Terrorisme syndical : faudra-t-il se résoudre à dissoudre la CGT ?<!-- --> | Atlantico.fr
Atlantico, c'est qui, c'est quoi ?
Newsletter
Décryptages
Pépites
Dossiers
Rendez-vous
Atlantico-Light
Vidéos
Podcasts
Politique
Terrorisme syndical : faudra-t-il se résoudre à dissoudre la CGT ?
©Reuters

Aux grands maux les grands remèdes

Chantage sur la presse, blocages des raffineries, stratégie du chaos : la graduation des actions menées par la CGT déstabilise la situation économique et sociale du pays, alors que la centrale syndicale ne représente qu'une minorité de salariés.

Jean-Luc  Touly

Jean-Luc Touly

Jean-Luc Touly est juge prud'homal. Il est notamment l'auteur, avec Roger Lenglet, de Les recasés de la République (First, 2015), de Europe Ecologie : miracle ou mirage? (First, 2010), L'Eau des multinationales - Les vérités inavouables (Fayard, 2006), L'Argent noir des syndicats (Fayard, 2008) et Syndicats, corruption, dérives, trahisons (First, 2013).

Voir la bio »
Sylvain Boulouque

Sylvain Boulouque

Sylvain Boulouque est historien, spécialiste du communisme, de l'anarchisme, du syndicalisme et de l'extrême gauche. Il est l'auteur de Mensonges en gilet jaune : Quand les réseaux sociaux et les bobards d'État font l'histoire (Serge Safran éditeur) ou bien encore de La gauche radicale : liens, lieux et luttes (2012-2017), à la Fondapol (Fondation pour l'innovation politique). 

Voir la bio »

Atlantico : Grèves, manifestations, blocages des raffineries et des centrales nucléaires, chantage exercé auprès des rédactions... La CGT a-t-elle tous les droits ? Dans quelle mesure la loi française lui permet-elle d'user de telles méthodes qu'on ne tolérerait pas de la part d'autres organisations ? 

Sylvain BoulouqueIl faut bien distinguer ici trois types de situations totalement différentes. Premièrement, la question de la presse. Il y a là une volonté unilatérale d'imposer son opinion, ce qui a été refusé par la quasi-totalité des rédactions. C'est une volonté d'atteinte à la liberté d'expression.

Deuxièmement, un peu dans le même ordre d'idées, la question des blocages. C'est un ancien mode d'action qui existe depuis que le monde industriel s'est développé. L'une des modalités de revendication, c'est le blocage. Il y a eu une certaine tolérance ou permissivité plus ou moins grande, quel que soit le pouvoir en place (dans des sociétés démocratiques), vis-à-vis des blocages, arguant que c'était un moyen d'expression pas forcément légal, mais qu'il valait mieux laisser s'exprimer cette colère sociale de cette manière-là plutôt que de passer à l'action suivante, le sabotage. Précisons ici que ce n'est pas revendiqué uniquement par la CGT, mais quelque chose de plus général.

Troisièmement, la question des grèves et des manifestations, inscrites dans la Constitution. Le problème qu'elles posent, c'est que dans un certain nombre de cas, on voit un groupe qui risque d'imposer sa volonté à une majorité qui n'est pas forcément entièrement d'accord avec le projet ou la contestation d'un projet.

Jean-Luc ToulyOn remarquera qu'en l'espace de quelques jours, la gradualité de l'action de la CGT semble commencer à faire reculer le gouvernement. Ainsi, malgré l'affaiblissement de la CGT, son action paraît avoir un retentissement. Dans une situation d'état d'urgence, il est très étonnant qu'un gouvernement puisse accepter une telle situation. Or, la particularité de ce gouvernement est qu'il s'agit d'un gouvernement de gauche qui a été soutenu pendant la dernière campagne présidentielle par la CGT. Mais ce gouvernement a agi à l'encontre d'un certain nombre de revendications syndicales qu'il s'était engagé à respecter. 

La plupart des actions mentionnées ne sont pas autoritées par la loi, à l'exception des grèves et des manifestations qui sont un droit ; les autres sont plus que borderlines. Lorsqu'une loi existe, il convient de la faire respecter ; dans le cas contraire, il faut mettre en oeuvre les moyens pour la faire appliquer. Or, dans la situation actuelle d'état d'urgence, les gens manifestent comme ils veulent, des rassemblements réguliers ont lieu place de la République, etc. : à aucun moment on a l'impression d'être en état d'urgence. A partir du moment où les personnes en charge de faire respecter la loi ne le font pas, la situation actuelle devient, de fait, autorisée, même si l'on peut considérer que les actions sont menées en dehors du cadre législatif.

