Pourquoi la Fondation du Qatar dirigée par Sheikha Mozah n’a pas grand-chose à envier aux préceptes défendus par l’Etat islamique<!-- --> | Atlantico.fr
Atlantico, c'est qui, c'est quoi ?
Newsletter
Décryptages
Pépites
Dossiers
Rendez-vous
Atlantico-Light
Vidéos
Podcasts
International
Sheikha Mozah, la dirigeante de la "Fondation du Qatar" et femme de l'Emir.
Sheikha Mozah, la dirigeante de la "Fondation du Qatar" et femme de l'Emir.
©Reuters

Double jeu à Education City

Créée en 1995 par l'émir qatari, la "Fondation du Qatar" est une organisation immensément riche qui assure au pays un puissant soft-power dans le monde. Centrée sur les problématiques d'éducation et de sciences, la Fondation est dirigée par la femme de l'émir, Sheikha Mozah. En sous-main, cela n'empêche pas l'organisme de promouvoir des thèses proches de l'islamisme radical tel qu'il est appliqué au Qatar.

Haoues Seniguer

Haoues Seniguer

Haoues Seniguer est maître de conférences en science politique à l'Institut d'Études Politiques de Lyon (IEP)

Il est aussi chercheur au Triangle, UMR 5206, Action, Discours, Pensée politique et économique à Lyon et chercheur associé à l'Observatoire des Radicalismes et des Conflits Religieux en Afrique (ORCRA), Centre d'Études des Religions (CER), UFR des Civilisations,Religions, Arts et Communication (CRAC), Université Gaston-Berger, Saint-Louis du Sénégal.

Voir la bio »

Atlantico : Cette fondation a officiellement la responsabilité de promouvoir la connaissance, l'éducation, la paix et le savoir dans le monde. Que fait-elle réellement, de manière plus discrète ? Et comment s'y prend t-elle ?

Haoues Seniguer : Très officiellement, sur le site de la Fondation du Qatar, plusieurs activités sont mises en avant. Il y a plusieurs champs d’investissement ou d’intervention de la Fondation, parmi lesquels : l’environnement, l’éducation, la technologie, la santé, etc. Il est également question d’améliorer la condition des ouvriers travaillant sur les différents chantiers du pays, très souvent au péril de leur vie. L’image extrêmement négative de leurs conditions de vie, vue de l’étranger gêne considérablement la communication feutrée du Qatar à l’adresse de ses partenaires occidentaux, d’où cette politique d’affichage.

Néanmoins, loin de se cantonner strictement au registre profane, le domaine religieux fait l’objet d’une attention toute particulière des autorités qatariennes. En particulier durant le mois de Ramadan, où des manifestations sont organisées avec la présence de différents prêcheurs, y compris rigoristes, tel que Aidh al-Qarni, connu pour des prises de position explicitement antijuives et des appels au djihad en Syrie. À ce propos, comme il apparaît dans une tribune du Daily Beast rédigée par Jamie Dettmer[1], le profil de certains hommes de religion qui interviennent, ou interviendront, dans une mosquée, inaugurée en mars dernier, à l’intérieur des murs de la Fondation du Qatar interroge clairement. En effet, certains d’entre eux, à l’instar du clerc saoudien littéraliste Saleh al-Moghamsy, qui a célébré la prière à l’occasion de l’inauguration de la mosquée en présence de Sheikha Moza, aurait déclaré (tel que le propos est rapporté dans la tribune précitée), a priori par le passé, que le fondateur d’al-Qaïda, Oussama ben Laden, "est mort avec plus d’honneur aux yeux de Dieu que n’importe quel juif, chrétien, zoroastrien, athée ou musulman apostat, simplement parce qu’il est mort en musulman". Il y a également Abdelaziz al-Fawzan, qui serait intervenu dans la mosquée de la cité de l’éducation, lequel aurait tenu un discours violemment anti-chiite quelques semaines à peine avant l’attentat suicide perpétré en mai 2015 par l’État islamique en Arabie Saoudite, à l’est du royaume, faisant 21 victimes et 100 blessés. Comment, en la circonstance, prétendre faire montre d’ouverture au monde quand de telles personnalités sont invitées à s’exprimer dans une fondation censée promouvoir l’éducation, la culture, etc. Toute l’ambiguïté de l’émirat est ici parfaitement représentée.

