Inégalités : Radiographie du plus grand hold-up de l'histoire (et comment l'Etat et les sociaux-démocrates s'en sont rendus complices depuis 30 ans)<!-- --> | Atlantico.fr
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François Hollande s'est choisi "le monde de la finance" comme ennemi principal de campagne. Mais pour combattre les dérives de la financiarisation de l'économie, encore faut-il être capable d'en comprendre vraiment les mécanismes tortueux... Première partie.

Bruno Bertez

Bruno Bertez

Bruno Bertez est un des anciens propriétaires de l'Agefi France (l'Agence économique et financière), repris en 1987 par le groupe Expansion sous la houlette de Jean-Louis Servan-Schreiber.

Il est un participant actif du Blog a Lupus, pour lequel il rédige de nombreux articles en économie et finance.

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Vous avez entendu, comme nous, François Hollande désigner son ennemi: la finance. Il est dommage qu’il n’ait pas précisé l’analyse sous-jacente à cette stigmatisation de la sphère financière. La finance, comme la langue d’Ésope recouvre la meilleure et la pire des choses.

Dans le sens populaire, et les commentaires de la presse de ce lundi en attestent, le public confond la finance avec le profit. Ainsi, les travailleurs de Lejaby considèrent que c’est l’exigence d’un taux de profit qui a coulé leur entreprise et, nommément, ils incriminent la finance. 

La finance, cela peut être aussi l’existence de l’argent, du système bancaire, l’existence en quelque sorte du moyen et de la circulation des échanges. 

Dans notre conception, la finance, ce n’est ni le profit, ni l’argent, ni le système bancaire, c’est la perversion du système dans lequel nous sommes tombés depuis le début des années 80, et c’est pour cela qu’au lieu de la désigner sous le vocable de finance nous préférons la désigner sous le vocable de financiarisation.

Contre la lutte contre les inégalités, contre l’austérité !

La financiarisation génère des inégalités au lieu d’être productrice de richesse. L’économie de marché a été saisie par les classes dominantes et l’Etat.

Ci dessous la pyramide de la répartition des richesses dans le monde. Au sommet, 29,7 millions de personnes (0,5% de la population mondiale) détiennent chacune un patrimoine supérieur à 1 million de dollars, soit au total 38,5% de la fortune mondiale totale quand à la base, 3,064 milliards d'individus (soit plus des 2/3 de la population du globe) ne détiennent collectivement que 3,3% de la fortune du monde.

Vous avez noté comme nous la montée du thème de l’aggravation des inégalités. On le retrouve dans les différentes plateformes électorales, bien sûr, mais aussi chez les économistes comme Joseph Eugene Stiglitz, Robert Shiller, les gourous comme Roubini et les grands prêtres du système comme Warren Buffett et George Soros.

Nous-mêmes, dans nos chroniques, mentionnons très souvent les inégalités, leur aggravation et l’accélération de ces aggravations comme un élément de la crise et du système qui produit cette crise.

Les différents mouvements sociaux qui se développent, Occupy Wall Street, les Indignés, les grévistes de Grèce, du Portugal ou d’ailleurs, brandissent de nombreuses pancartes, quelquefois fort imaginatives sur cette question.

Nous pensons que, si quelque chose reste de ces différentes manifestations de révolte, ce sera certainement la revendication de réduction de ces inégalités. Ces mouvements sociaux seront, nous en sommes persuadés, dévoyés, récupérés, désamorcés, mais la lutte contre les inégalités a toute chance de subsister, car elle va dans le sens souhaité par les partisans de l’ordre établi, par les partisans du statu quo issu des reformes de 1971 et du début des années 1980.

Cet ordre, ce "Système" est celui qui a produit la crise dans laquelle nous sommes actuellement, concomitamment, structurellement, organiquement, cet ordre produit, comme conséquence inséparable, de l’inégalité accélérée. Et nous ajouterons, mais sans le développer maintenant : il produit aussi de l’étatisme.

Sur le graphique ci-dessous, apparaît la rupture du début des années 80 : de 1947 à 1979, les salaires augmentaient de concert avec la productivité; depuis 1980, le lien s'est rompu.

