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Illettrisme : 8 points pour comprendre le lourd défi auquel fait face la France
©Pixabay

Illettrisme

Alors ministre en 2014, Emmanuel Macron avait fait sensation en pointant un peu hâtivement la situation des ouvrières des abattoirs bretons de GAD. Devenu président de la République, il faut former le vœu qu'il fasse prendre des initiatives en cette matière délicate qu'est l'illettrisme.

Jean-Yves Archer

Jean-Yves Archer

Jean-Yves ARCHER est économiste, membre de la SEP (Société d’Économie Politique), profession libérale depuis 34 ans et ancien de l’ENA

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L'incapacité à déchiffrer les éléments d'un texte, même simple, est un défi individuel autant qu'un gâchis collectif qui est, au total, un incinérateur de productivité.

Pour l'homme ou la femme qui ne sait pas lire, il faut savoir se raccrocher à des pictogrammes, à des codes couleurs ou à des photos des aliments qui décrivent le contenu d'une boîte de petits pois ou d'un paquet de pâtes.

1) L'incertitude sur les chiffres de l'illettrisme.

L'illettrisme est un fléau social qui ne se laisse pas appréhender aisément et qui fait peser une incertitude sur sa quantification. En se rapportant à une récente étude de l'INSEE, il ressort que 7% de la population française âgée de 18 à 65 ans ( et ayant été scolarisée en France ) est hélas illettrée. Plus de 3,1 millions de personnes sont par conséquent dans cette délicate situation. Evidemment comme toute forme d'exclusion sociale, ce phénomène est protéiforme. Ainsi, 53% des illettrés sont âgés de plus de 45 ans tandis que ce handicap professionnel concerne un peu plus de 10% des demandeurs d'emploi.

En 2004, 9% de la population était touchée, la France pourrait se contenter de ce léger mieux ( passage de 9 à 7% ) mais est-ce suffisant ? La réponse est d'autant plus négative que bien des incertitudes demeurent sur l'exhaustivité du recensement des illettrés qui, par définition, tentent de le masquer : à leur employeur, à la médecine du travail, à leurs proches. Convenons donc que le chiffre de 3 millions de personnes est un socle minimum qui ne nous garantit pas la présence possible de mauvaises surprises.

2) La question insolite du bornage : 18 à 65 ans.

Franchement, nous restons surpris à l'idée que le décompte soit ainsi tenu par un bornage qui n'a que peu de véritable pertinence. Il faut détecter – pour mieux tenter de l'endiguer – l'illettrisme avant 18 ans. De même, en respectant la traditionnelle césure entre troisième et quatrième âges, pourquoi devrions-nous accepter de vivre dans un pays où un homme de 70 ans est condamné à ne pas savoir lire son billet de train qu'il se nomme inOui au lieu de TGV. Très posément, nous estimons qu'un bornage 13 à 70 ans donnerait un reflet plus précis de ce gâchis social sans pour autant alourdir la machinerie statistique.

3) Le plafond de verre à front renversé :

L'expression du plafond de verre vient de la grande difficulté des femmes à accéder à des postes de hiérarchie élevée. De surcroît, à revenus équivalents à celui des hommes. Or, dans le cas de l'illettrisme, nous sommes face à un phénomène qui s'exprime à front renversé : ce sont 39% des illettrés qui sont des femmes et donc 61% qui sont des hommes. Peu d'études convergentes donnent une explication à cette situation : il n'y a pas de consensus explicatif.

4) Une grande cause nationale 2013 sans portée réelle :

Force est de constater que la grande cause aura vu de l'argent investi ou seulement dépensé mais n'aura pas déclenché de déclic salvateur. Des associations méritantes et sérieuses ont fédéré certaines actions, de grands groupes de renom ont réalisé des actions ponctuelles mais au total la grande cause n'a que peu mobilisé l'opinion. Pour caricaturer, les pièces jaunes sont connues là où cette opération d'Etat est restée sous les écrans radars de l'intérêt de la grande opinion. Il y a eu dissipation d'énergie et c'est regrettable. 

