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Fin du salariat ? Pourquoi la décision d’un juge américain pourrait remettre en cause le phénomène de l’ubérisation de la société
©Reuters

Pas encore gagné

Uber fait face à une décision de justice assez rude : aux Etats-Unis, un juge fédéral a estimé que les chauffeurs devaient être requalifiés en tant que salariés.

Philippe Crevel

Philippe Crevel

Philippe Crevel est économiste, directeur du Cercle de l’Épargne et directeur associé de Lorello Ecodata, société d'études et de conseils en stratégies économiques.

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Atlantico : Ce jeudi 18 août, un juge fédéral américain a rendu une décision particulièrement défavorable à l'encontre d'Uber en dénonçant un accord de 100 millions de dollars entre la société et les chauffeurs, jugé "injuste, inadéquat et non raisonnable". En quoi une telle décision, visant à chercher la requalification des chauffeurs indépendants en salariés, pourrait porter un coup fatal à ce modèle ? Une telle décision pourrait-elle inspirer la France ?

Philippe Crevel : Les plateformes collaboratives comme Uber ont pour fonction de rapprocher offre et demande en recourant à de la géolocalisation. Elles sont des intermédiaires qui ne veulent en aucun cas porter le risque du métier concerné. Ainsi, Airbnb propose un nombre de chambres supérieur à celui du groupe Accor sans en détenir une seule. Ce modèle de report du risque sur les producteurs a débouché sur des capitalisations extrêmement importantes du moins pour les leaders de chacun des marchés concernés. Airbnb vaut plus cher que le groupe Accor. Uber vaut plus de 60 milliards de dollars quand Europcar tourne autour d’un milliard d’euros et quand Air France ne dépasse pas 1,6 milliard d’euros.

Le modèle des plateformes, c’est beaucoup de clients et de producteurs de services, peu de salariés pour un maximum de valorisation boursière, le tout sur fond d’algorithmes et de géolocalisation.

Dans tous les pays, ces plateformes font l’objet de plaintes devant les tribunaux pour de multiples raisons. La déstabilisation des marchés sur lesquels elles exercent leurs acticités provoquent des tensions sociales et des manques à gagner pour les pouvoirs publics.

La requalification des chauffeurs d’Uber en salariés pourrait évidemment remettre en cause le modèle de cette société. Payer des salaires tous les mois n’est pas le même métier que toucher des commissions sur des courses. Uber devrait payer des charges sociales, des cotisations au comité d’entreprise, etc. C’est un autre métier qui prend le nom de transporteur…

Mais la parade est relativement simple. Aux Etats-Unis, des tests grandeur nature de voitures Uber sans conducteur sont prévues dans les prochains jours. Uber a annoncé un partenariat avec le constructeur suédois Volvo pour la création d’une flotte de VTC sans chauffeur. A terme, le métier de chauffeur, surtout en milieu urbain, est amené à disparaître. Ainsi, plus de problème ou presque….

D’ici là, Uber devra faire face à la justice. Ainsi, en France, plusieurs procédures sont en cours pour requalifier le travail des chauffeurs d’Uber. L’Urssaf a déjà rendu sa position en considérant que tous les chauffeurs du service américain sont des salariés et non des travailleurs indépendants. Elle demande de ce fait le versement de cotisations sociales. Des procédures ont été lancées au pénal pour "travail dissimulé" car l'Urssaf affirme qu'Uber a mis en place volontairement un montage juridique pour échapper aux règles qui régissent le contrat de travail.

Il est possible que la jurisprudence issue de l’arrêt Labbane de la Cour de cassation puisse s’appliquer aux chauffeurs Uber. En vertu de cet arrêt, la Cour de cassation a estimé que des chauffeurs de taxi soi-disant travailleurs indépendants étaient dans un état de subordination à l’égard de la société en prenant en compte plusieurs indices (obligation d’opérer un entretien et un nettoyage quotidiens du véhicule en utilisant les installations de l’entreprise, visite technique devant s’opérer dans un atelier choisi par la société, etc). La Cour a demandé la requalification de leur contrat de chauffeur en CDI. Plusieurs indices permettraient de faire de même pour Uber : contrat de leasing de voitures (pourquoi à Paris, les chauffeurs roulent-ils souvent en 508 ?), système de notation pouvant entraîner l’exclusion du réseau (assimilable à un licenciement), tarifs fixés par la société ce qui est contraire à la liberté d’entreprise, du commerce et de l’industrie. Les majorations tarifaires en période de pointe peuvent être également assimilées à des primes exceptionnelles.

