Pierre Manent : “Je crois que les mœurs musulmanes sont et resteront pour un temps indéfini assez nettement distinctes de celles du reste de la société française, je cherche donc le principe de la vie commune"<!-- --> | Atlantico.fr
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"Dans une société en général, il y a toujours des accommodements plus ou moins raisonnables entre les différentes parties"
"Dans une société en général, il y a toujours des accommodements plus ou moins raisonnables entre les différentes parties"
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Défis républicains

Refusant tout déni de réalité, Pierre Manent propose de faire une place à la religion, et notamment à l'Islam, au sein de la société française, dans son dernier ouvrage intitulé "Situation de la France" aux éditions Desclée de Brouwer. Entretien avec son auteur.

Pierre Manent

Pierre Manent

Normalien, agrégé de Philosophie (Hypokhâgne au Lycée Pierre-de-Fermat à Toulouse, enseignement de Louis Jugnet), il est depuis 1992 directeur d'études à l'EHESS et aujourd'hui au Centre de recherches politiques Raymond Aron et professeur associé à Boston College (Massachusetts, États-Unis). Pierre Manent est notamment l'auteur de l'ouvrage Situation de la France aux éditions Desclée de Brouwer (2015).

 

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Atlantico : Le 1er Octobre 2015 paraissait votre ouvrage "Situation de la France" (voir ici) aux éditions Desclée de Brouwer (voir ici). Comment vit-il depuis sa publication ? Quelle lecture en est faite ?

Pierre Manent : Il n'y a pas de lecture unique mais diverses réactions. En tant qu'auteur cherchant à contribuer au débat public, je suis content de l'écho que le livre reçoit. J'ai le sentiment que beaucoup de lecteurs ont compris mon intention et sont entrés dans le propos sérieux de l'ouvrage. En même temps, les réactions les plus sommairement hostiles sont révélatrices d'un certain état de l'opinion, en particulier au sujet de l'islam.

Il est clair qu'aujourd'hui cette question est devenue terriblement passionnelle et un propos qui se veut pacificateur et politique est exposé à beaucoup de malentendus. J'ai proposé un argumentaire assez déployé et cohérent et des lecteurs s'emparent d'une partie de l'argumentaire pour immédiatement dénoncer je ne sais quel défaitisme ou complaisance pour l'islam.

J'ai mesuré à quel point une partie de l'opinion se révélait particulièrement à cran sur ces sujets et devenait indifférente à la politique pratique. On fait valoir ses sentiments sans daigner considérer la question : "Que fait-on maintenant ?". C’est à cette question que j'ai tenté de répondre dans ce livre.

>>>>>>>>>>>>>>>>>>>>> Lire également : Comment accueillir les mœurs musulmanes sans qu’elles ne prennent la place de la loi française

Vous soulignez dans votre ouvrage que la communauté musulmane "est trop forte pour notre ‘laïcité’ et le mieux est d’en prendre acte et d’en tirer les conséquences". Tout en ajoutant : "notre régime doit céder, et accepter franchement leurs mœurs puisque les musulmans sont nos concitoyens". Face à ceux qui vous reprochaient le mot "céder", vous avez expliqué "qu'il fallait voir ce qui était là". Dans quelle mesure cette idée fait écho à la théorie des accommodements raisonnables dont revient aujourd'hui le Canada par exemple ?

Tout d'abord, dans une société en général, il y a toujours des accommodements plus ou moins raisonnables entre les différentes parties ! C'est bien ce que l’on cherche par le "dialogue social". Le régime normal d'une société démocratique et libérale est justement de trouver les accommodements les plus raisonnables possible. La question est alors la suivante : que seraient des accommodements raisonnables  avec les "musulmans de France" dans la situation présente de la France et de l'islam ?

Le point fondamental : la question de l'islam est aujourd'hui inséparablement une question de politique extérieure et de politique intérieure. Il est donc essentiel d'élaborer une politique qui combine à la fois une démarche vers l'extérieur et une démarche vers l'intérieur. Il s'agit donc que les musulmans français se tournent vraiment vers la France, c'est-à-dire distendent le plus possible leur dépendance vis-à-vis d'un monde musulman parcouru en ce moment de mouvements extrêmement destructeurs. Pour faciliter ce mouvement vers la France, il faut être disposé à moins de méfiance à leur égard s'agissant de ce que j'appelle leurs "mœurs". Aussi bien pour les musulmans que pour les autres Français, ce mouvement de conversion nationale est devant nous. Etant donné ce qui se passe de la Syrie à la Libye, et les graves incertitudes pesant sur le Maghreb, il y a un danger que l'Europe soit  paralysée, désorganisée et pour ainsi dire aspirée  par l'effondrement politique du monde arabo-musulman.  Il est donc indispensable et urgent que les musulmans de France choisissent vraiment la France au lieu de rester dans une appartenance ambiguë entre la France et le monde arabo-musulman.  L’enjeu majeur dans le contexte géopolitique présent est un enjeu d'indépendance nationale, à la fois politique et spirituelle. Tout ce que je suggère dans mon ouvrage découle de cette analyse.

