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Et si la moins conventionnelle des armes était aussi la plus efficace en Syrie ?
©Reuters

Retour aux fondamentaux

Il est de notoriété publique que le pétrole est souvent l'enjeu des conflits du Moyen-Orient et peut être même utilisé comme une arme par les belligérants. On sait moins qu'il en est de même pour les cultures agricoles et leur production, en particulier le blé.

Pierre Blanc

Pierre Blanc

Pierre Blanc est enseignant-chercheur en géopolitique à Sciences po Bordeaux et Bordeaux sciences agro, rédacteur en chef de Confluences Méditerranée. Il est l’auteur notamment de « Proche-Orient, le pouvoir, la terre et l’eau » (presses de sciences po, 2012) et de Violence et politique au Moyen-Orient (presses de sciences po, 2014). Avec Jean-Paul Chagnollaud, il publiera en janvier 2016 « Atlas du Moyen-Orient, aux origines de la violence » (Autrement).

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Atlantico : En quoi les cultures agricoles en général et le blé en particulier, ainsi que les infrastructures de transformation et de distribution comme les boulangeries, peuvent-ils être un enjeu majeur dans un conflit, voire même une arme décisive pour les belligérants ?

Pierre Blanc : On parle ici du cas syrien mais l’histoire montre que les ressources se retrouvent souvent au cœur des conflits. En beaucoup d’endroits, on a pu remarquer que les adductions d’eau sont souvent les premières infrastructures visées par un belligérant pour détruire les capacités de son rival. En Syrie, dans la région disputée de la vallée de l’Oronte ou dans l’agglomération d’Alep, le sabotage des équipements hydraulique a été massif. On sait aussi que les ressources agricoles sont parmi les cibles privilégiées par les acteurs d’un conflit, car c’est là que se joue la sécurité ou l’insécurité alimentaire et partant une certaine puissance. Les céréales et plus largement la capacité alimentaire comme facteurs de la puissance, ce n’est pas une idée nouvelle ! D’Athènes qui voulait sécuriser ses approvisionnements à la vision nazie de l’espace vital (lebensraum) à sauvegarder, en passant par Gambetta et son souhait de faire de la France un pays nourricier, on voit bien que la capacité agricole ou du moins alimentaire est un vecteur de la force. Dans le cas de la Syrie, c’est aussi cette puissance qui se joue. Comment être fort si la population qu’on administre – que ce soit dans les régions « loyalistes » ou celles contrôlées par les rebelles de toutes sortes – est insécurisée sur le plan alimentaire ? De là on peut dire que la bataille des cultures agricoles, des silos de stockage ou des infrastructures de transformation revêt une grande importance. Il faut aussi ajouter la bataille pour les infrastructures routières car le risque d’enclavement pèse sur l’approvisionnement alimentaire des populations. Il est plus difficile de savoir en revanche ce que signifie la destruction de l’ICARDA par les rebelles au début du conflit. Les semences de ce centre qui est le plus grand gisement semencier de la région ont-elles été utilisées pour sécuriser les approvisionnements des populations sous tutelle de ces groupes ? Rien n’est moins sûr.

Mais par-delà le souci qu’a chaque protagoniste de sécuriser son territoire en sécurisant l’alimentation de ses populations, on sait que l’arme de la privation est aussi utilisée dans ce conflit. Ainsi le camp de réfugiés palestiniens de Yarmouk au sud de Damas en 2014 a été soumis par le pouvoir syrien à un blocus alimentaire ravageur en 2014, au prétexte que le Hamas avait pris fait et cause pour la rébellion.

Pourquoi est-ce particulièrement vrai dans la guerre en Syrie, ce pays longtemps perçu comme le "grenier à blé du Proche-Orient" ?

