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Cette autre menace silencieuse qui inquiète les agences européennes de lutte contre le terrorisme
©Reuters

Ecrans radars en panne

Selon une étude du King's College de Londres, 80% des terroristes récemment impliqués dans un projet d'attentat en Europe ont un passé criminel. Ces individus bénéficient notamment d'un accès facilité aux armes illégales et sont habitués à la clandestinité.

Stéphane Quéré

Stéphane Quéré

Diplômé de l'Institut de Criminologie et d'Analyse en Menaces Criminelles Contemporaines à Paris II, Master II "Sécurité Intérieure" - Université de Nice. Animateur du site spécialisé crimorg.com. Derniers livres parus : "La 'Ndrangheta" et "Planète mafia" à La Manufacture de Livre / "La Peau de l'Ours" (avec Sylvain Auffret, sur le trafic d'animaux, aux Editions du Nouveau Monde)

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Alain Rodier

Alain Rodier

Alain Rodier, ancien officier supérieur au sein des services de renseignement français, est directeur adjoint du Centre français de recherche sur le renseignement (CF2R). Il est particulièrement chargé de suivre le terrorisme d’origine islamique et la criminalité organisée.

Son dernier livre : Face à face Téhéran - Riyad. Vers la guerre ?, Histoire et collections, 2018.

 

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Atlantico : Selon le centre international d'étude de la radicalisation et de la violence politique du King's College de Londres, 80% des personnes récemment impliquées dans un projet terroriste en Europe avaient un passé criminel. En quoi le passé criminel de ces individus peut-il faciliter la préparation d'attaques terroristes de grande ampleur ? Dans quelle mesure cette évolution du profil des terroristes complique-t-elle le travail du contre-terrorisme européen ?

Stéphane Quéré : Le passé criminel de ces terroristes a principalement deux influences sur les actions terroristes : premièrement, ils sont noyés dans la masse et sont donc difficiles à identifier par les services de police et de renseignement ; deuxièmement, ils ont acquis des réflexes "professionnels", c’est-à-dire des réflexes de délinquant, de contre-mesure, notamment de contre-surveillance par les services de police et ils ont un accès facilité aux armes, aux faux papiers, aux méthodes de financement des actions terroristes par des actions illégales (escroqueries financières, contrefaçons etc.).

Par ailleurs, ils savent aller dans l'action : le fait que ces jeunes souvent "paumés", déstructurés, basculent dans le radicalisme leur a ouvert une voie nouvelle et ils trouvent dans le terrorisme un but à leur vie qu'ils n'avaient pas quand ils étaient seulement délinquants.

Ce profil criminel des terroristes complique le travail des agences de renseignement car, comme je viens de l'évoquer, ces individus sont perdus dans la masse. Par ailleurs, les forces de police ont un problème structurel lié au fait qu'elles ont perdu les études de terrain que permettait l'action des renseignements généraux (qui ont été remplacés par le renseignement territorial). Ce problème pousse la police à essayer de récupérer le renseignement de terrain, notamment dans les cités, de remettre de l'humain dans le renseignement territorial.

Alain Rodier : Il est vrai que la majorité des activistes terroristes actuels en Europe ont un passé criminel. C’est essentiellement dû au fait que la cause révolutionnaire qui mobilise le plus aujourd’hui est le salafisme-djihadisme qui est une frange qui prône un retour à l’islam des origines. Or, les populations musulmanes sont essentiellement concentrées dans ce que l’on appelle les "quartiers" où des bandes font la loi. Cela constitue donc un vivier de choix où des recruteurs viennent pêcher des jeunes délinquants en leur proposant de donner un sens à leur vie en rejoignant le djihad. Ils mettent en avant la théorie de victimisation du monde musulman par les "juifs et les croisés" et leur offrent une sorte de rédemption par l’action.

Le fait que ceux qui acceptent de rejoindre les rangs des djihadistes soient déjà des délinquants économise une formation de base à la clandestinité. Ils y sont habitués depuis qu’ils se sont livrés à des trafics lucratifs dont le principal est celui de la drogue. Il ne reste donc qu’à suivre des cours de religion assez sommaires car le but des recruteurs n’est pas d’en faire des érudits de l’islam mais des activistes opérationnels.

Comment le trafic d'armes illégales a-t-il évolué au sein de l'Union européenne ? Où sont saisies le plus grand nombre d'armes ? Quel est le lien entre l'offre d'armes dans un pays et l'apparition de foyers terroristes ?

Stéphane Quéré : Tout d'abord, il faut rappeler que les armes à feu illégales ne sont pas forcément utilisées dans les actions terroristes. Pour les attentats de Berlin, Nice et Saint-Etienne-du-Rouvray, les terroristes ont eu recours à des armes blanches. Les armes de poing peuvent être utilisées, comme on l'a vu dans les opérations en Belgique et à Paris, mais ce n'est pas une "obligation" car tout est bon à prendre pour les terroristes.

Le trafic d'armes fournit des outils nécessaires aux activités illégales : c'est pour supporter ces activités illégales que les armes sont importées (fonction support).

Premièrement, certains flux viennent de l'étranger, essentiellement de la zone des Balkans avec une explosion du trafic au lendemain des guerres de l'ex-Yougoslavie. Les quantités d'armes en provenance de ces pays qui arrivent en Europe et en France sont petites. Peu de grosses saisies sont faites dans la mesure où les chargements sont assez limités.

Un autre flux pourrait apparaître dans les prochains mois avec des armes en provenance d'Afrique du Nord et notamment de Libye.