De 1947 à 1979, le cinquième le moins aisé de la population américaine avait était la catégorie connaissant la meilleure progression de ses revenus (+ 122% sur la période). Depuis 1980, cette même catégorie de la population a vu ses revenus diminuer de 0,4% tandis que le cinquième le plus avantagé est devenu la catégorie aux gains les plus rapide (+55%). 

La différence entre ces deux périodes ? Entre 1947 et 1979, des politiques publiques avaient permis de rééquilibrer les inégalités sociales accumulées précédemment. A partir de 1980, les correctifs ont été fortement diminués. 

source New York Times


Ceux qui présentement dénoncent, soulignent, évoquent le creusement des inégalités le font tous de la même manière, une manière "soft" dirons-nous. Ils en parlent comme d'un phénomène lié à la crise. Pourtant, personne, à notre connaissance, n’établit les liens entre le système, la crise et les inégalités. Personne ne fait ressortir les causes et les effets, personne ne montre que tout cela est organiquement lié, et qu’il ne s’agit pas là de conséquences non voulues.

Le système, l’ordre mis en place selon les étapes décrites ci-dessus, produit de l’inégalité par construction, et il en produit de façon accélérée et quasi autonome maintenant. Ainsi, toutes les statistiques disponibles montrent qu’au lieu de se résorber, les inégalités se sont fortement accrues depuis 2008. Ce qui est logique puisque la seule parade à la crise a été la création de monnaie, et l’inflation du prix des assets (ressources économiques) financiers.

La société américaine est devenue plus inégalitaire : entre 1983 et 2007, le 1% des plus riches a vu son patrimoine net augmenter de 103% quand les 40% les moins favorisés ont leur patrimoine diminuer de 63%. Au niveau des revenus, le 1% des plus riches connaissait une progression de 127% pour 7% seulement de progression pour les 40% inférieurs.

Pourquoi tous ces gens intelligents, informés et introduits n'exposent-ils pas la question des inégalités dans son ensemble ?

Pourquoi fournissent-ils des critiques et dénonciations parcellaires au lieu d’exposer la question dans son ensemble, avec son historique, son développement et maintenant son impasse ? Tout simplement parce que cela serait contraire à leurs intérêts, à leurs choix, à leur volonté de survivre dans leur statut social actuel.

Ces gens, soit aspirent à monter dans l’échelle du pouvoir et à profiter eux aussi de ces inégalités, on parle de gauche caviar par exemple. Ou bien, ils aspirent à conserver ce qu’ils ont, et veulent que fondamentalement le système ne soit pas remis en cause. Le thème des inégalités, comme celui de la redistribution des richesses et des revenus est dialectique, selon la façon dont on l’utilise et les doses que l’on emploie, il permet soit de maintenir l’ordre établi, soit de le renverser.

Face à ce problème de l’accroissement des inégalités, on recense deux positions :

  • Supprimer la production d’inégalités, changer le système qui les produit et les aggrave ;
  • Laisser la production d’inégalités en l’état, ne pas montrer leur origine systémique et les confisquer, tout ou partie. Les confisquer par la taxation au profit de l’État.

    Ceux qui veulent que l’on arrête un système qui produit de l’inégalité et des crises ont intérêt à montrer comment se fabriquent ces inégalités ; ceux qui veulent simplement le corriger à la marge, et surtout continuer à bénéficier de ce système, escamotent les analyses, les occultent et se contentent de juxtaposer les phénomènes sans montrer les causes et les effets, sans faire ressortir les enchaînements.

    Ainsi, la revendication de Warren Buffett de taxer les riches, d’augmenter leurs impôts, de réduire les inégalités par la fiscalité, ne l’empêche pas d’empocher quelques milliards de dollars sur le sauvetage de Goldman Sachs, milliards dont le remboursement et la plus value ont été produits par la spéculation financière. Ainsi, l’intervention de George Soros qui aide matériellement les "Occupy Wall Street", mais continue de participer à la communauté spéculative mondiale et ne trouve pas cela contradictoire.


