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Ces armes idéologiques que la droite ne doit pas oublier pour contrer la gauche libérale Valls - Macron - El Khomri
©Reuters

Alzheimer

Beaucoup se croient libéraux ou ordo-libéraux, mais ne le sont pas du tout. Pour réaliser l’ampleur de la méprise, et certaines de ses conséquences funestes, voici les principaux éléments constitutifs de ce courant de pensée, et en particulier la politique monétaire, où l’incompréhension atteint des sommets et la mauvaise foi des altitudes himalayennes.

Mathieu  Mucherie

Mathieu Mucherie

Mathieu Mucherie est économiste de marché à Paris, et s'exprime ici à titre personnel.

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1/ un esprit libéral accorde une place centrale au questionnement de l’autorité

C’est presque un réflexe : pour un libéral, rien n’est sacré. Pas de « dictateur bienveillant », pas d’infaillibilité gouvernementale, le doute, toujours le doute. La sagesse libérale part de l’hypothèse selon laquelle, puisqu’il est possible que les décideurs s’arrogent tous les pouvoirs, nous devrions bâtir les institutions à partir de cette hypothèse. A fortiori dans les écrits des ordo-libéraux, traumatisés par l’expérience nazie.

Si on accorde du pouvoir à une institution, pas question de la rendre indépendante. Si on la rend indépendante, pas question de lui accorder de larges pouvoirs. C’est pourquoi les libéraux placent l’armée sous la tutelle du gouvernement, et n’accordent l’indépendance à la banque centrale que dans un régime monétaire où sa marge de manœuvre est très limitée (par exemple, à l’époque de l’étalon or, époque où elle ne s’occupait ni des taux de change, ni de supervision bancaire, ni des réformes budgétaires et structurelles, etc.). C’est pourquoi Jean-Claude Trichet commettait un sacré attentat contre le libéralisme lorsqu’il affirmait, le 26 mars 2010 par exemple : « the independence of the central bank is sacrosanct and nobody is putting that into question for one second ».

Ce questionnement de l’autorité s’exerce au quotidien via la concurrence institutionnelle, économique, monétaire. Tant pis s’il y a des frictions entre les institutions, l’important c’est que les conflits restent négociables, et qu’il n’y ait pas de sanctuaires pour les petits planificateurs. Il s’agit aussi de limiter la concentration des pouvoirs entre les mains de gens non-élus, inamovibles et fonctionnant de facto en vase clos (Milton Friedman, à propos des banquiers centraux : « Tout système qui accorde de si grands pouvoirs et une si grande discrétion à quelques hommes, de telle sorte que leurs erreurs, excusables ou pas, peuvent avoir des effets si vastes, est un mauvais système. C’est un mauvais système parce que cela donne à quelques hommes un tel pouvoir sans aucun contrôle effectif par le corps politique »). Les libéraux n’aiment pas la vie tranquille des monopoles et les comportements de rentiers, et ils souhaitent que les politiques soient sanctionnés par les électeurs, pas par les banquiers centraux (quoi que l’on pense de Berlusconi ou de papandreou, ce n’était pas le job de la BCE de les congédier).

Des décideurs compétents et bien intentionnés ne les impressionnent pas plus, au contraire le risque de dérives n’en est que plus grand (Diderot : « Le gouvernement arbitraire d’un prince juste et éclairé est toujours mauvais. Ses vertus sont la plus dangereuse et la plus sûre des séductions »). Les libéraux obligent donc TOUS les décideurs à rendre des comptes (« La société a le droit de demander compte à tout agent public de son administration », article 15 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen), ce qui ne va pas dans le sens de l’indépendance maximaliste revendiquée par la BCE, et ce qui milite plutôt (surtout après ses innombrables erreurs commises depuis 8 ans) pour un audit assez serré, pour une vigilance accrue du corps social et sans doute pour une révision complète de ses objectifs et de ses principes opérationnels.

A noter que Walter Eucken et l’école de Fribourg et leurs compagnons pour un ordre monétaire juste, y compris leurs appuis politiques comme Konrad Adenauer, n’ont jamais milité pour une banque centrale indépendante susceptible de s’opposer à la politique gouvernementale, pour une fixation discrétionnaire et opaque des taux d’intérêt au fil de l’eau, ou pour des taux de change rigides (comme l’euro) : loin de là. Quand on se drape dans l’ordo-libéralisme, il faudrait peut-être au préalable lire quelques livres de ce courant ; courant certes stimulant mais situé analytiquement à des millions d’années-lumière de ses thuriféraires actuels.     

