L’alerte lancée par Rania de Jordanie sur "les musulmans modérés" qui ne font "pas assez pour lutter contre l'État islamique" devrait-elle aussi être entendue par les musulmans français sur la menace terroriste ?<!-- --> | Atlantico.fr
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La reine Rania de Jordanie.
La reine Rania de Jordanie.
©Capture d'écran

Critique interne

Invitée d'honneur du Medef pour son université d'été à Jouy-en-Josas (Yvelines), la reine Rania de Jordanie a estimé que "les musulmans modérés à travers le monde ne font pas assez pour gagner la lutte idéologique qui est au cœur de cette bataille", regrettant une certaine passivité.

Pierre-Henri Tavoillot

Pierre-Henri Tavoillot

Pierre-Henri Tavoillot est philosophe, spécialiste de l'histoire de la philosophie politique.

Il codirige la collection "Le Nouveau collège de philosophie" (Grasset).

Il a notamment publié Tous paranos ? Pourquoi nous aimons tant les complots …  en collaboration avec Laurent Bazin (Editions de l’Aube, 2012) et vient de faire paraître Faire, ne pas faire son âge aux Editions de L'Aube.

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Atlantico : Mercredi 26 août, Rania de Jordanie était invitée à prononcer le discours d'ouverture de l'université du MEDEF. A cette occasion, elle a regretté le manque d'engagement des musulmans "modérés" vis-à-vis de l'expansion de l'Etat Islamique, a engagé leur responsabilité et les a exhortés à s'impliquer davantage dans la lutte idéologique. Comment cette prise de position est-elle reçue par les musulmans? Notamment en France?

Pierre-Henri Tavoillot : Il faut le leur demander. Pour ma part, je remarque que, pour ce qui est de la France, les attentats de janvier 2015 ont contribué à infléchir la teneur du débat public. Jusqu’alors le discours dominant du côté des musulmans était le « pas en mon nom », soit : l’islamisme radical n’a rien à voir avec l’Islam authentique, dont il est comme un corps étranger, produit d’ailleurs paradoxal de la modernité occidentale. Du côté des non-musulmans l’argument principal était : halte à la stigmatisation, préalable à l’islamophobie, germe du racisme ! Après le 11 janvier un débat a pu enfin naître, de manière parfois laborieuse et souvent polémique, dont l’axe est : "Pourquoi, malgré moi, en mon nom ?" Soyons clair, l’Islam n’est pas la seule religion tant s’en faut qui, dans l’histoire, a connu une dérive totalitaire : les guerres de religion de l’Europe du XVIe et XVIIe siècles sont là pour nous le rappeler. Rappelons aussi, pour éviter tout malentendu, que l’Islam est une grande religion et une immense civilisation qui a produit, dans l’histoire, des œuvres et des modes de vie d’un incroyable raffinement. Mais pourtant c’est lui aujourd’hui qui prête son nom au visage hideux du terrorisme et à une forme renouvelée de fascisme.

La question est donc : pourquoi aujourd’hui l’Islam est-il tenté de se couper de son héritage civilisé et spirituel pour se métamorphoser en une idéologie totalitaire ? Pourquoi produit-il une barbarie dont les premières victimes sont les musulmans, les juifs les boucs émissaires et les occidentaux les cibles médiatiques ? De telles interrogations étaient avant le 11 janvier inévitablement mise au compte d’une islamophobie "nauséabonde" ou d’un "amalgame" fallacieux. Elles sont aujourd’hui portées avec vigueur par des intellectuels musulmans. Peut-être pas encore assez à mon goût, mais le changement est notable. Et j’ai hâte de lire leurs réponses à ces questions complexes. Indice, parmi d’autres en cette rentrée littéraire : le livre 2084 de Boualem Sansal (Gallimard) qui, il est vrai, n’est pas à proprement parler un "musulman modéré".

Ghaleb Bencheikh : En toute rigueur, je ne sais pas comment cette prise de position est-elle reçue par les musulmans aussi bien chez nous qu’ailleurs. Mais, je trouve que sur le fond, la reine Rania a raison d’exhorter tous les musulmans de par le monde et au-delà, elle devrait le faire pour tous les hommes et les femmes de bonne volonté, épris de paix et de justice afin de combattre la monstruosité idéologique dénommée "Etat islamique". Je pense même que cette prise de position est tardive. Les musulmans, tous, quels qu’ils soient, ne peuvent pas et ne doivent pas se taire devant ces atrocités commises au nom de leur tradition pervertie et avilie. Ils en sont comptables et responsables, chacun à son niveau, de l’atermoiement, de la pusillanimité et de la frilosité. Le silence et l’inaction équivalent de fait à une lâche complicité.

