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Vous pensiez qu'elle était là depuis la nuit des temps, et bien non la plage de nos vacances a été inventée
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Sable fin

C'est un phénomène très récent dans l'histoire de l'humanité : l'apparition de la plage date de moins de deux cents ans, et est le fruit d'une transformation radicale du rapport de l'homme à la mer et à son corps.

Jean Viard

Jean Viard

Jean Viard est directeur de recherches CNRS au CEVIPOF, Centre de recherches politiques de Sciences Po.

Il est spécialiste des temps sociaux (les 35 heures et les vacances), des questions agricoles et de l'aménagement du territoire. 

Il est l'auteur de Penser les vacances (Editions de l'Aube, 2007), et Eloge de la mobilité : Essai sur le capital et la valeur travail (Editions de l'Aube, 2008) et plus récemment de : La France dans le monde qui vient aux Editions de l'Aube.

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Atlantico : En cette période estivale, il est difficile d'imaginer que les plages sur lesquelles se prélassent tant de vacanciers n'ont pas toujours été considérées comme des endroits de loisir, mais comme des lieux effrayants jusqu'il y a peu : qu'est-ce qui faisait que ce lieu était mal vu et quels ont été les éléments qui ont fait changer la perception des gens ?

Jean Viard : Je m'appuie ici sur les travaux d'historiens, notamment Alain Corbin évidemment. Ce qu'il faut savoir, c'est que l'imaginaire de la mer est jusqu'au XIXe siècle peuplé de monstres, de bêtes marines qui vous attirent par les pieds, bref, toute une représentation de la mer comme espace que l'on ne connaît pas trop, peuplé de bêtes de tailles anormalement grandes telles les baleines. Il faut savoir qu'on a à l'époque un imaginaire extrêmement dangereux, que les bateaux qui s'aventurent sur l'océan disparaissent souvent, sans qu'on puisse déterminer pourquoi. A partir de là s'est développée une représentation et un imaginaire de la dangerosité de la mer. On ne va surtout pas dans la mer : c'est d'ailleurs pour cela que nombre de marins ne savent pas nager, car ils préfèrent mourir tout de suite que d'être aspiré dans un univers absolument effrayant. C'est la première raison qui fait qu'on ne se baigne pas.

La seconde raison, c'est que la plage est un lieu vraiment populaire. C'est la salle du bain des pauvres sur les littoraux. Cela a souvent été le cas par exemple à Marseille, où les hommes se rendaient sur la plage, se mettent nus, se frottent avec du sable et se lavent au bord de l'eau. Comme ils n'ont pas accès à l'eau dans la ville, la plage a un usage hygiénique. Pour inventer la plage, tout au long du XIXe siècle, il faut tout d'abord faire en sorte que les gens n'aillent plus se laver sur la plage. De sorte que les différentes classes ne se mélangent pas. A Marseille, il y a eu à une certaine époque les touristes et les gens qui venaient se laver.

On a ensuite inventé l'élégance ; au début, celle-ci est réservée aux femmes. Les hommes en effet restent en costume sur la plage, souvent en hauteur sur les dunes : c'est un spectacle. L'autre aspect, que Corbin montre très bien, c'est qu'il y a tout un imaginaire médical sur la mer qui fait venir la féminité aux filles. Les femmes faisaient venir leurs filles avant qu'elles aient leurs règles pour que celles-ci soient trempées (il y avait des débats et même des thèses entières écrites à la fin du XIXe pour savoir s'il fallait les tremper la tête ou les pieds en premiers). C'est ce qu'on appelle les baigneurs de vierges, qui s'installent sur des pontons troués, couverts de tentes pour cacher l'opération. Le but était d'accélérer la venue des règles. Quand on regarde cela, on trouve cela très grotesque, mais c'était il y a 150 ans. Cela veut bien dire qu'il y a un imaginaire de la plage.

Celui-ci a bien sûr été porté par la peinture, car cette invention de la plage vient avant celle de la photographie. Apparaît la peinture de bain, qui accompagne le développement du commerce : ces tableaux sont ceux des chambres de commerce, qui représentaient dans leurs bureaux les endroits où leurs filiales commerciales étaient implantées. Par exemple, une entreprise londonienne avait des tableaux de Marseille, New York ou Istanbul. Les tableaux représentaient là où les bateaux des armateurs se rendaient. Puis, on a commencé à peindre l'eau, d'abord les stations comme Bath qui étaient des lieux mondains, puis les plages du Nord qui étaient à proximité de ces lieux. Se développent en parallèle des pratiques touristiques comme en Normandie, avec les stations balnéaires. Et enfin ces bains ont été exportés sur les côtes méditerranéennes. D'ailleurs on peut voir la transition dans la peinture des côtes méditerranéennes, qui était généralement faites à deux, le Provençal peignant la terre et la végétation et le Nordiste, venu pour mettre en valeur son expérience, l'eau.