Vous avez raison, la Syrie a été un grenier à blé du Proche-Orient comme le fut la Bekaa libanaise. Dans la période récente, le pouvoir baasiste a grandement promu l’agriculture comme vecteur de la puissance et de l’indépendance syrienne. Ce secteur a été mis en priorité dans l’agenda politique par un parti qui voulait en finir avec des siècles de sujétion, et donc de dépendance alimentaire. Nourrir les hommes pour nourrir la puissance, c’est une idée forte du baasisme syrien, parvenu au pouvoir en 1963, et qui était très agrarien dans sa rhétorique et dans ses pratiques. La Syrie a donc opéré une redistribution de la terre (la réforme agraire) pour accroître la productivité et rompre au passage le pouvoir de l’ancienne oligarchie foncière, doté le pays d’équipements hydrauliques et fortement encadré les prix agricoles. Quand la guerre en Syrie a commencé, c’est donc un territoire fortement agricole qui s’est trouvé disputé, et ce malgré une sécheresse qui de 2006 à 2010 avait amoindri ses capacités.

Quels sont les espaces les plus stratégiques à contrôler en Syrie dans le cadre de cette "guerre du blé" ? Quel est l'état des forces actuellement en Syrie dans la guerre que se font l'organisation Etat islamique et le régime syrien pour contrôler les ressources agricoles ?

Du fait de la topographie, de la nature des sols et surtout des équipements hydrauliques, la culture du blé a été surtout développée le long de l’Euphrate et de son affluent le Khabour, le long de l’Oronte et au sud-ouest dans la région de Deraa. La principale région est en fait la plaine de la Jéziré qu’on appelle aussi le bec de canard étant donné la forme de ce territoire septentrional coincé entre la Turquie et l’Irak. Avant la sécheresse de 2006-2010, on y produisait au moins un tiers des céréales du pays. On peut observer que c’est effectivement sur cette zone que Daech s’est installé. Mais cette implantation signifie-t-elle pour autant que l’organisation jihadiste a fait de la capacité d’emblavement de cette région un mobile de sa mainmise fulgurante en 2014 ? Il est difficile de le dire. Au mieux, nous pouvons considérer que ce territoire, plus éloigné du pouvoir central et pas vraiment inexpugnable du fait de sa topographie, était facilement prenable d’autant plus que la population très pauvre s’était souvent sentie délaissée. La fragilisation de ce territoire a ainsi permis sa saisie par Daech qui en retour a trouvé dans le potentiel céréalier une aubaine réelle pour assurer la sécurité alimentaire des territoires qu’elle contrôle. Et de fait, Daech veille à encourager les agriculteurs à produire par des incitations tarifaires et à ménager les infrastructures de transformation de céréales.

Ailleurs, c’est-à-dire dans les régions de l’Oronte et du sud, la bataille pour les terres est au cœur des combats mais sans en être le seul déterminant. De toute façon, pour le pouvoir loyaliste, la sécurisation du port de Tartous permet d’acheminer des céréales de Russie notamment. Pour certains groupes rebelles, il est clair par contre que le contrôle des silos et de certaines terres est vital de même que la sécurisation des routes vers la Jordanie ou la Turquie.

Comment est-ce que la communauté internationale et les pays voisins pèsent-ils, ou pourraient-ils peser, dans cette dimension du conflit ?

Les tentatives de famines organisées par le pouvoir, notamment en 2014, ont été condamnées par la communauté internationale. Malheureusement que peuvent des condamnations contre un pouvoir cynique ? Quant à savoir si le blocus alimentaire pourrait être utilisé par exemple contre le pouvoir, contre Daech ou contre des groupes rebelles peu recommandables du type Jabat al-Nosra, je ne crois vraiment pas que ce serait moralement acceptable et politiquement efficace. Sur le terrain moral, on sait combien cette arme se retourne contre les populations civiles et rarement contre les pouvoirs militaires ou miliciens. Sur le terrain politique, je ne vois pas l’efficacité d’une telle mesure de rétorsion quand on sait que le territoire loyaliste est relié aux plaines agricoles russes via le port de Tartous et que Daech se déploie sur le grenier à céréales du pays.

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