Il est difficile de dire si la fondation en question agit avec d’autres intentions en coulisse. Toutefois, celle-ci, en disant "promouvoir la connaissance, l’éducation, la paix et le savoir dans le monde", cherche surtout à légitimer son pays hôte, le Qatar en l’occurrence, comme vecteur de modernité et d’ouverture d’un pays majoritairement musulman sur le reste du monde, en particulier non majoritairement musulman. C’est en quelque sorte la logique du double standard ou, aussi invraisemblable que cela puisse paraître, de "la schizophrénie" consciente, si j’ose dire, nonobstant le caractère oxymorique de l’expression. Qu’est-ce à dire ?Le Qatar adoube les mouvements les plus conservateurs et les plus fermés à l’Occident d’un côté, et, de l’autre, fait la promotion du savoir et la démonstration de son ouverture sur le monde. On pourrait, à cette aune, envisager la fondation comme une sorte de couverture, de gage de bonne conduite d’un pays qui est loin de briller par son souci scrupuleux des droits de l’homme et, notamment, de la dignité de l’ensemble de ses ressortissants, en particulier les ouvriers népalais.

Cette fondation qatarie est un vecteur dans la propagation d'un discours dangereux. Quelles différences sur le fond avec l'Etat islamique ? Quelles haines cette fondation attise t-elle ? 

Il est permis de dire, avec toutes les nuances d’usage, que des Qataris, évoluant ou non dans le giron de l’État, ont un paradigme qui n’est pas très éloigné de celui de l’État islamique. Sinon, comment expliquer les forts soupçons, et la démonstration à présent correctement assurée par différents observateurs sérieux, sur le financement fort probable de groupes extrêmement violents, au moins dans un proche passé, que ce soit au nord du Mali ou au Moyen-Orient ? Ceci permet de dire que, assurément, plus la lecture de l’islam est rigoriste, exclusiviste, et promeut ainsi clairement le rejet de l’Autre, et plus, subséquemment, la haine croît ; cela me paraît évident. Cependant, il y a une différence de taille entre le Qatar et l’État islamique : l’un est un pays reconnu dans ses frontières et dans le concert des nations, l’autre est un mouvement extrêmement violent qui s’affranchit complètement du droit international en agressant, tuant et décapitant sans aucun ménagement. La différence entre les deux structures, quoi qu’on puisse penser de l’émirat, est par conséquent plus que absolue. Ce qui n’exclut pas la possibilité que des Qataris partagent à titre plus individuel le projet de l’État islamique.

Pourquoi est-ce caractéristique de l'ambiguïté du Qatar sur la question ?

Parce que le Qatar est un pays traversé par des courants contraires, tantôt foncièrement antagoniques tantôt complices ou complémentaires. Il y a sans doute un courant modernisant au sein du régime, c’est incontestable, symbolisé notamment par la princesse Moza bint Nasser al Missned, mais cela n’empêche pas la prédominance d’un courant hyper conservateur dans le pays. Au demeurant, que pèse réellement le courant d’opinion porté par la princesse ? Certainement peu au regard de l’économie symbolique globale des acteurs étatiques ou non étatiques principaux du Qatar.

Cette fondation est implantée en France et en Europe, et dispose d'une force de frappe considérable, notamment chez les jeunes. Est-ce un risque dans un contexte de crispation identitaire et d'angoisses généralisées sur nos territoires ? Cette fondation pourrait-elle recruter et embrigader de jeunes Français ?

Je ne crois pas qu’il faille parler d’embrigadement, car le terme me paraît beaucoup trop fort. Mais, il est clair que tout ce qui peut servir à l’extension du régime d’islamité participe de la vision idéologique générale de l’émirat. En d’autres termes, il s’agit d’aider matériellement, autant que faire se peut, les jeunes, musulmans en particulier, afin d’en récolter, dans le temps, les bénéfices symboliques, en termes d’image, par la participation à des formes diverses de da’wa (la prédication islamique) et/ou par le fait de louer le bienfaiteur qatari au plus fort des attaques exercées contre lui. Il y a d’ailleurs des activistes musulmans de France, dont en particulier le directeur du site l’Observatoire du Qatar, qui sont de parfaits relais d’opinion de l’émirat dans l’hexagone, sans qu’on ait la preuve décisive qu’ils sont financés par lui. Néanmoins, des indices tangibles peuvent peut-être constituer un début de preuve : en effet, le directeur de l’Observatoire en question, sur sa page Facebook, le 6 février dernier[1], faisait ostensiblement la promotion de bourses qataries pour apprendre l’arabe à Doha, et ce, notamment à l’adresse des musulmans qui visitent sa page. Cela s’apparente clairement à de la propagande, ou s’il l’on préfère du lobbying, en faveur d’un pays au plus fort des accusations de financement de groupuscules violents. Par ailleurs, apprendre l’arabe à Doha, ce n’est pas comme apprendre l’arabe à la Sorbonne ou à Lyon II ; l’arabe, dans les pays très conservateurs au plan religieux, est souvent adossé à des contenus idéologiques. Et cela, on en a parfaitement la preuve  en tant que chercheurs travaillant sur le religieux.

En raison de débordements, nous avons fait le choix de suspendre les commentaires des articles d'Atlantico.fr.

Mais n'hésitez pas à partager cet article avec vos proches par mail, messagerie, SMS ou sur les réseaux sociaux afin de continuer le débat !