2/ un libéral ne néglige jamais l’adhésion populaire, immédiate et de long terme

Le libéral n’a pas ce dégoût de la démocratie que partagent les vieilles souches aristocratiques, les intellectuels communistes et les technocrates parisiens de tous bords. Les « réformateurs en catimini » ne servent pas la cause de la réforme libérale, ce sont des gens dangereux qui préparent les révolutions de demain (pas étonnant, ce sont souvent d’anciens trotskystes). Ce sont aussi des hypocrites s’ils réforment sans en payer le prix (les économistes universitaires archi-protégés qui dissertent sur la libéralisation du marché du travail, les sénateurs à vie comme Mario Monti, etc.). Le concept schumpétérien de « destruction créatrice », par exemple, a toujours eu la côte auprès des acteurs qui ne craignent aucune destruction de leurs rentes, comme les banquiers centraux indépendants. Tartuffe is back.

Ils croient peut-être que l’on peut mettre en œuvre des réformes de l’offre ambitieuses (toujours un peu douloureuses dans un premier temps), en pleine crise, sans proposer quelques avancées du coté de la demande. Ils n’ont pas bien étudié Jacques Rueff, qui a proposé des réformes structurelles mais APRES une dévaluation (de même que les Suédois, au milieu des années 1990). Sans réforme monétaire préalable, la plupart des réformes structurelles sont simplement odieuses et pour cette raison vouées à l’échec. On n’a jamais vu une politique de l’offre aboutir en plein milieu d’une déflation, et Jacques Rueff avertissait : « Qui veut faire une politique réaliste de prospérité et de paix sociale doit reconnaître le niveau existant des salaires comme le plancher immuable de toute politique financière constructive (…) En tous cas, à partir du moment où les hausses de salaires sont intervenues, la hausse correspondante des prix doit être considérée comme consolidée. Maintenir, après pareilles hausses, le change au niveau ancien, c’est organiser la dépression et s’obliger, soit à exclure par voie d’autorité tous achats à l’étranger, soit à accepter l’épuisement progressif des réserves de devises. En laissant subsister un déséquilibre qui ne peut s’atténuer que par des baisses de salaires, on suscite le malaise social et on prépare, pour le lendemain, d’inévitables fronts populaires » (détail amusant, un livre vient de sortir sur Jacques Rueff, préfacé par… Wolfgang Schauble !! on croit rêver, mais cela ne choque plus personne).

Le libéral cherche à convaincre la majorité, et il va même au-delà puisque, sur les questions de fond qui engagent les générations futures, il réclame la quasi-unanimité, ou du moins une majorité très qualifiée. Milton Friedman, à propos du passage de la France à l’euro : « Je trouve démentiel un système politique qui permette une modification aussi fondamentale de l’équilibre politique de la nation que celle prévue par le traité de Maastricht au bénéfice d’une majorité aussi courte que 51 contre 49 ! Il faudrait une majorité massive, proche de l’unanimité, pour que le système ait une chance de fonctionner. Cette approbation, plus que chichement mesurée, présente toutes les apparences d’un « oui » de politesse qui n’engage, au fond, personne et dont les promoteurs du projet, eux-mêmes, ne sont pas sûrs de la consistance. Il me semble qu’il existe des cas évidents où la règle de la majorité simple ne devrait pas suffire. Si 51% des électeurs votent en faveur de la mise à mort des 49 autres %, faut-il obéir à ce verdict ? ».  

L’ordre monétaire instauré il y a deux décennies n’a pas respecté le principe de base de l’adhésion populaire, il n’a pas été bien « pédagogisé » et il est passé en force : et l’on s’étonne ensuite du désamour vis-à-vis de l’Europe, des nombreux dysfonctionnements de la « gouvernance » au cours de la crise, et de la montée des partis extrémistes. Mais le pire est que la leçon n’a pas été retenue, et que de nos jours on se passe de tout vote, même à 51% comme en 1992. Benoit Coeuré de la BCE a affirmé à plusieurs reprises que l’Union bancaire (principalement, la supervision des banques de la zone euro par la BCE) était un projet titanesque, plus important par bien des aspects que l’euro lui-même. Ce méga-projet qui redistribue les cartes du pouvoir sur le continent, qui fait l’objet de nombreuses critiques de fond (des économistes comme des praticiens), et qui porte en germe d’innombrables suspicions et conflits d’intérêt, n’a pourtant pas été débattu : il est passé, très rapidement et en catimini, et vous ne voterez jamais à son sujet. Si l’union bancaire explose un jour, ce qui est assez probable, on nous expliquera probablement dans les médias que cette réforme était libérale, crée par de grands libéraux, à la suite d’un processus très libéral.  

