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Comment Bob Dylan a réécrit le grand livre des chansons américaines
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THE DAILY BEAST

Vous allez entendre tout et n'importe quoi, que les membres du Comité Nobel sont devenus fous et ont donné le Nobel de littérature à un chanteur-compositeur. Mais en fait, ils honorent une réussite artistique vraiment unique.

Malcolm Jones

Malcolm Jones

Malcom Jones est journaliste pour The Daily Beast

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Malcolm Jones - The Daily Beast

Alors, combien d'articles sur Bob Dylan, qui vient de remporter le Nobel de littérature, commenceront selon vous par un vers d'une chanson de Dylan, et probablement celui-ci : “The times they are a changin’”? Parce que beaucoup de gens vont voir ce prix comme le symbole parfait d'un establishment qui rend enfin les armes devant un phénomène de la musique, dissident, rebelle, mais particulièrement littéraire. La dissidence, bien entendu, vient surtout de l'Académie suédoise du Nobel en ce moment - quand même, donner leur Nobel de littérature à un chanteur-compositeur. Mais bravo à eux, quand même, parce que peu d'auteurs peuvent vraiment se vanter d'avoir autant influencé autant de gens, et si profondément, avec leur art que Bob Dylan. Et certainement aucun auteur vivant n'a à lui seul redessiné le périmètre d'une discipline artistique comme Dylan l'a fait. Presque du jour au lendemain, il a enseigné à une génération entière d'attendre plus d'une chanson, d'en attendre beaucoup plus. Encore plus étonnant, il n'a cessé de repousser toujours plus loin nos attentes depuis un demi-siècle. De lui, nous avons appris que les chansons pouvaient ne pas être uniquement à propos de coeurs brisés, elles pouvaient aussi briser le vôtre.

Il nous a fait découvrir que les chansons populaires pouvaient être sérieuses et qu'elles doivent parfois être prises au sérieux, parce qu'elles peuvent être de l'art, elles aussi, sans cesser de nous divertir. Dylan peut revendiquer une  réussite unique, d'avoir totalement bouleversé nos idées sur les chansons, d'avoir changé la façon dont nous définissons une chanson et de nous avoir fait comprendre à quel point  les catégories sont absurdes. Je ne suis pas sûr qu'il ait jamais écrit une chanson de protestation qui soit aussi une chanson d'amour, mais je suis certain qu'il a essayé.

Une seule chanson de Dylan  - choisissez à peu près n'importe laquelle - peut protester, elle peut se moquer, elle peut même vous faire réfléchir, et faire aussi tout cela en même temps. Dylan a été le premier compositeur que j'ai jamais connu à écrire une chanson où la personne dont il est question  - la personne à qui Dylan donne une voix — est en colère, amère (“You’ve got a lotta nerve to say you are my friend”, tu es vraiment gonflé de te prétendre mon ami). Mais ce qui est encore plus beau, pour mes oreilles tout au moins, est cette sorte de jubilation étrange dans ses paroles, pas exactement comme s'il était heureux, mais comme s'il y avait de la joie dans sa colère. Quelle que ce soit la personne qui prenait une raclée (dans cette chanson), il y prenait du plaisir.

Comme par miracle, l'euphorie que j'ai ressentie la première fois que j'ai entendu cette chanson est toujours là, chaque fois que je l'écoute, encore maintenant. Elle ne tourne jamais au rance. Comment est-ce possibe ? Sur le tard, Dylan a fait quelque chose d'encore plus profond avec sa musique ; Il a tiré un peu le rideau et nous a laissé voir comment les chansons, ses chansons du moins, des choses faites à la maison, à la main,  transmises de génération en génération, ne sont pas tant composées qu'assimilées. Certaines paroles sont empruntées, certaines sont de lui, mais le résultat final est quelque chose qui sonne à la fois familier et étrange, quand, dans un dernier tour de passe-passe, le compositeur disparait, laisant derrière lui seulement la chanson (et peut-être l'ombre d'un sourire narquois).  Cela peut sembler étrange d'un homme qui est toujours salué pour son originalité et son talent si personnel, mais avec Bob, vous apprenez à ne rien supputer sur ce qu'il va faire ensuite. La surprise a toujours été son fidèle acolyte.

