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Un viol, puis la prostitution et la drogue : comment se défaire de la honte et survivre
©Reuters

Bonnes feuilles

Maya Lebas est allée à la rencontre d'hommes et de femmes ayant surmonté des épreuves qui auraient pu les briser. Ces résilients racontent l'instant décisif où tout a basculé, la perte de repères, les amis qui s'éloignent, la vie qui perd son sens. Mais ils disent aussi la lente ascension après la chute, les mains tendues, les lueurs d'espoir et les prises de consciences. Et puis le moment où ils ont réussi à se relever, à se réinventer. Extrait de "Nos vies a l'épreuve : Ils ont fait de leurs blessures une force" de Maya Lebas, aux éditions De La Martinière 1/2

Maya Lebas

Maya Lebas

Maya Lebas a été journaliste au Figaro et a ensuite collaboré à La Tribune, L Express... Elle se passionne pour les destins hors normes, les gens qui sortent du cadre, les sujets de santé et de société.

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Laurence me donne rendez-vous en face de la gare Montparnasse, entre deux trains, quelques jours après les attentats du 13 novembre 2015. Elle est anxieuse, redoute de rater son prochain départ pour Chambéry où elle est invitée par SOS femmes violences à témoigner de son enfance. Elle a peur de raviver ses vieilles blessures. À Paris, le climat est tendu et elle absorbe tout. Cette première rencontre est brève. Elle se prolongera au téléphone. Je découvrirai alors une belle personne, sensible et délicate. Écorchée vive et forte en même temps. Déterminée, battante et attachante. Une femme revenue de tout, qui a su saisir les mains tendues et les clins d’oeil du destin.

J’ai eu une enfance très difficile, un « infanticide psychologique », selon les spécialistes. Pour rester en vie, j’ai payé le prix fort. Ma mère est tombée enceinte par accident, à vingt ans, d’un éphémère amour de jeunesse qui l’a quittée à ma naissance en 1967. Devenue « fille-mère », elle m’a toujours considérée comme la cause de son désespoir. Avec moi, elle oscillait entre les cris et l’indifférence, et me jetait régulièrement à la figure des petites phrases assassines et dévalorisantes. Quand j’ai eu quelques mois, elle a fait la connaissance de Léon, notre voisin, et s’est installée avec lui. Le secret a été bien gardé, car je n’ai appris qu’à seize ans qu’il n’était pas mon père. Dans leur appartement, je dormais dans la salle de bains minuscule où tout le monde entrait sans frapper et procédait, sans pudeur, à sa toilette intime. Comme si je n’existais pas. Mon beau-père abusait de moi. J’étais sans repères. Dans l’insécurité permanente. Personne ne m’a pas appris à me protéger.

J’avais terriblement honte de moi. Les autres enfants le sentaient et me maltraitaient. Pour eux aussi, j’étais le mouton noir. Je me cachais derrière les rideaux du préau, toujours seule, mal dans ma peau. Avec la nourriture pour refuge, j’attirais les sarcasmes des garçons qui me traitaient de grosse. Je me suis révoltée à l’adolescence. Ne supportant plus les engueulades à la maison, les insultes, les attouchements, l’humiliation, j’ai fait plusieurs fugues. La dernière, à seize ans, ne m’a pas réussi. Je suis tombée sur les rabatteurs d’un réseau de proxénètes, des garçons qui avaient l’air très sympathiques. Leur manège était bien rodé et je n’ai rien vu venir. Assoiffée d’affection, paumée et livrée à moi-même, j’étais la proie idéale. Je m’en souviens comme si c’était hier. Ils m’ont invitée dans une superbe brasserie des Champs-Élysées pour me présenter Philippe, Norbert et Danielle, trois proxénètes qui m’ont attirée dans leur sillage en me faisant miroiter tout ce que je désirais : « Tu as bien fait de fuir tes parents. Nous allons t’aider, t’héberger. Avec nous, plus rien ne pourra t’arriver. » Philippe était beau, souriant et protecteur en apparence. J’ai succombé à son charme. La mère maquerelle, Danielle, m’a prise sous son aile. Elle me payait tout, me couvrait de cadeaux, m’emmenait partout. Elle me valorisait et me complimentait. J’avais trouvé la mère qui m’avait tant manqué…

J’ai vite perdu mes illusions quand un soir d’hiver elle m’a mise sur le trottoir, rue Saint-Denis, où elle possédait plusieurs studios. Son entreprise était très rentable : toutes les huit heures, les prostituées se relayaient en duo. L’une faisait le trottoir, l’autre les passes, et Danielle recevait six loyers pour le prix d’un. Là, j’ai touché le fond et noyé mon désarroi dans la drogue et l’alcool. Heureusement, je ne me suis jamais piquée et j’ai aussi échappé au sida. Mais à dix-sept ans, j’étais devenue une loque, je vivais avec la boule au ventre. Je me cachais derrière les poubelles pour éviter les flics, de peur de finir en prison. J’étais mineure, mais ma mère n’avait pas jugé utile de signaler ma disparition à la police. Cet enfer a duré un an.

Un jour, une maraude de bénévoles du Mouvement du nid, une association de lutte contre la prostitution, est passée. Je les ai suppliés de partir car j’étais surveillée en permanence. Ils ont eu le temps de me donner une petite carte de visite que j’ai gardée au fond d’une poche. Mon proxénète, soi-disant « amoureux transi », m’avait laissée tomber ; la maquerelle que j’avais prise pour une mère de substitution, aussi. Après m’avoir attirée dans ses griffes, elle continuait évidemment à me prendre mon argent, mais elle s’était totalement désintéressée de ma personne. Tout le monde m’avait abandonnée. Sur mon bout de trottoir, je crevais de solitude et de manque d’amour.

Pour me protéger, je me suis acheté un doberman, Trega, une femelle car la simple vue d’un sexe masculin me faisait horreur. Cette chienne m’a sauvée. Petite, j’avais tendrement aimé Belle, le berger allemand de mes grands-parents qui habitaient en Normandie. Passer des vacances chez eux ressemblait à mon idée du paradis. Ils étaient chaleureux, débordants d’affection. Ils jouaient avec moi et me sécurisaient. La vie avec eux était cadrée, avec des règles et des horaires, des repas de famille à heures fixes. Surtout, je retrouvais Belle, cette chienne aimante et protectrice que j’emmenais partout avec moi. Comme Trega. Mais cette fois, la rue avait un goût amer, une odeur de soufre. Celle de la misère et de la désolation. Lorsque je finissais mes nuits, je prenais ma énième douche et dormais un peu, avant de glisser Trega dans mon manteau pour sortir. Enfin un être à qui parler, à câliner et dorloter. Enfin un peu de tendresse. Le jour où mon proxénète a menacé de me la prendre, j’ai aussitôt réagi. Mourir, je m’en moquais. Mais elle, je l’adorais : il ne devait rien lui arriver.

Extrait de "Nos vies a l'épreuve : Ils ont fait de leurs blessures une force" de Maya Lebas, publié aux éditions De La Martinière, en avril 2016. Pour acheter ce livre, cliquez ici.

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