3/ un libéral promeut la transparence chaque fois que cela est possible

La transparence n’est pas qu’une des conditions techniques de la concurrence pure et parfaite. Elle est surtout indispensable pour l’adhésion populaire à long terme, et pour l’évaluation des politiques. Pour un libéral, il n’est pas très libéral, pour une institution, de refuser pendant des années la publication des minutes et des votes d’un comité important, par exemple ; surtout quand cette même institution passe son temps à exiger des autres plus de transparence. Et un attentat contre la transparence est commis chaque fois qu’une institution brouille les cartes en multipliant les objectifs, ou à chaque fois qu’elle refuse d’être jugée dans un domaine qui lui a été confié mais où elle prétend que d’autres forces (obscures) sont à l’œuvre, ou à chaque fois qu’elle agit sous un faux pavillon (l’ordo-libéralisme, par exemple, ce qui n’est pas très risqué, les penseurs ordo-libéraux sont morts depuis longtemps et presque personne ne les a lus). L’absence d’un véritable point d’ancrage doctrinal autre que de façade est l’équivalent d’une absence de jurisprudence, elle permet le camouflage qui autorise la plus keynésienne des discrétions, des politiques de stop&go ; autrement dit, plus de pouvoir et plus d’impunité. Plus encore que le Traité européen ou la passivité des politiques, c’est un pilier pour l’indépendantisme extrême. Vous vous dites que la plupart des gens ne voient pas de qui et de quoi je veux parler ? C’est bien ce que je vous disais : en zone euro, la transparence est très insuffisante.   

Pour être transparents, les libéraux cherchent notamment la simplicité, la subsidiarité, l’universalité.

Les libéraux n’ont pas attendu la présidence Hollande pour militer en faveur d’un choc de simplification, favorable à la transparence et à l’adhésion démocratique ; et ils en ont une vision plus… radicale que celle de notre Président. C’est pourquoi ils n’apprécient pas trop les usines à gaz de nos décideurs européens au cours de cette crise (pour la seule BCE : LTRO, TLTRO, MES, OMT, QQE, ZIRP, ABSPP, j’en passe).

L’un des moyens de rester simple est d’appliquer le très libéral et très chrétien principe de subsidiarité, qui a été massivement violé avec l’instauration de la supervision bancaire BCE ; dans l’indifférence générale. Mais rassurez-vous : dès qu’il s’agit des banques régionales allemandes, la supervision a été laissée à la Bundesbank, et cette décision baroque n’est certainement liée ni à l’état déplorable de leurs comptes remplis d’actifs pourris, ni au fait que les banquiers allemands composent une large part du conseil d’administration de la Bundesbank.

Enfin, toujours dans le même esprit de simplicité et de justice, les libéraux aiment l’universalité : les règles qui s’appliquent à tous, les impôts forfaitaires, et les mécanismes de soutien qui ne se font pas à la tête du client, etc. Or au cours de la crise européenne la BCE n’a pas traité l’Italie comme l’Espagne, la Grèce comme le Portugal, l’Irlande comme Chypre. Chaque cas a été traité selon l’humeur du moment, selon la proximité des politiques locaux avec Francfort, selon la taille du pays et son pouvoir de nuisance. On avait eu un avant goût de ce favoritisme exponentiel avec le Pacte de Stabilité (qui n’était ni simple, ni respectueux de la subsidiarité c’est à dire des Parlements nationaux), quand la Commission de Bruxelles avait rappelé à l’ordre la libérale Irlande pour mieux disculper les vrais fautifs (Allemagne, France), violeurs récidivistes du Pacte.   

4/ un libéral préfère les règles à la discrétion

Les libéraux et plus encore les ordo-libéraux insistent sur le respect des traités, des contrats, des mandats, des cibles. L’idée, du coté de l’efficacité, est que la crédibilité dépend d’une certaine cohérence intertemporelle qui dépend elle-même du respect de règles connues ex ante. L’idée, du coté de la démocratie, est qu’on ne peut guère être transparent et responsable si on agit toujours en dehors des clous. Le libéralisme, ce n’est pas le laissez faire, c’est le contrôle.