La ligne de partage est là, les uns montrent les causes et les origines, les autres les dissimulent, les escamotent. L’action en vue de la réduction des inégalités présente de nombreux avantages, notamment à ceux qui s’en font les apôtres.

Elle permet : 

  • Par une sorte compensation de faire passer la pilule des scandaleux bail-out (regardez, nous savons aussi prendre aux riches) ;
  • De faire passer l’austérité car tel est le message, la rigueur est pour tous ;
  • Le financement des déficits keynésiens par l’augmentation des taxations. Le keynésianisme est le meilleur garant de l’ordre établi, puisqu’il permet d’apaiser les tensions sociales et quelquefois la misère dangereuse par des distributions charitables habillées d’économisme ;
  • De mettre en selle les partis et organisations sociales démocrates, lesquelles sont très utiles pour désamorcer les luttes sociales en période crise et de chômage. Confère ce qui se passe en Grèce, en Espagne et peut être qui sait, bientôt en France ;
  • De lutter contre l’ascension des classes moyennes qui, nous l’avons déjà dit, sont assurées de ne jamais devenir supérieures, taxées qu’elles sont sur leur travail, leur épargne et leurs biens malheureusement toujours visibles ;
  • De désigner des boucs émissaires (mais là, le jeu est dangereux) qui exonèrent la responsabilité des gouvernements, des banquiers centraux et des groupes sociaux qui leur sont alliés. Si les revenus et les patrimoines sont taxés, n’est-ce pas que justice, n’ont-ils pas été gagnés, acquis de façon douteuse ? On taxe la richesse comme on taxe le tabac, le vice, la pollution.
  • De continuer d’augmenter le pouvoir de l’État, de renforcer sa présence, son autorité, elle assoit l’étatisme encore mieux, tout en stigmatisant au passage les individus, ces égoïstes malhonnêtes.


L'État prospère grâce aux ressources qu’il prélève, une grande partie de ses ressources vient de son rôle de pseudo moralisateur qui consiste à laisser les vices ou les dysfonctionnements se développer et à en confisquer tout ou partie des produits, mais en laissant les causes soigneusement intactes, inchangées
. Dans le cas présent, on verra que c’est la volonté des États de stimuler la croissance et de financer plus facilement leurs promesses et déficits qui les a conduit à mettre en place un système producteur d’inégalités accélérées, et à grande échelle. Ces États ont fait une erreur, commis une faute et ils prétendent s’en récompenser, en confisquant une partie du produit de leur faute. Un peu plus, ils prétendraient protéger les citoyens contre les dangers qu’ils ont eux-mêmes créés !

Le thème de la réduction des inégalités, en tant que thème permettant le maintien de l’ordre/désordre établi dans les années 1980, peut être combattu et doit l’être, car c’est le masque de l’injustice, c’est le cynisme qui se dissimule derrière l’équité.

La réduction des inégalités excessives doit être prise à la source, et dans sa globalité

La réduction des inégalités excessives, créées par la dérive du système, doit être prise à la fois à sa source, c’est à dire là où les inégalités sont produites, et dans sa globalité.

Contrairement à ce que l’on essaie de faire passer pour les déconsidérer, les mouvements sociaux actuels ne sont pas stupides. Ils sont, dans leur intuition, primaires et clairvoyants.

Ces gens sont primaires, ils sont incapables de faire ressortir la logique et l’unité profonde de leurs revendications et de leurs fureurs, mais ils voient plus juste que les leaders politiques des pseudos gauches, les économistes étroits et les gourous patentés. Ils donnent à voir que tout est lié. Car, de fait, tout est lié, organiquement lié dans un système dont chaque pièce est solidaire de l’autre, dont chaque processus a une raison d'être et une fonction.

Tout a commencé en 1971 lorsque Richard Nixon a coupé le lien entre le dollar et l’or. Quand il a libéré la politique monétaire américaine de la contrainte extérieure. Bref, quand il a libéré la production, on devrait dire la surproduction, de dollars. Comme l’a dit un de ses conseillers, avant nous avions un problème avec nos dettes, maintenant, ce sont nos créanciers qui en ont un. Ainsi, ont été jetées les bases de la Great Experiment.

