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Pratiques religieuses en entreprise : l’avancée de la Cour de justice européenne reste à confirmer en droit français
©Reuters

Prise de conscience

Ce 14 mars, la Cour de Justice de l'Union Européenne s'est prononcée sur deux cas concernant le port du voile islamique en entreprise. Mais ce n'est pas pour autant que la justice française suivra.

Guylain Chevrier

Guylain Chevrier

Guylain Chevrier est docteur en histoire, enseignant, formateur et consultant. Ancien membre du groupe de réflexion sur la laïcité auprès du Haut conseil à l’intégration. Dernier ouvrage : Laïcité, émancipation et travail social, L’Harmattan, sous la direction de Guylain Chevrier, juillet 2017, 270 pages.  

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Atlantico : Ce mardi 14 mars, la CJUE a pu se prononcer sur deux cas concernant la question du voile en entreprise. La Cour a ainsi rendu un avis ouvrant la possibilité pour les entreprises d'interdire le voile, mais sous conditions. Au regard des éléments développés par la Cour, faut-il considérer cet avis comme une avancée sur cette question ? 

Guylain Chevrier : Oui, dans l’absolu, puisque selon la Cour de justice de l’Union européenne, il deviendrait possible en Belgique mais aussi en France, puisqu’il s’agit de l’interprétation de la directive européenne 2000/78/CE de novembre 2000 sur les discriminations qui concerne l’ensemble des pays de l’UE, d’inscrire dans le règlement intérieur de l’entreprise l’obligation de la neutralité philosophique et religieuse des salariés. Il ne s’agit pas, rappelons-le, de limiter la liberté de conscience, mais de limiter les manifestations d’appartenance, d’expression religieuse dans ce cas, qui ne sont pas sans limite. Pour autant jusqu’à présent, si l’employeur ne pouvait interdire de façon générale et absolue à ses salariés de manifester leurs convictions religieuses dans l’entreprise, il pouvait toutefois apporter des restrictions à la liberté d’expression religieuse dès lors que celles-ci étaient justifiées par la nature de la tâche à accomplir et proportionnées au but recherché, comme le prévoit le Code du travail. Avec cette décision, il y a un changement majeur, puisqu’il devient possible par la simple insertion d’un article dans le règlement intérieur d’imposer la neutralité aux salariés en matière de convictions philosophiques et religieuses. Cela converge avec la décision finale qui a été rendue dans l’affaire de la crèche Baby Loup, puisqu’a été dans ce cas confirmé par la Cour de cassation réunie en Assemblée plénière (25 juin 2014) , le licenciement pour faute grave d’une employée voilée en raison précisément du fait, que se trouvait inscrit dans le règlement intérieur de l’établissement le principe de neutralité et de laïcité. La CJUE met comme condition à sa décision que cette démarche s’appuie sur «une exigence professionnelle essentielle et déterminante ». Par exemple dans le cas Belge, la neutralité comme valeur de l’entreprise dans les relations avec ses clients, ce qui recoupe la jurisprudence française qui à plusieurs reprises a considéré cette condition comme recevable. C’est le cas aussi pour l’entreprise de marque qui peut imposer un code vestimentaire à ses salariés.

Concernant le second cas, la Cour semble indiquer que les tribunaux français, si ceux-ci se conforment à l'avis rendus, devront revenir sur le licenciement, puisque "la volonté d’un employeur de tenir compte des souhaits du client de ne plus voir ses services assurés par une travailleuse portant un foulard islamique ne saurait être considérée comme une exigence professionnelle essentielle et déterminante au sens de la directive". Sur cette base, et au regard de la législation prévue dans la Loi El Khomri, quelle pourrait être la position soutenue par France ?

Pour bien comprendre le changement qui s’opère ici, il faut prendre en compte les deux cas qui étaient soumis à la Haute cour. Dans le cas Belge, une réceptionniste souhaitait porter le voile au travail, alors que l’entreprise avait pour valeur la neutralité concernant les convictions philosophiques et religieuses de ses employés. L’employeur a rajouté au règlement intérieur un article sur la neutralité des salariés dans l’entreprise pour lui donner une base juridique, validé par le Comité d’entreprise. Ainsi, selon le juge communautaire, il y a là  une discrimination indirecte qui donne légitimité à l’employeur dans sa démarche, car la religion en question n’est pas spécialement visée, puisque le but recherché à travers la réclamation de neutralité, est le bon fonctionnement de l’entreprise, et que cela concerne toutes les manifestations de toutes les convictions et croyances. Mais le cas français était légèrement différent. Une salariée embauchée en 2008 comme ingénieure d’études, avait été licenciée en 2009 sans préavis. Le client chez qui elle intervenait, s’était plaint que le voile de la jeune femme « avait gêné un certain nombre de ses collaborateurs », pour justifier son licenciement, celle-ci refusant d’ôter son voile. La femme voilée licenciée l’a été en raison de remarques de clients sur la gêne qu’ils ressentaient au regard de son voile, donc envers un signe religieux précis et non d’une règle générale, et ce, alors qu’à l’embauche elle portait le voile. Il y a là comme une inégalité de traitement aux yeux des juges Luxembourgeois, qui considèrent qu’il y a ici une discrimination directe. Il y a donc une certaine cohérence dans cette décision dont découle cette nouvelle lecture des discriminations dans l’entreprise, qui en raison de la primauté du droit communautaire sur le droit national est censée s’appliquer directement dans notre droit. La Cour de cassation a été saisie du cas français alors que le licenciement de l’employée voilée avait été confirmé en première instance comme en appel, considérant qu’il en allait du bon fonctionnement de l’entreprise et proportionné au but recherché, le port du voile entrainant là le risque d’une perte de clients pour l’entreprise. La cour était dans l’attente de la décision de la CJUE pour se prononcer. Il faut attendre de voir comment elle va réagir. Mais indéniablement la décision qui vient d’être rendue par la CJUE change la donne, à travers cette lecture d’une discrimination directe ou indirecte dans l’entreprise, et ouvre la voie à la possibilité réelle pour les entreprises française de se doter des moyens d’anticiper sur ce type de cas, en recourant à l’ajout dans le règlement intérieur de l’entreprise, de ce fameux article imposant aux salariés la neutralité en matière d’expression ostensibles de leurs convictions et croyances.