Les ordo-libéraux ne visaient pas à une dépersonification complète des politiques publiques, mais presque. Comme Milton Friedman, ils cherchaient des règles fiables pour la politique monétaire car ils n’accordaient aucune confiance à la gestion au fil de l’eau des taux d’intérêt par les banquiers centraux, avec son cortége de communication byzantine, de revirements orwéliens, de nominalisme borné.  

Bien entendu, l’idéal est de se doter de règles qui ont un sens, pas comme le Pacte de stabilité (qui normait le déficit au lieu de normer la dépense, qui normait du nominal, du courant et du brut au lieu de normer du réel, du structurel et du net, bref), ou les 2%/an d’inflation de la BCE à partir d’un indice de prix à la consommation extrêmement mal fichu (un tracker pétrolier, en vérité). Une bonne cible à suivre serait le PIB nominal, mais pour cela il faudrait que nos élites se penchent sur la recherche économique post-seventies. Qu’ils se renseignent sur Scott Sumner. Je rêve !

Le problème, c’est qu’il faut inventer et respecter des règles, mais tout en sauvegardant d’autres principes libéraux, comme le pragmatisme, la flexibilité. C’est tout un dosage subtile, qui au fond est un art : celui qui consiste à savoir, en « temps réel », quand on se trouve en régime de croisière (sur pilotage automatique) et quand on se trouve dans la tempête (où il faut reprendre la barre et faire ce que l’on peut). Pas évident, car il n’y a qu’un pas entre avoir des principes et se cacher derrière, et après une grande tempête il est hasardeux de se remettre en pilotage automatique alors qu’il y a encore une grande fissure dans la coque.

Et qui dit respect de règles, contrôle, dit sanction. Dans les deux sens du terme : la punition pour les mauvais comportements et les mauvais acteurs (l’impunité est un gros mot pour un libéral), la promotion pour les bons. Ce n’est pas évident là non plus en zone euro, où la diffraction du blâme et la dilution des responsabilités sont des sports très pratiqués, et où les sanctions du marché sont souvent refusées, et où ceux qui ont dit n’importe quoi sur les taux d’intérêt ont été mieux traités que ceux qui les ont bien analysés. Nos décideurs veulent être jugés sur leurs intentions et sur les moyens engagés, pas sur leurs prévisions et sur leurs résultats. En politique monétaire, on est « accommodant » si on baisse les taux nominaux, pas si on revient à la cible d’inflation. Jamais les coûts de l’inaction ne sont évalués, jamais une analyse contre-factuelle n’est diligentée, jamais le retour à une trajectoire décente de PIB nominal ne sert de juge de paix. Les règles sont mauvaises et/ou oubliées, et au quotidien c’est la discrétion la plus crasse et la plus temporellement incohérente qui règne.         

5/ un libéral (a fortiori s’il est ordo-libéral !) est pour la flexibilité des taux de change

Les libéraux, parce qu’ils sont attachés au droit de propriété, et parce qu’ils se méfient (instruits par l’expérience) de l’habilité financière de nos décideurs, n’apprécient pas les tripatouillages des parités de changes : ils préfèrent les régimes de liberté, de flexibilité, par les marchés, qui sont paradoxalement plus stables et surtout plus justes. C’est un des rares points d’accord entre les auteurs ordo-libéraux (logique, après toutes les manipulations monétaires nazies). C’est un message monétariste constant (même si Friedman faisait une exception pour de petits pays très flexibles, comme Hong-Kong). C’est une question au moins aussi éthique que strictement économique, et qui a été évacuée des débats continentaux au moment du Traité de Maastricht.    

L’idée planiste selon laquelle un petit groupe d’hommes pourrait déterminer le pouvoir d’achat d’une nouvelle monnaie par rapport à d’autres et pour l’éternité, par exemple dire qu’un euro vaut 1936,27 lires italiennes jusqu’à la fin des temps, est une superstition scientiste contraire à tous les enseignements libéraux. La valeur d’une monnaie doit être fixée librement sur un marché, dans un cadre décentralisé et gradualiste de découverte, de tâtonnement. Une monnaie est un véhicule d’information, une entreprise du connaître, et doit donc pouvoir évoluer. On parle du capitalisme cognitif mais on fait tout pour le massacrer dans ses fondations, concrètement. Quand bien même un comité de magiciens aurait deviné que la valeur de l’euro fin 1998 rodait près de 2000 lires italiennes, il n’y aurait aucune raison de s’attendre à ce que cet euro conserve cette valeur pour l’éternité. Or c’est bien là tout le raisonnement et l’ADN de l’euro et de la BCE.