Les think tanks américains se sont émus du ralentissement tendanciel de la croissance, de l’érosion du taux de profit avec les conséquences sur le chômage, d’une part, et sur l’hégémonie américaine, d’autre part. Leurs réflexions ont débouché sur l’idée qu’il fallait augmenter la capacité du système américain de créer du crédit, qu’il fallait repousser les limites de solvabilité du système, qu’il fallait donner aux banques les moyens d’augmenter leurs profits, de réduire leurs risques et de bonifier leur capital. Tout ensemble.

Cela a été explicité à l’époque et surtout cela a été répété clairement, sans équivoque, par Alan Greenspan en 2009, à l’occasion d’une audition devant le Congrès afin de justifier sa propre action à la tête de la Fed (réserve fédérale américaine).

On a appelé cela la modernisation, la dérégulation ou encore la déréglementation... peu importe le nom, nous nous appelons cela la financiarisation.

Un aparté, si vous le permettez... N'accablons pas (seulement) les Reagan et autres Thatcher, les gauches sociales démocrates ont pris part à la fête !

La libération des forces de la finance et leur abandon au marché n’ont pas été uniquement le fait des gouvernements conservateurs, de droite, des Margaret Thatcher, Ronald Reagan et autres... les gauches sociales démocrates se sont empressées d’emboîter le pas.

En France, par exemple c’est Laurent Fabius, Premier ministre et son ministre des Finances, Pierre Bérégovoy, qui ont porté la modernisation sur les fonds baptismaux.

Remise des clefs de la maison financière aux marchés, création du MATIF (Marché à terme des Instruments Financiers), des marchés de futures, décloisonnement, intégration dans la finance mondiale. L’objectif, là aussi, était de dynamiser l’investissement, stimuler la croissance, financer plus facilement les dépenses sociales et les déficits. Il faut dire qu’après les expériences dévaluationnistes des années précédentes, cela était tentant...


Pour en revenir à la financiarisation...

Les résultats de ce grand mouvement étalé sur plusieurs années, et marqué par des innovations ou pseudo innovations à jets continus, ont été une baisse des taux d’intérêts, une chute des primes de risque, une externalisation du risque financier et bancaire, et un gonflement considérable de la masse de crédit dans le système.

Les avantages ont été spectaculaires et multiples :

  • La baisse des taux et l’expansion du crédit permettent de hausser le niveau d’investissement, de la productivité et de l’emploi :
  • La croissance se redresse, accélère ;
  • Les consommateurs ayant accès au crédit facile s’endettent, consomment, achètent des logements, ils augmentent la demande finale ;
  • Le financement des déficits du gouvernement est facilité, mais les déficits se réduisent grâce à la croissance et aux plus-values ;
  • La hausse de la valeur des assets, des actions, des bonds, de l’immobilier fournit des collatéraux pour les dettes et entretient par l’effet de richesse le moral des consommateurs ;
  • La hausse du taux de profit réel, le gonflement Ponzi (frauduleux) de la valeur des assets attirent les capitaux étrangers, les États-Unis pompent littéralement les capitaux internationaux, la question du déficit extérieur ne se pose pas. La ”grande pompe à phynances” fonctionne à plein. Le même phénomène se produit à l’intérieur de l’Europe ;
  • Malgré la globalisation et les déséquilibres croissants du système réel, la sphère financière croit à la stabilité grâce au recyclage des capitaux des exportateurs sous-consommateurs. Et puis, il y a les fameux Puts Greenspan (baisse des taux d'intérêt par la Fed et injection de liquidités dans les marchés) d’abord, les hélicoptères de Ben Bernanke ensuite (largage d'argent par "hélicoptère" dans l'économie pour combattre la déflation).


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Le plus grand hold-up de l'histoire ou comment la dette des uns fait nécessairement le profit des autres

Cet article a également été publié sur le Blog a Lupus

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