Deuxièmement, une nouvelle problématique se dessine : les vols d'armes contre les armuriers, les particuliers et au sein de l'armée.  

Un troisième flux vient de la remilitarisation d'armes qui ont été démilitarisées à des fins de collection, de décoration, etc., et qui peuvent être remilitarisées par des armuriers amateurs, via des forums et des sites en ligne où sont facilement accessibles les modes d'emploi pour remilitariser une arme. En France, la démilitarisation des armes est faite par la manufacture des armes de Saint-Etienne sous contrôle de l'Etat (c'est donc plutôt bien fait). Néanmoins, les normes ne sont pas les mêmes dans tous les pays européens et les remilitarisations sont parfois très légères, notamment dans les pays d'Europe de l'Est. Il est facile grâce à Internet d'importer des armes en France soi-disant neutralisées et de les rendre à nouveau létales par des petites manipulations de "bricoleur amateur".

Le lien entre disponibilité des armes et foyers terroristes n'est pas automatique. Il est certain que la disponibilité des armes facilite le travail pour les attentats de grande ampleur comme à Paris et en Belgique. Mais, comme on l'a vu à Nice et à Berlin, les terroristes n'ont pas besoin d'armes de guerre super-puissantes pour causer des dégâts et choquer l'opinion. Ce n'est pas seulement une question d'armement mais aussi de volonté.

Alain Rodier : Tout d’abord en Europe, la législation sur la détention d’armes n’est pas la même selon le pays. Par exemple, elle est beaucoup plus sévère en Grande-Bretagne (où c’est à peine s’il est autorisé d’acquérir un pistolet à bouchons) qu’en Allemagne et enfin qu’en France. Mais ce n’est pas réellement ce facteur qui est en jeu puisque les armes légalement détenues ne sont jamais mises en cause dans des faits de terrorisme (ce qui n’est pas le cas pour les suicides ou les querelles de voisinage). La légende court que l’on peut trouver une kalachnikov à chaque coin de rue des "quartiers" pour des sommes modiques. C’est pour le moins exagéré. Il est vrai que l’on trouve des armes illégales mais pour des prix importants. Généralement, cela ne pose pas de problème pour ceux qui les achètent dans la mesure où leurs revenus provenant du trafic de drogues sont déjà élevés.

La plupart des armes illégales proviennent d’Europe centrale (des résidus des guerres yougoslaves) mais aussi des sites Internet qui vendent des armes neutralisées destinées aux collectionneurs. Les législations sur la manière de neutraliser ces armes - souvent des fusils d’assaut - étant différentes selon les États, certaines sont relativement facilement remilitarisables. Des "armuriers" appartenant au crime organisé le font à loisir en prenant des bénéfices conséquents.

Comment les agences de renseignement essaient-elles de s'adapter à cette évolution du profil des terroristes ? Concrètement, quelles difficultés rencontrent-elles ?

Alain Rodier : A la base, il semble que cela devrait faciliter le travail des forces de l’ordre car la plupart des personnes qui ont été impliquées dans des actions terroristes ces dernières années en Europe étaient "bien connues des services de police". En clair, elles avaient un dossier "qui encombrait aux archives". Mais le problème, c’est que les fichiers contiennent des millions de noms. L’abondance d’informations est extrêmement utile à une enquête après qu’un acte délictueux (et en particulier terroriste) a été commis car elle permet alors de remonter le fil conducteur donnant les identités des personnes impliquées, mais elle est difficilement utilisable en amont. C’est bien d’avoir tous les morceaux d’un puzzle, mais généralement ils ne peuvent être rassemblés que lorsqu’il y a eu un début d’action, donc malheureusement après-coup.

Stéphane Quéré : Les agences essaient de remettre du renseignement criminel sur le terrain, d'aller au plus près des endroits sensibles où se trouvent des délinquants qui se sont radicalisés mais aussi des radicalisés qui se financent par des activités illicites.

Les difficultés que rencontrent ces agences sont liées au quasi-démantèlement des renseignements généraux et au fait que de nombreux contacts sur le terrain ont été perdus. Depuis quelques temps, les agences essaient de recréer les contacts, de remettre des gens sur le terrain. En effet, tout ne peut pas être fait par le renseignement technologique, il faut aussi du renseignement de terrain, ce qui nécessite de prendre contact avec les gens, de ressentir le pouls d'une cité, d'une ville, d'un territoire.

Quel est le défi posé par l'ouverture des frontières ? Comment lutter contre le trafic d'armes à l'intérieur de l'espace Schengen ?

Alain Rodier : Il conviendrait d’uniformiser les législations sur un mode de base, chaque État étant toujours libre d’être plus restrictif. Il semble que cela est actuellement le cas pour la neutralisation des armes de guerre. Cela montre également que la "guerre contre le terrorisme" (1) ne doit pas faire oublier la "guerre contre le crime organisé" qui fournit la logistique, le trafic d’armes étant l'une de ses principales activités à l’image de ceux de la drogue, des êtres humains (je pense aux migrants clandestins), des antiquités et de toute autre matière recherchée.

Stéphane Quéré : Le trafic d'armes a toujours eu lieu, frontières ou pas frontières. Le vrai défi, c'est l'harmonisation des législations et des pratiques européennes concernant la démilitarisation : si tous les pays avaient les mêmes législations que la France, c’est-à-dire une démilitarisation complète et quasiment absolue des armes, ce serait une véritable avancée.

(1) Je rappelle que la "guerre contre le terrorisme" ne veut rien dire. On ne se bat pas contre un "moyen" mais contre les personnes qui l’utilisent.

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