C’est encore plus grave en zone euro compte tenu du manque de flexibilité des marchés : le manque de flexibilité monétaire rend l’euro fort coûteux et, probablement, vecteur de nouveaux écarts intra-zone. C’est encore plus grave dans une séquence déflationniste, car la déflation agit comme une anti-réforme structurelle (puisqu’elle réduit la flexibilité des prix, des salaires et des taux). On le voit bien depuis 2007, où les pays qui ont pu ajuster leurs taux de changes (Suède, Pologne, Royaume-Uni…) s’en sont sortis beaucoup mieux que les rigides de la zone euro (et alors que la version officielle à Francfort était encore, il y a très peu de temps, que l’euro nous avait « protégé d’une crise plus grave »).

6/ un libéral est, indéfectiblement, pour le libre-échange

Loin de la vulgate néo-mercantiliste très répandue de nos jours (« exporter c’est bien, importer c’est maaaaal »), et très présente aussi bien dans nos appareils statistiques que dans nos discussions de bars PMU et de banques centrales, les libéraux ne s’intéressent pas aux variations du commerce extérieur ou au concept journalistique de « compétitivité ». Il ne viendrait à l’esprit d’aucun libéral que la zone euro va bien du fait de son excédent des comptes courants, ou que l’Espagne va mieux si elle rétablit l’équilibre de sa balance commerciale, ou que l’Allemagne va bien puisqu’elle enchaîne les excédents. Cela n’a aucun sens, surtout dans une époque de mondialisation, surtout si l’on prétend dans le même temps construire les Etats-Unis d’Europe, et surtout si l’on a vendu au préalable l’euro sous l’angle de la moindre contrainte extérieure. Une bonne partie du discours moralisateur de nos banquiers centraux ne tient pas la route. D’autant que la rechute déflationniste de la zone euro en 2011-2014 n’est pas pour rien dans la rechute du commerce international, la chronologie en atteste.

En exportant sa déflation et en bloquant les évolutions naturelles du taux de change, parfois aussi en bloquant tous les échanges par un retour au contrôle des changes et au rationnement bancaire (les épisode de corralito à Chypre puis en Grèce), la BCE a attaqué les acquis du marché unique, elle qui prétendait le parachever avec l’euro, et a abîmé l’affectio societatis européen en attisant une compétition malsaine entre ses membres, à qui serrera le plus la ceinture aux importations. Le protectionnisme n’est certes pas revenu en force comme à la suite de la dernière grande crise déflationniste, mais tout le crédit ici revient à des économistes libéraux qui pendant des décennies ont construits une citadelle d’explications et d’avertissements qui, pour l’heure, résiste au choc monétaire.      

7/ les libéraux n’aiment pas le copinage et le mélange des genres

Même si on cherche à se lier le plus possible à des règles, on se lie toujours, in fine, à l’agent de la règle ; à des hommes. Les bons jeux dépendent hélas presque autant des bons joueurs que des bonnes règles. Les questions de casting sont donc toujours importantes, même si on cherche à les minimiser dans les articles académiques et autres cénacles classieux.

En vertu des principes de responsabilité, de contrôle et de transparence, les libéraux considèrent (à rebours de pratiquement tous les décideurs politiques français) que les experts doivent être consultés, et qu’ils doivent être consultés dans leurs champs d’expertise. La spécialisation a du bon. En cas de problème dentaire, on va voir le dentiste, pas le garagiste. En cas de problème économique, on consulte des économistes, pas Attali ou Badinter. De Gaulle l’avait compris, qui avait fait appel à Jacques Rueff, pas à Garcimore. De nos jours, la BCE met en avant des Yves Mersch et des Jürgen Starck : pas un seul des 10 ou des 20 meilleurs spécialistes de politique monétaire en Europe n’a jamais travaillé à Francfort, même à temps partiel. Et on s’étonne ensuite du consensus mou, des erreurs de prévisions, des moqueries du reste du monde. On ne cherche pas non plus à recruter nos banquiers centraux worldwide, avec des appels d’offre vers des experts non communautaires, ce que la Banque d’Angleterre par exemple a fait il y a quelques années avec Adam Posen (qui est américain). De la part de gens qui passent leur temps à parler d’ouverture à la concurrence, et qui savent bien que 80% de la recherche se fait dans des universités américaines, voilà qui est paradoxal… ou révélateur.