>>>> A lire aussi : Geoffroy Didier : "Il est temps de responsabiliser davantage les syndicats et de trouver un financement public bien plus conforme à leur représentativité réelle"

Ces méthodes ne sont-elles pas assimilables à une forme de "terrorisme", dans le sens où elles sapent les fondements de notre démocratie en polarisant au maximum la société, forçant chacun à "choisir son camp" et éliminant par principe toute possibilité de trouver un compromis ? 

Jean-Luc ToulyJe comprends que la question du "terrorisme" soit posée. Ceci dit, le problème, c'est que le gouvernement actuel a été élu sur des bases correspondant à certaines revendications syndicales alors que son action va complètement à leur encontre. Parce que le sommet du pouvoir ne montre pas l'exemple et peine à réguler la situation, on constate des poussées de mécontentements, et ainsi des dérives. Ces dérives sont donc le résultat du gouvernement en place qui a conduit à une exaspération d'une partie des salariés et des personnes qui ont fait confiance à François Hollande. Le jusqu'au-boutisme des deux côtés est dangereux pour la société et l'image de la France à l'étranger. 

Sylvain BoulouqueLa notion de terrorisme renvoie à une violence politique particulière, donc j'écarterais le mot "terrorisme" au profit de l'expresison "conflit social". Tout conflit est une opposition frontale, pas forcément de type guerrière, entre deux personnes, et quand il y a opposition entre deux personnes, il y a un vainqueur et un vaincu. Lorsqu'on est plongé dans une guerre, on est un peu obligé de choisir son camp puisque la neutralité n'existe pas vraiment dans ces cas-là.

Ici, nous sommes dans une situation de conflit où les deux parties scindent la population et somment les gens de choisir leur camp. Les positions rigides d'une partie du gouvernement et de la majorité d'un côté, et celles de la CGT, Sud et Force Ouvrière de l'autre, induisent une radicalisation des deux camps. A partir du moment où les deux camps s'opposent frontalement sans chercher à négocier, on va au conflit. Du coup, le reste de la société est obligée soit de se ranger, soit de compter les points sans vraiment savoir ce qu'elle peut faire.

Il y a une deuxième idée importante derrière : nous avons des types de démocraties et des débats démocratiques qui ne sont pas du tout les mêmes. Notre débat démocratique et politique est hyper médiatisé : il faut agir et réagir dans l'instant. Le temps politique est devenu extrêmement rapide. Ce n'est pas la même approche que ce qu'on appelle la démocratie sociale, qui s'appuie sur la négociation, en entreprise ou par branche. Cette phase de démocratie sociale aurait dû exister et a été totalement mise de côté pour certains aspects de la loi, ce qui génère certaines tensions. Toute la négociation qui aurait dû avoir lieu est en grande partie passée à la trappe. Cela a créé des tensions même parmi des centrales syndicales qui sont plutôt habituées à dialoguer et négocier. Par ailleurs, cette culture autoritaire ne s'inscrit pas du tout dans la culture socialiste du débat et du compromis. La tension palpable a donc pris des proportions bien plus importantes que ce que le gouvernement pouvait présager.

Au regard des événements sportifs et de la saison estivale à venir, le gouvernement ne saurait laisser perdurer la situation actuelle de chaos social activement entretenue par la CGT. Dans quelle mesure l'exécutif pourrait-il/ aurait-il intérêt à envisager la dissolution de la CGT ?

Jean-Luc ToulyJe ne crois pas à cette possibilité. La CGT cherche l'épreuve de force qui conduit à l'impasse, le gouvernement paraissant piégé. Alors que l'Euro 2016, le Tour de France et les grandes vacances approchent à grand pas, et en tenant compte également du calendrier législatif autour de ce projet de loi, le gouvernement ne peut pas laisser la situation ainsi. Tactiquement donc, ce que fait la CGT aujourd'hui est plus efficace que les manifestations de ces trois derniers mois, même si cela peut s'apparenter à du chantage. Il faut donc qu'aujourd'hui, le gouvernement tende la main à tous les syndicats, en essayant de négocier sur certains points sans retirer le projet de loi comme le souhaite la CGT. Si le gouvernement ne va pas dans ce sens, on court droit à la catastrophe, ce qui n'est acceptable, ni dans un sens, ni dans l'autre. En l'état des choses, et au regard de la manière dont a agi le gouvernement, la réforme du code du Travail ne peut convenir ni aux chefs d'entreprise, ni aux syndicats, ni à la population qui est à 70% contre le projet de loi El Khomri, etc.