Concernant la loi El Khomri, elle autorise les entreprises à inscrire le principe de neutralité dans leurs règlements intérieurs «si ces restrictions sont justifiées par l'exercice d'autres libertés et droits fondamentaux ou par les nécessités du bon fonctionnement de l'entreprise et si elles sont proportionnées au but recherché». La décision de la CJUE va dans le sens de cette loi, en renforçant cet acquis. On doit bien considérer ici les enjeux en matière de discriminations dans l‘entreprise à ce moment, et veiller plutôt à une large application du principe de neutralité dans l’entreprise, car sinon cela risque d’entrainer des effets pervers face à ces revendications.  Le risque est de voir se multiplier les refus d’embauche à des femmes voilées, ou simplement même à des femmes présentant un physique rendant compte d’une origine laissant penser que cette revendication puisse ensuite se manifester après l’embauche. Le résultat serait ainsi de plus de discriminations, au lieu d’apaiser les choses sur cette question, et plus de conflits à ce titre venant devant les tribunaux. On doit aussi avoir à l’esprit que dans toutes les enquêtes d’opinion les Français sont de 70 à 80% favorables à l’interdiction du voile dans l’entreprise.

Cependant, comment juger de l'opportunité d'un tel avis ? Faut-il y voir une prise de conscience pour cette question ? 

Effectivement, cet avis s’inscrit dans un contexte de montée des affirmations identitaires en Europe que l’on ne peut ignorer, et qui ne peut donc être détaché complètement de cela. Aussi, s’il y a liberté d’expression des différences dans l’entreprise, pour garantir à chacun la liberté de ses convictions, on doit veiller à ce qu’aucune d’entre elles ne cherche à prendre le pouvoir sur les autres. C’est la condition de l’exercice des mêmes libertés pour tous. Et force est de constater qu’aujourd’hui, c’est bien le port du voile qui cristallise l’attention et pas parce que l’on serait dans l’obsession de l‘islam, mais parce que c’est bien au nom d’autoriser qu’il soit porté partout que des cours de justice sont saisies à tous les niveaux, comme on vient de le voir avec la CJUE. On ne peut ignorer le risque que fait courir la multiplication du voile, comme phénomène de groupe, et plus particulièrement de groupe de pression, alors que des organisations communautaristes militent ouvertement contre les lois laïques de la République, comme c’est le cas du Collectif contre l’islamophobie en France proche des Frères musulmans, qui a ses équivalents ailleurs en Europe. Une organisation qui crie au loup suite à cet avis, qui défend derrière un discours de lutte contre « l’islamophobie », une conception du religieux qui devrait imposer ses règles à la règle commune et à nos mœurs, mettant en danger notre modernité démocratique. On notera au passage que le CCIF intente régulièrement des procès en « islamophobie » à des intellectuels français (Pascal Bruckner, Jeannette Bougrab, Georges Bensoussan…) pour leur critique de l’islam politique, autrement dit de cet islam qui entend imposer la loi religieuse en lieu et place de la loi civile. Procès qu’il perd, heureusement. Toutes les femmes qui portent le voile ne sont pas nécessairement dans cette démarche de groupe de pression bien sûr, mais sont récupérées par ceux qui entendent l’utiliser à des fins politiques, ce dont on doit tenir compte dans les analyses sur lesquelles on fonde des décisions politiques importantes, afin de bloquer cette manipulation. D’autant plus au regard d’une radicalisation galopante qui peut s’en nourrir. Il y a donc un phénomène de pression ici que l’on ne peut négliger et qui justifie d’offrir aussi cette possibilité de limitation de l’expression religieuse dans l’entreprise, car le voile n’est pas aujourd’hui qu’un problème de liberté individuelle mais devient un signe ostensible d’appartenance à un groupe qui entend peser sur nos choix politiques, les règles de notre vivre ensemble, ce que l’on ne peut laisser faire sans réagir. Et comme le voyait le Haut conseil à l’intégration dans l’avis qu’il avait rendu sur ce sujet en 2011, la pression d’un groupe religieux sur les autres salariés au regard des autres convictions constitue un risque pour « la paix sociale dans l’entreprise » auquel on doit pouvoir parer. On ne peut aussi ignorer que les populismes de tous poils se nourrissent de cet état de fait, ce qui représente l’autre face d’un même problème, sinon d’un même danger.

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