Enfin, les libéraux n’aiment pas le pantouflage et la créativité déontologique. Ce sont autant d’entraves à la loi du marché, à la transparence, et à terme cela peut abîmer l’adhésion populaire que j’évoquais. Axel Weber préside désormais UBS. Bini Smaghi préside désormais la Société Générale. Otmar Issing est un ponte de Goldman Sachs. La liste est longue, très longue, avec parfois des cas que l’on pourrait croire réservés à des républiques bananières.             

Qu’il y ait des liens inévitables et parfois souhaitables entre banquiers centraux et banquiers commerciaux, pourquoi pas. Mais, si vous êtes authentiquement libéral et un peu au courant des dérives consanguines de ces dernières années, vous avez une boule au ventre à chaque fois qu’un officiel en zone euro vient vous parler de stress-test bancaires, de « muraille de Chine » entre les mission de supervision et de politique monétaire, et de mesures de relance du crédit pilotées depuis Francfort (et accompagnées de doctes conseils pas du tout faux-culs sur la bonne gestion des risques).                 

8/ les libéraux se méfient de l’Etat, mais ils ne souhaitent pas sa ruine

La politique du pire est bien souvent la pire des politiques. Un vrai libéral ne se désole pas de voir les taux d’intérêt si bas car ils vont éviter un cataclysme budgétaire et une cure d’austérité pour un demi siècle : il se désole de voir les taux si bas car il sait que c’est un sous-produit de la déflation organisée depuis 8 ans par la BCE. Un vrai libéral déteste quand on laisse des prérogatives de puissance publique, régaliennes ou souveraines, aux mains d’intérêts catégoriels : il cautionne les privatisations mais pas le pillage, et souvent il regrette qu’un élément clé de l’ordre social, le gros de la création monétaire (et les revenus associés…), ait été confié à des banques commerciales, ce qui perturbe la claire imputation des responsabilités et ce qui dégénère tous les 5 ou 10 ans en crise monétaire après des excès sur le crédit (Milton Friedman, Irving Fisher, Maurice Allais et bien d’autres étaient favorables à un système monétaire où les crédits auraient été mieux alignés aux dépôts).   

En cas de crise grave, de déflation en particulier, les grands penseurs libéraux n’ont pas préconisé de serrer la vis au pire moment et de tuer un malade pour le guérir : ils ont milité pour des thérapies puissantes, parfois très interventionnistes, car à la guerre comme à la guerre :

-          Jacques Rueff a conseillé ou conduit les deux plus vastes dévaluations conscientes du XXe siècle en France. Personne ne l’a jamais suspecté d’être un amoureux de l’inflation ou un socialiste.

-          Irving Fisher, qui n’est jamais passé non plus pour un proto-melanchonniste, demandait à Roosevelt une monétisation à large échelle, une détente monétaire massive.

-          Fin 2008, le prix Nobel Robert Lucas, champion toutes catégories des ultra-orthodoxes intransigeants, validait le Quantitative Easing massif de la FED, en ces termes : « Cela n’implique pas de nouvelles entreprises gouvernementales, pas de participations actionnariales de l’Etat dans des entreprises privées, pas de fixation des prix ou autres contrôles dans la vie des PME, et aucun rôle gouvernemental dans l’allocation du capital… cela me semble être d’importantes vertus ». En zone euro, il a fallu attendre plus de 6 ans pour voir un QE, et bien entendu pendant que la BCE discutait du sexe des anges il a bien fallu faire des choses bien plus sales et bien plus irréversibles que des achats d’actifs (des hausses calamiteuses de TVA en particulier).

-          Milton Friedman, qui ne passe pas pour un ultra-gauchiste, lutta pendant un demi siècle contre les prétentions indépendantistes des banquiers centraux pour ne pas voir se constituer un Etat dans l’Etat. Il se moquait des mesurettes sur l’offre en pleine chute verticale de la demande. Il reprocha à la FED d’avoir trop tardé pour le QE et de l’avoir retiré trop tôt. Il plaida même pour que la banque centrale devienne une division du gouvernement chargée de le financer à 0% (« En période de chômage, il est moins déflationniste d’émettre des titres que de lever des impôts. Si c’est effectivement exact, il est moins déflationniste encore d’émettre de la monnaie »).