Ayant dit cela avec force, j’ajoute qu’en revanche, du point de vue du vocabulaire, je trouve – à titre personnel – maladroit et même navrant d’accoler l’épithète "modérés" à musulmans. Ce sont les islamistes radicaux et extrémistes qu’il faut spécifier toujours, jamais le fait d’être musulman "ordinaire". Eprouver le besoin d’adjoindre à musulmans le qualificatif "modérés" sous-entend ipso facto que la règle générale est au fondamentalisme, au radicalisme et au fanatisme, et par extraordinaire il y a des particularités de « modération » qu’on met en exergue. Laquelle modération d’ailleurs n’est jamais bien déterminée. Où et quand commence-t-elle ? La sémantique a son importance et ses effets psychologiques peuvent être désastreux. Dans d’autres contextes, on ne parle jamais - ou rarement - de chrétiens modérés ou de juifs modérés ni même de francs-maçons modérés ! L’appel à l’engagement contre Daesh doit concerner l’ensemble des musulmans, un point c’est tout.

A quels engagements précis Rania de Jordanie fait-elle allusion? S'agit-il d'actions à l'échelle individuelle, c'est-à-dire de la part de la société civile, ou à l'échelle collective, au niveau des États? Ces engagements peuvent-ils réellement compter?

Pierre-Henri Tavoillot : Là encore, il faudrait le lui demander. Pour ma part, la chose la plus urgente — au-delà des rapports de force géopolitiques — me paraît être l’émergence d’un discours plus offensif de l’Islam "modéré". Le cahier des charges est assez clair : il consisterait à produire une critique interne de la modernité, du capitalisme et de la démocratie (au nom de ses promesses et non au nom d’un passé mythique ou d’un avenir radieux) combinée à une exigence reconnue de spiritualité, le tout relié à une lecture cultivée du Coran et la tradition historique musulmane. Ce n’est pas hors de portée ; et le catholicisme « social » avait su, en son temps, produire une matrice similaire. Mais il ne faut pourtant pas se cacher la difficulté de la tâche, car, en la matière, la radicalité est beaucoup plus séduisante, parce qu’elle est simpliste dans un monde complexe, parce qu’elle donne une impression de maîtrise dans l’univers où tout semble nous échapper, parce qu’elle offre un horizon de sens clair à une vie qui semble ne plus en avoir. Ce qui complique encore ce travail, c’est que certains intellectuels musulmans — et pas seulement les radicaux — (et d’ailleurs pas seulement les musulmans !) ont la conviction que l’Occident est en décadence, qu’il est faible, traversé par des forces morbides qu’il suffit d’activer pour que tout s’effondre, plus ou moins rapidement, pour laisser place au renouveau juvénile de la civilisation musulmane. Ils partagent donc cette prémisse avec Daech. C’est à mon sens une erreur complète de diagnostic, car aujourd’hui, c’est l’Islam qui est en crise qu’on le prenne au sens de religion ou de civilisation, traversé par des tendances contradictoires.

Ghaleb Bencheikh : Je ne sais pas à quels engagements précis fait-elle allusion. A mon niveau humble et petit, je voudrais que ces engagements couvrent toute une gamme allant crescendo depuis l’action à l’échelle individuelle jusqu’à celle au niveau des Etats. Non seulement les réprobations et les condamnations doivent être unanimes et totales ne souffrant aucune réserve, mais des manifestations « monstres » doivent avoir lieu très régulièrement après - par exemple la prière communautaire hebdomadaire du vendredi – à l’instar du peuple espagnol qui manifestait contre les attentats perpétrés par l’ETA. Les dignitaires et les hiérarques religieux doivent s’impliquer davantage. Certains le font au péril de leur vie par la parole et par l’écrit, mais les autres doivent les soutenir et consolider une cohésion de lutte contre la barbarie.  

Oui, je pense que ces engagements pourront à terme réellement compter. Si chaque imam, et chaque mufti dans leur enseignement religieux, si chaque père de famille et chaque mère dans leur éducation, enfin si chaque membre de la société musulmane agit en clamant haut et fort son innocence des crimes abjects commis par les sicaires de l’organisation terroriste « Etat islamique », ces derniers seront mis au ban de l’humanité. Encore faut-il pour cela qu’un travail de refondation de la pensée théologique puisse être mené à bien en contextes islamiques.

Il n'y a pas de véritable communauté musulmane unie, mais "des" musulmans, de même que les États arabes n'ont jamais réussi à s'unir ou à agir avec cohésion. Dans ce contexte, la déclaration de la reine de Jordanie n'est-elle pas un vœu pieux? 

