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Comment accueillir les mœurs musulmanes sans qu’elles ne prennent la place de la loi française
©Reuters

Bonnes feuilles

La laïcité comprise comme la neutralisation religieuse de la société n’est pas adaptée à une situation déterminée par le rôle croissant de l'islam, religion des mœurs, qui ne peut exister si ses mœurs ne sont pas reconnues. Au lieu de chercher à effacer les signes religieux, nous devons faire sa place à la religion. Mais à condition que chaque confession reçoive une reconnaissance égale. Extrait de "Situation de la France", des éditions Desclée de Brouwer, de Pierre Manent (1/2).

Pierre Manent

Pierre Manent

Normalien, agrégé de Philosophie (Hypokhâgne au Lycée Pierre-de-Fermat à Toulouse, enseignement de Louis Jugnet), il est depuis 1992 directeur d'études à l'EHESS et aujourd'hui au Centre de recherches politiques Raymond Aron et professeur associé à Boston College (Massachusetts, États-Unis). Pierre Manent est notamment l'auteur de l'ouvrage Situation de la France aux éditions Desclée de Brouwer (2015).

 

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Si la brève analyse que j’ai proposée de nos deux formes de vie est valide, le problème qui se pose à nous est en pratique le suivant : comment accueillir les moeurs musulmanes en tant que moeurs de nos concitoyens musulmans, sans que ces moeurs finissent par se confondre avec la loi, ou sans qu’elles prennent au bout du compte la place de la loi ? Ici encore, ici spécialement, nous n’avons pas le loisir de réécrire l’histoire, ni d’imaginer un avenir entièrement inédit, il nous faut travailler au présent selon ce que nous voyons et en restant capables de voir ce que nous voyons. Les développements récents, que ce soit dans les pays de l’islam ou dans nos pays, n’indiquent pas que la religion musulmane soit en passe de changer de statut, et, au lieu de règle objective des moeurs, d’être désormais généralement comprise et vécue comme droit individuel et comme libre choix.

Certains, il est vrai, font remarquer que la décision de porter des signes religieux, ou de s’engager dans une démarche de « radicalisation », résulte d’un acte de liberté qui tend à faire du croyant par habitude ou inertie un individu autonome, de sorte que l’activisme islamique, aussi dommageables que soient le plus souvent ses effets immédiats, n’interdit pas d’espérer un progrès ultérieur vers l’émancipation. L’argument est soutenable, mais c’est accorder beaucoup à la psychologie individuelle et fort peu à la réalité collective. La libre adhésion à une communauté qui n’encourage pas la liberté, particulièrement à une modalité de cette communauté qui exclut la liberté, renforce cette communauté, ou cette modalité de la communauté, plus qu’elle ne favorise la liberté. Après tout, combien d’hommes ont choisi librement d’adhérer au communisme sans rendre ce mouvement plus favorable à la liberté ! En tout cas, s’il y a des évolutions dans ce sens, elles sont si lentes et si hésitantes qu’elles sont sans pertinence politique pour nous aujourd’hui. Nous n’avons pas le loisir d’attendre que l’histoire résolve les difficultés à notre place. La question pratique est donc bien la suivante : les régimes politiques européens peuvent-ils accueillir les moeurs musulmanes sans finir par leur donner ou laisser force de loi ou de quasi loi ? Ou plus précisément : les transformations impliquées par l’accueil des moeurs musulmanes dans nos pays sont-elles compatibles avec le maintien de notre régime politique et de notre forme de vie sociale dans leurs traits principaux ? Ici je rencontre une objection majeure, que je dois considérer avec soin car elle est à mes yeux le principal obstacle intellectuel et politique à une évaluation judicieuse de la situation. Elle se résume en un mot : laïcité.

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À la proposition que j’ai avancée, selon laquelle la présence de nombreux musulmans en Europe oblige les Européens à accueillir comme telle la forme de la vie commune musulmane qui consiste en un ensemble de moeurs contraignantes sinon obligatoires, on opposera immédiatement que le régime de laïcité permet d’accueillir des moeurs différentes non pas comme forme de vie commune mais comme résultat de l’exercice du droit égal de chaque citoyen à suivre les moeurs de son choix, droit que notre régime a pour mission et d’ailleurs pour fierté de garantir, sous réserve évidemment que son exercice n’entrave pas le droit égal des autres citoyens. Tels sont donc les termes du débat. Ceux qui invoquent la laïcité comme la solution de nos problèmes jugent que une reprise à la fois transformatrice et préservatrice, à une réforme par le régime des droits individuels, les citoyens musulmans exerçant désormais leur droit subjectif, garanti par l’État laïque, de suivre la conduite qu’ils tenaient jusque-là par obéissance à la règle objective et quasi obligatoire des moeurs. Je soutiens que cette réforme, qui consisterait en une sorte de transsubstantiation, est chose simplement impossible, moins parce que les moeurs musulmanes seraient irréformables, je n’en sais rien, que parce que l’instrument de la laïcité est particulièrement inadapté à cette fin. Le débat porte d’abord en effet sur les pouvoirs de la laïcité, sur ce que ce régime ou ce dispositif est susceptible d’accomplir. Il porte donc aussi, inséparablement, sur son sens même, sur la manière dont on doit comprendre cette notion. Il est clair en effet que l’on ne peut rien avancer sur les pouvoirs de la laïcité si l’on ne dispose pas d’une compréhension nette et sûre, c’est-à-dire complète, de la notion.

Extrait de "Situation de la France", des éditions Desclée de Brouwer, de Pierre Manent, 2015. Pour acheter ce livre, cliquez ici.

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