Ce mardi matin, Manuel Valls semble avoir laisser une petite porte ouverte : reste à voir, d'une part, la marge de manoeuvre, et d'autre part, la position de syndicats comme la CFDT qui peuvent se sentir trahis. La situation est donc compliquée, mais plus le gouvernement attend, et plus ça le sera davantage. 

Sylvain BoulouqueEnvisager la dissolution de la CGT me semble totalement impossible, pour une raison simple. Même si le syndicalisme français pose plusieurs questions, la CGT est la centrale syndicale la plus importante, peut-être plus pour très longtemps mais c'est encore le cas. C'est une centrale considérée comme représentative : donc une dissolution me semble quasiment impossible dans les circonstances actuelles, sauf si la CGT revendiquait un acte délictueux fort.

Quant à savoir si le gouvernement aurait intérêt à laisser pourrir la situation jusqu'à l'été, je pense qu'il perdrait au change. Il aurait intérêt à trouver une issue, soit par la réquisition, soit par l'ouverture d'une nouvelle phase de négociation.

Par ailleurs, les blocages se font dans des ateliers et entrepôts où les personnes impliquées ne sont pas forcément cégétistes (je pense notamment à Sud ou Force Ouvrière). On parle beaucoup de la CGT par sa situation de monopole dans certains endroits, mais les blocages peuvent être opérés par d'autres militants.

Cette radicalité fait-elle partie de l'ADN de la CGT ou bien s'agit-il d'une tendance plutôt récente, au regard de son histoire ? Quels exemples peut-on citer et que nous apprennent-ils sur l'évolution de ses méthodes au fil des dernières décennies ?  

Sylvain BoulouqueLa CGT est née radicale. Elle est née en 1895 et a évolué en 1906 en se réclamant d'un modèle qu'on appelle l' "anarcho-syndicalisme" qui promeut l'action revendicative directe (c'est un peu ce qui est en train de se passer actuellement), la lutte des classes, la grève générale, etc. On était donc déjà à cette époque dans un modèle de type insurrectionnel.

Ce modèle a évolué dans l'Entre-Deux-guerres, car la CGT avait plutôt l'image d'un syndicat gestionnaire en raison d'une majorité de syndiqués jugés plutôt réformistes. On a alors parlé de la CGT-Unitaire, d'obédience communiste, qui s'est montrée davantage révolutionnaire, prenant souvent la direction des émeutes et s'inspirant du modèle soviétique.

Après 1945, il y a un double mouvement. La CGT, réunifiée à ce moment-là (et c'est très important), participe à la rédaction du programme du CNR (Conseil national de la résistance) en demandant certaines garanties. Ces garanties vont rentrer dans le marbre de la Constitution, avec des évolutions sociales importantes (nationalisations, création de la Sécurité sociale, assurances retraites, etc.). Il y a de nouveau une scission en 1947, avec d'un côté la CGT-FO plutôt réformiste, et de l'autre la CGT, d'inspiration communiste. C'est cette dernière qui maintient le taux de radicalité avec d'autres petites centrales syndicales.

Depuis une vingtaine d'années, il y a un discours de radicalité qui existe, mais en même temps, la réalité sociale est différente dans les entreprises. Aujourd'hui, près de 70% des accords d'entreprises sont signés par les syndicalistes de la CGT. Comme nous sommes aujourd'hui dans une phase de tension pré-électorale, la CGT a tendance à adopter une posture révolutionnaire ou de contestation radicale. Vous avez, par ailleurs, trois bastions importants de contestation : les ports et docks, les produits chimiques et l'énergie.

On pourrait effectivement dire que la CGT est assez schizophrène, entre un discours très radical et une pratique réelle beaucoup plus réformiste à l'échelon local.

Jean-Luc ToulyCela fait partie de son ADN. Après les grèves de 1995 qui ont marqué l'arrivée de Bernard Thibault, cet ADN a commencé à tendre vers un certain réformisme, plaçant la centrale dans une position de quasi-concurrence avec la CFDT. L'arrivée de Philippe Martinez, dans un contexte particulièrement tendu, et notamment d'affaiblissement de la CGT, marque le retour à un positionnement radical, enterriné par le congrès de Marseille en avril dernier. Il faut garder à l'esprit deux éléménts : le fait que le nouveau Secrétaire général de la CGT est un homme du sérail, et que l'organisation syndicale a une posture radicale depuis ses débuts, que l'on qualifiait d'ailleurs de "syndicat révolutionnaire". A l'heure actuelle, et par ce (re)positionnement, la CGT surfe sur l'incapacité et l'incohérence gouvernementales. 