L'autre donnée importance est la découverte dans le romantisme de la petitesse de l'homme face à la nature, qui se retrouve face aux montagnes mais aussi face à l'horizon. Le tourisme se construit autour de cette idée : les routes de corniche ou de littoral comme la promenade des Anglais à Nice sont construites pour permettre de contempler le paysage. Il s'agit d'un dispositif pour qu'on puisse méditer sur l'immensité de la mer. Apparaît tout cet imaginaire des pratiques du corps, qui vont passer de l'eau douce à l'eau salé, et ces pratiques vont être érotisées par le corps des femmes tout d'abord. Et d'un autre côté apparaît ce sentiment pour la nature, cette admiration de la nature littorale qui nous vient d'Angleterre et qui est une culture pré-écologique. C'est ainsi que la Côte-d'Azur devient ce qu'elle est aujourd'hui : on y admirait ses paysages typiques et extraordinaires. Puis à partir du XXe siècle, la plage devient un objet populaire et donc de masse.

La démocratisation de la plage a été liée à ses vertus médicales, un peu comme la montagne avec les sanatoriums. Mais très vite, cette fonction est déplacée, ouverte à tous et devient un symbole de loisir, de détente, de repos nécessaire : qu'est-ce qui explique cette transformation en lieu de vacances tels qu'on les connaît aujourd'hui ?

C'est toute l'histoire du tourisme au XXe siècle ! Un nouveau rapport autour du corps apparaît, issue de la culture aristocratique d'une classe sociale qui ne travaille pas. On voit apparaître alors ski, natation, golf, etc. Il s'agit de développer son corps pour qu'il soit en bonne santé et séduisant. Avec la sortie progressive de la société industrielle, avec d'abord le Front Populaire en France, on passe d'un corps fonctionnel de l'ouvrier au corps de l'employé de bureau, qui doit de temps en temps l'occuper et l'entretenir. Il fait donc du sport.

En même temps, on voit une démocratisation des bains de mer avant et après la guerre de 1914. Tout d'abord ce sont les rentiers, puis les fonctions libérales et enfin les premières pratiques populaires dans les années 1930 et surtout après 1945. On va dans un premier lieu copier les destinations des aristocrates et grands bourgeois, puis face à l'affluence élargir la pratique géographiquement à tout le pourtour littoral français. Les plages du Languedoc ou du sud de Bordeaux sont ainsi utilisées assez tardivement. Et l'augmentation du flux de tourisme va perpétuer cette course à la plage.

Pourtant aujourd'hui, il y a toujours plage et plage : celle isolée et la longue remplie de monde : en quoi est-ce que la plage que l'on fréquente dit beaucoup de nous ?

Ce phénomène que l'on vient de décrire a ouvert la société vers l'eau. L'eau, cela peut être la Grande Motte tout comme cela peut être une piscine (il y en a des millions), ou encore la plage que recherchaient les aristocrates voyageurs au 18e-19e siècle, unique et réservée à celui qui s'y prélasse et qui est aujourd'hui privée le plus souvent. Il y a d'un côté un tourisme qui se veut solitaire, et de l'autre un tourisme de masse qui pollue ces lieux solitaires. A partir de là, les riches vont utiliser de plus en plus de bateaux pour s'éloigner du peuple et aller dans des criques isolées des réseaux routiers. Depuis 30 ans, on a énormément détruit au bord de la mer pour rendre accessible au domaine public. Il y a en France encore quelques endroits privés, tels des criques privées ou des îles en Bretagne. C'est le sommet du raffinement balnéaire. On retrouve évidemment les pratiques classiques d'exclusion des classes dominantes.

Dans cette évolution, qu'est-ce que montre l'apparition de lieux comme Paris Plage ?

Ce que je viens de décrire, c'est qu'il y a eu d'abord une idée de départ en vacances, et la plage restait un lieu nécessairement éloigné, peu commun. Tout cela se passait en dehors de la ville et des zones industrielles. Depuis une trentaine d'années, on travaille de moins en moins, et le temps libre qui se dégage est construit par les stéréotypes du tourisme. On est plus souvent en-dehors du travail qu'au travail, généralement seulement 10% de notre vie. La vie moderne a intégré cet espace publique ludique. Les quais et ports des villes intègrent des pratiques de vacances. Les 10 villes qui crééent des richesses aujourd'hui sont des villes universitaires et touristiques. Cela montre à quel point le tourisme a été intégré à la culture économique actuelle par le biais du collaboratif. On parle même de révolutions collaboratives qui intègrent le surplus de travailleurs que l'agriculture et l'industrie ne prend plus du fait de la mécanisation et robotisation. L'art de vie devient structurant, ce qui provoque ces mélanges étonnants de Haussmann et de Club Med qu'est Paris Plage. Et ce genre d'exemples se multiplient aujourd'hui.

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