Derrière ce combat juridique se dresse celui, plus global, du statut et de la notion de salarié. En quoi le modèle Uber a-t-il changé la donne ? Est-ce réellement acceptable pour les Etats, et pour les salariés ? 

Le statut de salarié est daté. Il est l’enfant de la première et de la deuxième révolution industrielle. Il est lié à la notion de subordination à un donneur d’ordre exclusif, l’employeur. Quand on est salarié, on est dépendant durant le temps de travail fixé par le contrat ou la loi. Ce statut n’était pas si éloigné que cela du servage de l’Ancien Régime. La contrepartie de cet état de subordination a été la création de droits sociaux qui garantissent un minimum de protection : assurance-maladie, assurance-vieillesse, prévoyance en cas de survenue d’accidents du travail, etc. Le statut de salarié est lié à l’industrialisation, au développement d’entreprises employant de nombreux actifs.

L’évolution économique de ces trente dernières années remet en cause le concept de salariat. Les pays avancés sont désormais des pays tertiaires. Par ailleurs, le travail est avant tout intellectuel et de moins en moins physique. Les entreprises n’ont pas attendu Uber pour recourir à l’intérim et aux CDD pour être plus agiles et pour réduire les coûts. De plus en plus de salariés sont amenés, de leur plein gré ou de manière forcée, à devenir des consultants. Il en résulte une progression du nombre de travailleurs indépendants. Tous les pays ont mis en place des statuts particuliers pour accompagner ce mouvement, les mini-jobs en Allemagne, les contrats zéro heure au Royaume-Uni ou le statut des auto-entrepreneurs en France. D’un côté, les Etats y perdent en recettes fiscales et sociales, de l’autre, ces nouvelles formes d’emploi permettent de lutter contre le chômage. Ainsi, de nombreux jeunes du 93 qui n’arrivent pas à trouver de travail sont devenus des chauffeurs Uber. Il y a évidemment un risque de précarisation mais de l’autre, ces emplois permettent à des jeunes qui éprouvent les pires difficultés à entrer sur le marché du salariat de se lancer en créant une petite activité.

In fine, faut-il voir dans la décision du juge fédéral une tentative de protéger un ancien modèle de salariat face à l'avènement d'un nouveau ? Comment, aujourd’hui, concilier ces deux modèles ?

Les juges prennent leurs décisions en interprétant les textes en vigueur. Le droit du travail et le droit social évoluent moins vite que l’économie. Certes, depuis des années, il est affirmé qu’il faut faire évoluer le CDI, créer un contrat unique mais il y a des conservatismes, des blocages syndicaux et des réticences politiques. Notre monde du travail est très segmenté. Il y a une très grosse majorité des actifs qui sont en CDI, que ce soit dans le secteur privé ou dans le secteur public. 85 % des emplois en France sont des CDI, mais de l’autre côté, trois quarts des embauches s’effectuent en CDD ou en intérim. Plus de 3 millions de salariés sont en situation de précarité. Or, les insiders ne sont pas disposés, et c’est humain, à réduire leurs avantages au profit des outsiders.

Pour autant, avec la digitalisation croissante des activités, il faut passer d’un statut lié à l’emploi occupé à un statut du travailleur qui s’applique quelle que soit la nature de l’activité – travail indépendant, salariat – secteur privé – secteur public. Il faut une harmonisation des droits et une flexibilité accrue pour pouvoir passer d’un emploi à un autre. Aujourd’hui, les CDI n’osent pas bouger de peur de perdre leurs droits et il est très difficile pour un auto-entrepreneur de devenir salarié. Il est important de réfléchir à une suppression des seuils, des barrières sans pour autant tomber dans le downsizing social. L’idée du compte personnel d’activité avancé par le gouvernement va dans le bon sens, sous réserve d’y inclure l’ensemble de la protection sociale et de simplifier le droit du travail. Le risque est que ce compte n’aboutisse qu’à compliquer un peu plus notre droit en se surajoutant à ce qui existe déjà. 

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