Vous utilisez les termes de 'musulmans de France", de "communauté", mais quel interlocuteur dans un contexte où l'Islam se révèle multiple ? Il n'y a aucune homogénéité sur le terrain, comme le relève Valérie Toranian dans son édito pour la Revue des deux Mondes publié le 6 octobre ?

Qu’est-ce que cela veut dire ? Qu’il n’y a pas de problème ? Que l’islam est de notre invention ? Que l’immigration musulmane n’est pas un fait social et politique majeur ? Ce truisme – que les musulmans, comme tous les groupes humains, sont hétérogènes – ne sert ici qu’à nous bander les yeux. C’est le déni dans lequel  nous nous trouvons qui empêche précisément cette diversité de se manifester. Les institutions musulmanes qui ont pignon sur rue sont extrêmement peu représentatives et fort opaques. Les musulmans que je rencontre n'ont pas confiance en elles. La démarche que je recommande  encouragerait la plus franche et la plus ouverte expression des  musulmans français dans leur diversité. Or nos gouvernements semblent de plus en plus céder à la tentation de sous-traiter la gestion de l'islam de France à des pays musulmans "amis". A l'heure où nous parlons, ni les musulmans de France dans leurs institutions ni les gouvernements français successifs ne semblent vraiment désireux de faire entrer nos compatriotes musulmans dans la nation française.

Vous dressez un parallèle intéressant entre l'Islam et le catholicisme tout au long de l'ouvrage. Dans un entretien croisé avec Alain Finkielkraut et publié dans le Figaro, vous expliquez : " (…) ce que la laïcité n'a pas accompli avec le catholicisme, et qu'on lui demande de réaliser avec l'islam aujourd'hui, c'est de dissoudre la religion dans la société (…) En 1905, le législateur n'a pas prétendu dissoudre les mœurs catholiques dans la société démocratique ou réformer les mœurs promues par l'Église." Néanmoins la limite de cette comparaison n'est-elle pas la nature même de cette religion ? L'Islam comme le judaïsme d'ailleurs sont des religions politiques, gérant le quotidien des croyants, ce que n'est pas le catholicisme… Les défis ne sont pas les mêmes.

L'argument selon lequel le compromis que je recommande est impossible parce que l'islam serait de telle ou telle nature, aurait une essence particulière, ne peut pas être balayé d'un revers de main. L'islam pose un problème spécifique en raison  du lien étroit entre la loi religieuse et les mœurs de la vie quotidienne à la fois évidentes et contraignantes.  

Cela signifie t-il  que les musulmans ne pourront pas vraiment être des citoyens français tant qu’ils resteront attachés à leurs mœurs ? On a le droit de le penser, mais alors que fait-on en pratique ?

Je crois pour ma part que les mœurs musulmanes sont et resteront pour un temps indéfini assez nettement distinctes de celles du reste de la société. Je cherche donc le principe de la vie commune, non pas dans une espèce de réforme autoritaire des normes musulmanes qui serait décidée par la République – on ne réforme pas les mœurs par la loi et un Etat faible tel que le nôtre ne va pas réformer les coutumes d'une religion plutôt forte en ce moment ! – mais par une voie indirecte  et positive. L'objectif est d'inviter les musulmans de France à se sentir et se vouloir partie prenante d'une nation européenne. L'issue, me semble-t-il, se trouve davantage du côté de la politique que de la société.

Vous évoquez le rôle de médiateur des Juifs, "la vocation du judaïsme". De quoi s'agit-il précisément ?

C'est une question immense et complexe, elle m'importe beaucoup.

 Le judaïsme français s'est aujourd’hui reconstitué comme une communauté très consciente d’elle-même qui s’interroge sur son rapport à la France. Les départs pour Israël sont nombreux.   

La matrice républicaine et laïque est maintenue mais cette matrice est affaiblie avec l’affaiblissement de la communauté nationale.  Dès lors les associations à base religieuse se trouvent forcées de redéfinir leur place dans ces conditions nouvelles. Chaque "masse spirituelle" du pays doit prendre la mesure de ses responsabilités à l'égard du pays et des autres communautés. Un dialogue significatif entre elles est capital, et pas simplement ce dialogue entièrement creux que l'on observe lorsque "les trois religions" rendent visite au président de la République et ressortent de l'Elysée en expliquant que tout le monde est formidable. La République ayant largement perdu son autorité, les diverses communautés spirituelles sont plus exposées, elles sont  désormais "en première ligne". Elles ne sont pas habituées à cette situation. Elles sont donc tentées d’adopter une position défensive-agressive. C’est une tentation à laquelle il importe de résister. Comme le catholicisme et l’islam, le judaïsme est exposé à cette tentation.  

Propos recueillis par Rachel Binhas

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