Sputnik, Russia Today et consorts : ces médias russes en français financés par le Kremlin qui trouvent de plus en plus d’écho dans l’Hexagone<!-- --> | Atlantico.fr
Atlantico, c'est qui, c'est quoi ?
Newsletter
Décryptages
Pépites
Dossiers
Rendez-vous
Atlantico-Light
Vidéos
Podcasts
International
Sputnik, Russia Today et consorts : ces médias russes en français financés par le Kremlin qui trouvent de plus en plus d’écho dans l’Hexagone
©Reuters

Ouralico

A l'occasion de la parution de son dernier livre "La France russe", Nicolas Hénin revient sur la façon dont la Russie de Vladimir Poutine transcende les clivages français et joue sur les fractures sociétales actuelles pour imposer son modèle civilisationnel.

Nicolas Hénin

Nicolas Hénin

Grand reporter et journaliste d'investigation, diplômé d'histoire et de relations internationales, Nicolas Hénin a connu un grand succès avec Jihad Academy (Fayard, 2015), traduit en cinq langues et distingué parmi les livres de l'année par Newsweek et The Guardian. Il a reçu en 2014 le prix de la Fondation May Chidiac pour le courage en journalisme. 

Voir la bio »

Atlantico : Dans votre dernier livre La France russe, vous décrivez la diversité des réseaux russes en France et la coercition douce menée par Moscou. A quel point le discours russe suscite-t-il l'adhésion en France ? Quels sont les différents groupes qui y sont sensibles ? 

Nicolas Hénin : Il est important de distinguer deux phénomènes. D'une part, un phénomène agressif : une politique d'influence musclée, organisée par le Kremlin visant spécialement la France. D'autre part, un phénomène franco-français : une certaine affection soit pour la politique russe, soit carrément pour le personnage de Poutine de la part d'un certain nombre de Français du milieu politique, des affaires, culturel. Ce sentiment pro-russe traverse les clivages : on trouve des "pro" et des "anti" Poutine à gauche, à droite, parmi les catholiques, les juifs de France, au sein des milieux d'affaires ou militaires, etc.  

A gauche, la russophilie du PCF est historique. En effet, tout au long du XXème siècle, l'un des thèmes du PCF était celui d'un monde déséquilibré, dirigé par les États-Unis. Ainsi, même si la Russie soviétique n'était pas idéale, on la considérait comme un balancier nécessaire à l'équilibre du monde. Aujourd'hui, c'est davantage l'extrême-droite qui s'est emparée de ce discours, quand bien même on trouve encore une vraie proximité avec Moscou parmi les élus communistes ou chez Jean-Luc Mélenchon. 

L'idée globale qui rassemble les prorusses est la nécessité d'une altérité. Ces idées se déclinent en diplomatie internationale, dans les médias (beaucoup de sites de "réinformation" s'appuient sur le discours russe : c'était d'ailleurs l'un des grands slogans publicitaires de Sputnik "N'avez-vous pas envie d'entendre l'autre version de l'histoire ?"). 

Les poutinophiles en France sont largement détachés de la réalité de ce qu'est Vladimir Poutine. Mais en science politique, les représentations sont plus importantes encore que les réalités. Il est surprenant de voir comment le mouvement de la Manif pour tous a été travaillé par les réseaux russes. Ce mouvement s'est emparé de l'image russe, du modèle de civilisation russe et a été financé et soutenu par la Russie alors même que les mœurs en Russie sont particulièrement libérées et que les taux de naissance hors mariage ou d'avortements sont parmi les plus élevés d'Europe. Quant à la GPA, qui fait tellement bondir les partisans de la Manif pour tous, elle est autorisée en Russie. Cette contradiction apparente importe peu, car l'image fantasmée de Poutine est brandie comme un étendard de la cause pour laquelle ils militent. 

Soft power, diplomatie publique… aujourd'hui, tous les pays (et même les régimes autoritaires) semblent avoir compris l'importance des stratégies d'influence. Dans quelle mesure l' "offensive" de la Russie se distingue-t-elle des politiques d'influence menées par d'autres pays ?  En quoi cela pose-t-il un "problème" ? 