5) Un avenir complexe :

Les spécialistes sont partagés mais nombre d'entre eux reconnaissent qu'il ne peut pas être exclu que l'illettrisme reparte à la hausse dans notre pays sous l'effet combiné de plusieurs variables : décrochage scolaire parfois important ( les fameux 130.000 annuels ), arrivée de travailleurs migrants illettrés, difficultés d'assimilation des personnes âgées et pertes de repères. La " littératie ", définie par l'OCDE comme " l'aptitude à comprendre et à utiliser l'information écrite dans la vie courante, à la maison, au travail " est de plus en plus complexe à détenir et à maintenir à niveau. D'autant que la société moderne impose des savoirs additionnels de plus en plus indispensables notamment la maîtrise – au moins élémentaire – de l'outil informatique et d'internet.

Espérons que les outils du futur ( reconnaissance vocale, commandes intuitives, etc ) permettront à ceux qui peinent à lire de mieux juguler leur handicap quotidien.

6) Les informations transversales inquiétantes :

Pour le lecteur minutieux des documents parlementaires, il est hélas stupéfiant de découvrir dans un rapport du 27 mars 2013 relatif au projet de loi sur la sécurisation de l'emploi que 2,2 millions d'actifs ne sont pas en mesure de suivre un stage de qualification faute de prérequis ( source AFPA ). Ce n'est pas toujours de l'illettrisme pur et dur mais cela montre l'ampleur du fossé culturel qui se creuse depuis des années. A l'heure où le gouvernement d'Edouard Philippe va engager le chantier de la refonte de la formation professionnelle, cette donnée AFPA n'incite pas à l'optimisme.

Notre conviction est double : la dynamique quantifiée n'est pas en faveur de l'espoir. Deuxièmement, l'analyse d'Alvin Toffler est dotée de probabilité élevée de réalisation : " L'illettré du futur ne sera pas celui qui ne sait pas lire. Ce sera celui qui ne sait pas comment apprendre ". Voilà un vrai défi pour une réflexion collective des Pouvoirs publics. Voilà un préalable que la France a trop vite sorti de son spectre de questionnement.

7) La France des Encyclopédistes :

Notre pays est une nation de lettres, de belles-lettres et il est regrettable que cette grande cause qu'est la lutte contre l'illettrisme n'ait pas fait l'objet d'une mobilisation médiatique. Il y a eu une occasion manquée qui ne nous honore pas au regard de la mésestime de soi que ressent l'illettré. Ainsi, à quelle extrémité se trouve conduit le travailleur sur son quai de RER pour comprendre les stations desservies par la prochaine rame s'il ne maîtrise pas la lecture ? Qu'il soit dit, une fois pour toutes, que cela ne parait pas compatible avec notre prestigieuse Histoire et avec les idéaux du siècle des Lumières.

8)  Les libertés publiques ?

L'illettrisme est une question qui n'est jamais abordée de manière constitutionnelle et sur le plan des libertés publiques. Pourtant ne pas savoir lire un billet de train et bien d'autres choses du même acabit représente bien une atteinte à la liberté d'aller et de venir. Pas une atteinte physique ou policière mais sournoisement culturelle. Selon nous, l'illettrisme doit être examiné à l'aune de la question des libertés publiques à plusieurs titres.

Près de 30 ans en arrière, les usines Talbot de Poissy étaient restructurées et il avait été découvert de forts taux d'illettrisme à rapprocher du fait que certains salariés avaient des décennies d'ancienneté. Etait-ce cela la dignité de l'homme au travail ? Aujourd'hui, l'illettrisme est le compagnon de route de l'exclusion sociale et ce n'est pas moralement acceptable : avec quelques efforts, notre pays doit savoir faire mieux. Quoi de plus noble que la tache actuelle des personnes qui sur notre sol refusent que les derniers arrivés soient forcément les plus éloignés de la table du festin des lettrés. Car qui pourrait nier qu'il y a un lien entre l'origine et la capacité à maîtriser les lettres puis la langue.

Face à cet ensemble ici décrit et à cette soif collective de connaissances à satisfaire, une phrase s'impose en conclusion : " Savoir lire, c'est allumer une lampe dans l'esprit, relâcher l'âme de sa prison, ouvrir une porte sur l'univers ". ( Pearl Buck, " Pavillon de femmes " ). Oui, notre République doit des lettres à ces hommes et ces femmes qui sont en situation de vulnérabilité.

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