-          Hayek a reconnu que l’interprétation de Friedman sur la crise des années 30 (une trop grande passivité de la FED, trop soucieuse de sa réputation et pas assez soucieuse des faits) était valable. Il a défendu l’indépendance de la justice, pas celle des banques centrales. On cherche souvent, à la BCE, à le récupérer, mais le maître autrichien était favorable à la privatisation des monnaies et aux changes flexibles ; et comme il parlait souvent des dangers du « constructivisme scientiste » et de la « juste irritation contre ceux qui se servent de la phraséologie libérale pour défendre des privilèges antisociaux », il est assez facile de deviner ce qu’il aurait pensé de l’euro géré par la BCE.        

9/ les libéraux ont une certaine confiance dans les jugements du marché

Pas à très court terme, où le marché peut être erratique et excessif, mais à moyen terme, où il est une assez bonne balance, du moins quand il est assez large et pas trop faussé. Le moins que l’on puisse dire, c’est que nos décideurs en zone euro ont des difficultés dans leur « dialogue » avec les marchés (actions, spreads périphériques, euro) ; ils préfèrent les mesures ad hoc ou les agences de notation, ou tout simplement les arguments d’autorité. Parfois ils se servent des marchés pour mettre la pression sur certains pays, ce qui n’est ni légitime, ni gratuit, ni très rassurant pour la suite. Le plus souvent ils assurent une protection pour les grandes banques (tout en les infantilisant et en les étranglant, via la réglementation, via la dépentification des taux, via le manque d’activité), mais ni l’épargnant ni l’investisseur ni l’assureur ne sont bien traités, pour ne pas parler de l’entrepreneur ou du chômeur.   

Si la BCE regardait le marché plus attentivement, elle parlerait moins souvent des « bulles » (le CAC40 est à 4200 points, pas à 6500 !), elle ne nierait pas bêtement la réalité de la déflation (le taux 10 gouvernemental est à 0,3% en Allemagne, à 0,6% en France…), elle ferait plus de QE et moins de bla-bla. La dérive des taux grecs fin 2009 aurait pu être tuée dans l’œuf, et jamais la BCE n’aurait monté ses taux à l’été 2008 ou au printemps 2011. Il est vrai que la FED et la BOJ ont-elles aussi des soucis de dialogue avec les marchés (et la FED a rarement été plus discrétionnaire que depuis 2013), mais au moins elles tiennent compte de leurs avis. Ni Yellen ni Kuroda ne sermonnent les marchés comme certains membres de la BCE, qui voudraient pousser l’indépendance jusqu’à se passer de ce dernier contre-pouvoir, et pourquoi pas des données statistiques dans la foulée.

Conclusion

Nos décideurs européens ne sont ni libéraux ni ordo-libéraux. Ils utilisent ces appellations parce qu’elles ont encore du poids et de la popularité (transitoirement, car avec des libéraux pareils cela ne durera pas). Il faut pardonner à ceux qui ne savent pas ce qu’ils font (trouver un livre de Milton Friedman traduit en français n’est pas chose facile…), et pardonner aussi à ceux qui, après avoir réclamé en vain une politique de l’offre pendant des années, n’ont pas changé leur logiciel après 2008, quand il devenait pourtant évident que l’urgence était plutôt à des mesures anti-déflation : ceux-là veulent bien faire, même si dans les faits ils font diversion. Ceux qui sont responsables et coupables ont organisé leur impunité, leurs OPA institutionnelles ont réussi, et leurs opposants sont rejetés tantôt à l’extrême gauche tantôt à l’extrême droite (autrement dit ils sont démonétisés). Les banquiers centraux ont réalisé le grand chelem, verrouillé le débat, et maintenant ils transforment l’histoire jusqu’à faire des penseurs ordo-libéraux des précurseurs de leurs actions. Face à ces méthodes staliniennes où l’on change le sens des mots et les personnages sur les vieilles photos, les authentiques libéraux devraient se réveiller au lieu de prédire chaque année un retour de l’inflation au coin de la rue, et ils devraient se focaliser sur ce grand défi : comment nous protéger de nos protecteurs monétaires ? comment rebâtir un système économique moins mensonger et plus libre ? 

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