Prenez “High Water (for Charlie Patton)” qui est sortie en  2001. La chanson est dédiée au grand bluesman du Delta, Charlie Patton. Comme il y a une référence à Vicksburg dans un vers et une référence à Clrksdale dans un autre, j'ai toujours supposé que la chanson parle plus ou moins de l'inondation de 1927, qui a dévasté une grande partie du Mississippi et de la Louisiane. Mais il mentionne aussi Kansas City et des personnages qui vont du chanteur Joe Turner à Charles Darwin, et à des gloires plus modestes telles que Fat Nancy et Bertha Mason. Alors, vous avez raison de supposer que cette inondation est été réelle, mais que c'est aussi une métaphore, et une émotion : le genre d'intersection culturelle en forme de trèfle dont Dylan a rempli sa pelouse musicale toute sa vie.

Plusieurs vers se détachent, comme des os sortant de la peau : “Well, the cuckoo is a pretty bird, she warbles as she flies” (Eh bien, le coucou est un bel oiseau, il gazouille en s'envolant), et un peu plus loin, “I’m getting up in the morning, I believe I’ll dust my broom, je me lève le matin, je pense que je vais secouer mon balai).” Ni l'une ni l'autre de ces paroles ne sont très originales. Elles remontent toutes deux si loin dans le temps qu'on ne peut plus savoir qui les a imposées. La première sort du folklore anglais et la deuxième est une de ces paroles de chanson de blues qui apparaissaient quand le chanteur en a besoin  (je crois que toutes les paroles du blues sont un peu comme ces mots en aimant que vous collez sur le frigo et que vous disposez pour en faire de la poésie ou une liste de courses).

Le message que j'entends dans l'habitude des ''emprunts'' que Dylan a adoptée est que c'est sa façon de dire : “J'ai hérité de cette langue et je travaille dans cette traditon, et je l'utilise toute entière, du mieux que je peux, et je la transmets, et de la même façon, si je l'ai bien tournée, un jour, quelqu'un empruntera de moi ce dont il a besoin”. C'est sa façon de reconnaitre que l'art est une rivière dont nous buvons tous mais qui ne nous appartient pas, et que l'usage que l'on en fait est à la fois question de confiance et d'obligation.

Le plus intéressant pour moi est qu'en dévoilant sa main de cartes, en révélant ses sources, en s'appropriant avec audace les paroles de chansons anciennes, en se moquant de l'égo et de l'individualisme, alors même que ses chansons sont devenues plus transparentes et personnelles avec le temps, Dylan a atteint une véritable grandeur dans la veilesse.

High Water” est une chanson très mystérieuse, mais ensorcelante, alors, vous n'arrêtez pas d'y revenir, vous essayez de la déchiffrer, et vous finissez par devenir ivre du jeu de mots, et vous riez toujours, parce que c'est profondément, sombrement, drôle. Dylan est la personne la plus drôle depuis Faulkner à remporter le prix Nobel de littérature avec des paroles comme “Je peux vous écrire des poèmes, je peux faire perdre l'esprit à un homme fort/ je ne suis pas un cochon sans perruque/j'espère que vous me traiterez bien”.

La chanson ne cite pas Edward Lear, mais lui aussi est là, quelque part. Si vous entendez quelqu'un radoter que Dylan mérite le Nobel parce que c'est vraiment un poète et pas seulement un compositeur de chansons, donnez-lui une tappe sur la tête de ma part. Dylan n'est pas un poète. Ses mots ne font pas grand chose quand ils sont cloués sur une page. Enfin, ils font moins. Mais les compositeurs de chansons et les poètes, même s'ils partagent des caractéristiques communes superficielles, ne font pas la même chose. Bob Dylan écrit des chansons, et quand ses mots sont mariés à la musique, c'est beaucoup. Même quand la musique est minimale.“High Water”vogue presque entièrement sur un seul accord et jamais, pas une seule fois, elle n'est monotone, au contraire, elle est incantatoire, envoutante, comme la voix sarcastique du malheur en personne “Things are breaking up out there / High water everywhere.” (Les choses vont mal  là bas/les eaux sont hautes partout)

Durant la plus grande partie de sa vie, Dylan a écrit et chanté des chansons qui ont redessiné le paysage musical. Il n'a pas seulement fait des choses dont on disait qu'elles ne pouvaient être faites. Il a fait des choses dont nous ne savions pas qu'elles pouvaient être faites, du tout. Il remplit cette case qui n'a jamais eu de héros pour la remplir. 

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