc vient de ré-intégrer en janvier 2017, où parmi d’autres l’Afrique du Sud soutient les revendications du Front Polisario. Si la politique offre des espaces disjoints –intra-UA, ONU, etc.- il n’y a en revanche qu’un seul droit international. Si les espaces des processus politiques ont des durées dans le temps, explicites ou implicites, le droit économique fait date. Ainsi cette affaire en apparence « locale » concerne toute la mondialisation. 

Un effet de précédent légitimerait tout mouvement à faire saisir toute cargaison à tout moment non seulement en Afrique du Sud -la crédibilité de ses ports étant dès à présent entachée pour le transit et l’investissement futur- mais, avec une épée de Damoclès généralisée dès lors qu’un mouvement quelconque se sentirait autorisé à se saisir en justice de la « complexité », surtout une fois dépassée par jurisprudence  la « nouveauté »; avec son corollaire de décrédibilisation de toute économie dont les cours de justice s’arrogeraient de telles prérogatives. 

Les cours africaines pourraient avoir un apport positif au multi-latéralisme fondé sur les objectifs du développement durable des Nations-Unies, adoptés par l’Union Africaine : approfondir la contribution du droit au progrès économique en bâtissant une continuité entre d’une part des règles internationales de responsabilité d’entreprise et de développement inclusif qui patiemment émergent dans la communauté internationale, et d’autre part la contribution concrète des entreprises aux objectifs de développement durables. Que les cours de justice sécurisent le statut des entreprises –minières et autres- soucieuses de l’environnement, de la responsabilité sociale, de l’inclusivité des parties-prenantes, et le pilier du droit viendrait crédibiliser l’investissement responsable. Loin de là, la cour sud-africaine, au sein d’un continent en déficit de commerce avec lui-même, porte un coup au troisième pilier de la mondialisation quand les deux autres sont déjà attaqués. 

Que le multi-latéralisme ait ses failles est une évidence, mais qui voudrait sérieusement qu’aux cadres onusiens de traitement de question politiques clés et complexes, soient substituée une jungle d’arrêts rendus, mouvements contre mouvements, par cours locales ou commerciales interposées ? Qui veut d’un monde où, en lieu et place d’une mondialisation régulée, il deviendrait loisible de passer des arrêts dont les premiers alinéas allégueraient avec légèreté de politique lointaine, assortie d’un « dit-on » ?  

Par Balveer Arora, Céline Bak, Joël Ruet, Adam Thiam & Matthieu Wemaere 

Balveer Arora est Chairman, Centre for Multilevel Federalism & Former Rector, Jawaharlal Nehru University, New Delhi ; Céline Bak est Senior Fellow, Centre for International Governance Innovation, Cabnada, et membre du Think Tank 20 du G20 ; Adam Thiam est éditorialiste malien et spécialiste des questions pan-africaines ; Joël Ruet est Président de The Bridge Tank et membre du Think Tank 20 du G20 ; Matthieu Wemaere est avocat aux barreaux de Bruxelles et de Paris.

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