On peut aussi interprétrer la stratégie actuelle de la CGT comme la manifestation de sa volonté à rester le premier syndicat de France, positionnnement très menacé par la CFDT. Baser son action sur la radicalité pour rester le premier syndicat peut apparaître comme une position risquée, bien que la CGT soit en position de force dans certains bastions clés de l'économie comme l'énergie et les transports ; et il n'y a pas besoin que des milliers de salariés se mettent à bloquer ; seuls un certain nombre bien informés suffit. 

Depuis bien longtemps, le gouvernement aurait dû reprendre les discussions, et ne pas utiliser le 49-3, qui constitue une véritable provocation. Il est évident que tout le monde n'aurait pas été satisfait, mais sans doute serions-nous parvenus à une sorte de synthèse entre les différentes parties. Il faut réformer le code du travail pour rendre la France plus compétitive sur le plan international tout en préservant un certain nombre de garanties. Sur la question des normes, il s'agit là, à la fois, d'un vrai et d'un faux débat : tout le monde est favorable à la négociation en entreprise ; aucun syndicat ne pourrait dire qu'on interdit les négociations en entreprises. Il faut garantir aux salariés un socle minimum commun pour chaque branche. Je ne veux même pas imaginer l'image que renvoie la France actuellement à l'étranger : comment un gouvernement de gauche a-t-il pu se mettre à dos une grande partie des syndicats ? 

La CGT ne représente plus que 2,6% des 8% de salariés syndiqués en France. Ces chiffres appuient les propos tenus mardi par François Hollande selon lesquels la stratégie du blocage est "portée par une minorité". Dès lors, d'où la CGT tire-t-elle sa légitimité ? N'a-t-elle plus pour représentatitivé que celle qui lui est attribuée par la loi ? Dans ce cas, comment cette dernière devrait-elle être adaptée à la réalité d'aujourd'hui ? 

Sylvain BoulouqueRappelons que même à l'époque de François Mitterrand, le Parti socialiste avait moins de monde que la CGT. L'UMP est à la même enseigne, ils ont beaucoup moins d'adhérents que cette centrale syndicale.

Ce qu'il faut bien voir ici, c'est que le syndicalisme à la française est complètement différent des autres syndicalismes dans le monde. Notre syndicalisme a délégué à l’État ce que les centrales syndicales assurent dans les autres pays. Quand vous êtes en Allemagne ou en Suède, si vous voulez avoir une mutuelle et une caisse de retraite, il vous faut être syndiqué. Les chiffres ne sont donc pas du tout les mêmes. Il y a un faible taux de syndicalisation en France, c'est indéniable, mais les éléments de comparaison ne sont pas du tout les mêmes.

Ce qu'on constate depuis la fin de l'URSS, c'est que la CGT a tendance à décliner de manière relativement rapide. Elle avait repris du poil de la bête avec Bernard Thibault, mais elle a de nouveau subi un déclin suite aux différents scandales qui ont perturbé la direction de la centrale. Pour redorer son blason, la CGT avait deux possibilités : adopter une posture plus favorable à la négociation officielle (ce qui s'est passé pendant l'ère Thibault, avec une forme de concurrence avec la CFDT), ou adopter une posture plus axée sur la contestation, ce qu'on observe sous l'ère Martinez. Elle espère, par ce discours plus radical, rassembler autour d'elle beaucoup plus de personnes ayant délaissé le chemin des urnes et voulant malgré tout exprimer leur désaccord politique et social avec le gouvernement.

Jean-Luc ToulyIl est évident qu'en termes de syndiqués, la CGT ne représente quasiment plus rien aujourd'hui, en comparaison à sa situation après la Seuxième Guerre Mondiale. Néanmoins, on est en droit de questionner ce caractère minoritaire : car si c'était véritablement le cas, comment se fait-il que le gouvernement soit incapable d'empêcher cette minorité irresponsable d'agir ?  

Les syndicats sont très peu représentatifs, très souvent d'ailleurs sous perfusion des entreprises et de l'Etat. Néanmoins, le taux de participation aux élections profesionnelles est important, avoisinant les 70%, bien que les gens n'adhèrent absolument pas massivement aux syndicats. Ce chiffre n'est pas une explication suffisante : des personnes votent aux élections des comités d'entreprises de plus de 50 salariés pour des intérêts purement personnels (tickets restaurant, activités sociales, etc.). 

Stigmatiser la CGT comme le fait le gouvernement, c'est aussi lui donner une place qu'elle ne devrait pas avoir ; or concrètement, à l'heure actuelle, nous avons l'impression que la CGT a un énorme pouvoir. 

En raison de débordements, nous avons fait le choix de suspendre les commentaires des articles d'Atlantico.fr.

Mais n'hésitez pas à partager cet article avec vos proches par mail, messagerie, SMS ou sur les réseaux sociaux afin de continuer le débat !