Tout pays fait du soft power, tout pays cherche à améliorer son image et à amener les autres pays, et notamment les puissances influentes, à se rallier à ses positions. C'est un aspect de ce que l'on appelle la diplomatie ouverte.

La spécificité de la politique d'influence russe est qu'elle cherche à modifier profondément la population cible. Les médias du Kremlin insistent particulièrement sur la couverture de la violence policière (cela va de l'arrestation du général Piquemal à Nuit Debout). En surtraitant ces sujets, l'idée est de jouer sur les fractures de la société française, de donner l'image d'une France au bord de la guerre civile, et de montrer que la Russie, avec son modèle un peu autoritaire, serait finalement un modèle de civilisation enviable. Ces méthodes ressemblent à la politique de démoralisation telle qu'elle avait été théorisée et mise en œuvre par les services spéciaux de l'Union soviétique. 

C'est un vrai problème car la Russie cherche à semer la zizanie dans nos sociétés en France et en Europe car derrière la France, c'est l'Europe qui est visée. En effet, l'Union européenne est l'une des premières cibles de la Russie (les sanctions contre la Russie ont, par exemple, été prises à l'échelle de l'UE et non pas au niveau des pays). C'est donc cette cohésion, à la fois nationale et à l'échelle de l'UE, que la Russie cherche à saper.

Vous affirmez que le discours russe s'appuie sur le complotisme, l'antiaméricanisme, l'antisémitisme et le sentiment antimusulman. Dans quelle mesure la crise que traverse notre pays (sentiment de déclassement, crise économique, crise "identitaire", défiance vis-à-vis des institutions et de la classe politique) favorise-t-elle la pénétration et le succès de la propagande russe ? 

Les diplomates russes sont d'excellents diplomates. Ce sont de grands travailleurs, des gens qui ont eu des formations de très haut niveau - tout comme les espions russes d'ailleurs. 

La chancellerie russe à Paris est sans doute l'une de celles qui a la lecture la plus fine de la société française. Ils ont parfaitement identifié les différents malaises et les sentiments d'insécurité. Cela leur permet de nous affaiblir, de pointer du doigt nos fragilités et de jeter de l'huile sur le feu. Regardez les pamphlets de l'extrême-droite sur l'imminence d'une guerre civile et vous comprendrez le malaise. J'ai rencontré de nombreux élus de droite qui considèrent qu'il y a une véritable dérive chez les Républicains vers un modèle russe qui est une voie sans issue. 

Jusqu’au nom de votre média. Au moment de la création d'Atlantico en 2011, baptiser ainsi le site était en résonnance avec un large pan de la droite française. Aujourd'hui, si on voulait fédérer un public de droite, ce serait un suicide industriel que d'appeler son média Atlantico car la droite a été largement conquise par un modèle russe qui se revendique anti-atlantique. Mais encore une fois, le poutinisme n'est pas l'apanage de la droite. 

Pourquoi la France est-elle plus réceptive que d'autres aux discours du Kremlin ? Alors que le "besoin d'autorité" et la crise de leadership frappent également d'autres pays européens, pourquoi notre pays est-il plus perméable que ses voisins aux thèses de Moscou ?  

Dans une certaine mesure, la France est plus réceptive quand bien même un certain nombre de pays européens sont travaillés par Moscou : la Grèce avec la crise de la dette, la Grande-Bretagne avec l'euroscepticisme, l'Allemagne où les deux extrêmes (à la fois die Linke et AfD) sont très poussés à rejoindre les réseaux russes. Il est quand même fabuleux que le dernier congrès de die Linke la semaine dernière ait été en grand partie consacré à la question des migrants et à comment réduire le flux de réfugiés. C’est un comble pour un parti d'extrême-gauche. 

La France est sans doute particulièrement fragile. Aujourd'hui, ce sont les Russes qui nous travaillent le plus, mais la France, il me semble, a un vrai problème d'exposition aux ingérences étrangères quelles qu’elles soient. J'espère que mon livre permettra de consolider ses défenses immunitaires. 

Propos recueillis par Emilia Capitaine

En raison de débordements, nous avons fait le choix de suspendre les commentaires des articles d'Atlantico.fr.

Mais n'hésitez pas à partager cet article avec vos proches par mail, messagerie, SMS ou sur les réseaux sociaux afin de continuer le débat !