Pierre-Henri Tavoillot : Toutes les religions monothéistes ont la nostalgie de l’unité qui serait le reflet sur terre de l’unicité divine : la communauté juive, l’Eglise chrétienne universelle, l’Oumma musulmane, … Et il faut noter que l’aspiration à réaliser ici-bas l’unité de l’au-delà a toujours eu des effets tragiques : elle est à la source de l’idéologie de Daech, qui est impérialiste. On ne saurait donc souhaiter davantage d’unité religieuse, mais au contraire la reconnaissance apaisée de la diversité dans un cadre commun minimal. C’est d’ailleurs ainsi que l’idée de tolérance est née en Angleterre à la fin du XVIIe siècle sous les plumes de Milton et de John Locke. Je rappelle que leur argument n’était pas moral, mais purement utilitaire : si l’on veut assurer l’ordre et l’efficacité d’un Etat, il faut qu’il cesse de s’occuper des affaires religieuses pour ne s’attacher qu’aux affaires "civiles". Et encore, à l’époque de Locke, cette tolérance ne concernait-elle pas les catholiques mais seulement les protestants entre eux.

Ghaleb Bencheikh : Tout d’abord, il faut toujours distinguer "arabe" et "musulman", l’identification entre l’arabité et l’islamité ne va pas de soi. Ensuite, oui, c’est vrai, dans le contexte que vous décrivez la déclaration de Rania de Jordanie est un vœu pieux. Mais, enfin et en dépit de tout, il aurait fallu que cette déclaration fût proclamée depuis longtemps. Au moins, elle aurait été dite, conformément à l’idée qu’ « une goutte n’est rien devant l’océan, mais si elle devait être puisée de l’océan elle lui manquerait ». C’est une question de responsabilité et de conscience. Lorsqu’on a la possibilité d’une prise de parole publique on reprouve le répréhensible et on condamne le condamnable tout en promouvant les voies de dialogue pour la paix et la fraternité entre les êtres.

Rania de Jordanie assume le statut et le rôle de "First Lady", elle n'est pas chef d’État. A ce titre sa parole compte, mais elle est plus libre que celle de son mari par exemple, le roi Abdallah II. A-t-elle pu faire passer un message "politiquement incorrect" que personne n'osait ou ne pouvait exprimer, mais qui est dans tous les esprits?

Pierre-Henri Tavoillot : Oui, c’est assez courageux de sa part, mais il me semble que c’est un discours qui pourrait avoir des relais puissants dans d’autres pays : aux Emirats Arabes Unis, en Iran et peut-être même en Indonésie, le plus grand pays musulman du monde, rappelons-le, qui reconnaît officiellement cinq religions, outre l’Islam : le bouddhisme, le catholicisme, le confucianisme, l’hindouisme et le protestantisme.

Ghaleb Bencheikh : Sincèrement, je ne vois pas où est le "politiquement incorrect" dans un appel destiné aux musulmans à s’engager contre Daech et lutter contre cette monstruosité idéologique. J’aimerai bien voir une reine musulmane jeune et moderne s’impliquer davantage dans des actions de sensibilisation notamment dans les programmes éducatifs dans le royaume. Je pense qu’elle le fait, mais il faut qu’elle fasse preuve de persévérance et de résolution tout particulièrement dans la prise en charge de la jeunesse féminine. La faire sortir des billevesées et des fadaises du voile et de la religiosité aliénante.

En réalité, dans un cas idéal, il eût mieux valu qu’en Jordanie, il y eût une monarchie constitutionnelle, ainsi Abdallah II comme roi aurait-il une parole de poids, celle d’une autorité royale morale indéniable et non pas celle en même temps d’ « un chef de gouvernement » empêtré dans la gestion des affaires et leurs contingences et vicissitudes.

Est-ce qu'une action commune d'une partie des États arabes contre l'EI est envisageable et réaliste? Cette crise n'est-elle pas aussi pour eux une opportunité d'affirmer un nouveau poids géopolitique et de redorer l'image d'une région chaotique ?

Pierre-Henri Tavoillot : C’est à la fois envisageable et réaliste, car je ne vois guère comment ils pourraient faire autrement que de lutter contre un ennemi qui s’est engagé contre eux dans un combat à mort !

Ghaleb Bencheikh : Hélas, je ne crois pas qu’en l’état actuel des choses, une action commune d’une partie des Etats arabes contre l’EI soit envisageable ni réaliste. Et ceci pour deux raisons fondamentales : il y a d’abord ceux qui participent déjà à la coalition internationale pour bombarder Daesh alors que les membres de cette organisation terroriste ne font qu’appliquer avec zèle et la cruauté en sus certains points de leur doctrine salafiste. Puis, il y a le manque de cohésion que vous avez évoqué dans une question précédente. Il rend cette action commune très difficile. Seuls la démocratie, le respect des droits de l’homme, l’équipartition des richesses et la désintrication du politique d’avec le religieux avec une saine éducation pourront à terme venir à bout de l’hydre de Lerne terroriste. En attendant, si le récent changement de stratégie de la Turquie – Etat non arabe - pouvait être congru avec une implication davantage résolue de l’Egypte, en dépit de leur divergence, tout en tarissant les sources de financement de l’EI, sans oublier l’engagement au sol ce serait une voie indiquée de lutte contre la barbarie.

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