Deux djihadistes remis en liberté dans l'attente de leur procès : les mécanismes par lesquels la lutte anti-terroriste se piège elle-même <!-- --> | Atlantico.fr
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Deux djihadistes présumés ont été remis en liberté dans l'attente de leur procès.
Deux djihadistes présumés ont été remis en liberté dans l'attente de leur procès.
©Reuters

En toute légalité

Deux djihadistes présumés de 26 et 27 ans ont obtenu mi-mars leur libération dans l'attente du procès, contre l'avis du ministère public. Les éléments réunis contre eux étaient pourtant sans équivoque. Une décision qui met en lumière les limites de l'approche humaniste du droit.

Gérald Pandelon

Gérald Pandelon

Avocat à la Cour d'appel de Paris et à la Cour Pénale Internationale de la Haye, Gérald Pandelon est docteur en droit pénal et docteur en sciences politiques, discipline qu'il a enseignée pendant 15 ans. Gérald Pandelon est Président de l'Association française des professionnels de la justice et du droit (AJPD). Diplômé de Sciences-Po, il est également chargé d'enseignement. Il est l'auteur de L'aveu en matière pénale ; publié aux éditions Valensin (2015), La face cachée de la justice (Editions Valensin, 2016), Que sais-je sur le métier d'avocat en France (PUF, 2017) et La France des caïds (Max Milo, 2020). 

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  1. Atlantico : Le 13 mars, deux présumés djihadistes de 26 et 27 ans se sont donc vu confirmer, par la cour d’appel de Paris, leur libération provisoire en attente de leur procès. Comment expliquer cette situation, alors que la France est dans un contexte de vigilance extrême après les attentats de Janvier ?

Gérald Pandelon : Je crois que l'approche humaniste qui fonde notre droit et procédure pénale depuis 20 ans est diversement apprécié par la population qui constate tous les jours la hausse des crimes et délits avec ou sans lien avec une immigration extra-communautaire qui, qu'on l'accepte ou le déplore, soulève des difficultés quasiment insurmontables. C'est ce sentiment qui nourrit effectivement ce que l'on peut qualifier de sentiment d'insécurité, terme euphémisé pour qualifier tout simplement la réalité vécue, celle au quotidien d'une violence qui s'accroît, en dépit des discours lénifiants. Or, cette violence se déploie dans un contexte de difficile gestion des moyens humains et matériels à la disposition de l'Etat et du service public de la justice pour mener à bien ses missions. La question de la remise en liberté doit par ailleurs s'analyser, au-delà des faits, d'abord avec un autre principe, celui de présomption d'innocence; ensuite, avec un problème parfois occulté, celui du taux d'occupation des maisons d'arrêt.

S'agissant, en premier lieu, de la présomption d'innocence, force est d'admettre que ce principe demeure antinomique avec celui d'une détention provisoire. En effet, l'innocence juridiquement présumée revêt davantage une portée relative qu’absolue, en dépit de son rang constitutionnel. Car de deux choses l’une : soit le principe de présomption d’innocence, de par sa valeur constitutionnelle, est un principe auquel il n’est pas possible de déroger sauf à réviser la Constitution ; soit, à l’inverse, il s’agit d’un principe de portée relative et une loi, fût-elle contraire au bloc de constitutionnalité dont la Déclaration des droits de l’homme fait partie intégrante, peut alors prévoir des présomptions de culpabilité rendant possible notamment la détention provisoire. C'est pour cela qu'en matière pénale, davantage que dans d'autres domaines du droit, il faut être particulièrement vigilant.

En second lieu, le taux d'occupation des maisons d'arrêt donc de la surpopulation carcérale est de 134,5 % et 7 établissements connaissent une densité supérieure à 200 %, notamment Gagny, Orléans, Béthune, Nîmes et La Roche-sur-Yon.

Dans ce contexte, on comprendra aisément qu'on puisse accorder une liberté provisoire lorsqu'un doute sur la culpabilité ou des garanties de représentation importants existent dans un dossier ; en revanche, en l'absence de doute sérieux et de garanties, une plus grande sévérité devrait s'exercer pour des personnes qui ôtent la vie sans aucun remords, bien souvent, pour les victimes...

Quel intérêt d’avoir alourdit l’arsenal juridique français si c’est pour en arriver là ?

En pratique, il n'existe pas de durcissement de l'arsenal juridique français puisqu'en toutes hypothèses il y a toujours un écart important entre la peine prononcée et la peine exécutée. Sans vouloir faire preuve de cynisme, je crois en effet que le durcissement théorique de l'arsenal juridique se heurte à un autre principe qui lui est supérieur, celui de la personnalisation de la peine ; or, au nom d'un souci d'humanité dont les contours peuvent parfois étonner (ce sens aigu de l'humanité à usage interne faisant rapidement abstraction de ceux qui ont perdu parfois définitivement dans un crime un être cher), un laxisme parfois excessif est effectivement à l'oeuvre ou à la manœoeuvre...On assiste en réalité à une dissolution de la fonction symbolique de la peine ; en même temps, la France a décidé depuis 1981 de ne plus infliger la peine capitale à un homme qui ne présenterait plus un danger immédiat.

En réalité, ce n'est plus la gravité de l'acte qui devient le critère c'est la question du risque que le délinquant fait courir ou non à la société qui constitue le paradigme, ce qui déplace la problématique, sans toutefois apporter d'explications suffisamment convaincante sur le passage à l'acte ou l'étiologie criminelle. Comment expliquer, par exemple, que le crime soit de plus en plus associé au plaisir procuré au délinquant dans son passage à l'acte ? En effet, le passage à l’acte a été considéré, dès le début du XIXèmesiècle, notamment avec l’essor de la psychanalyse, comme la résultante d’une interaction de facteurs que la criminologie clinique centrait autour du sujet, celui du délinquant étudié sous un aspect médico-social. Dans un souci de synthèse, la criminologie contemporaine a donc réintroduit la notion de causalité comme schème explicatif de l’étiologie criminelle en dégageant divers concepts explicatifs censés appréhender la totalité du processus criminogène. De l’association de facteurs à la notion de structure, il s’agit moins de penser le sujet comme agissant de façon parfaitement autonome, c’est dire indépendamment de ses déterminations sociales, que de l’intégrer au sein d’une totalité complexe organisée venant déterminer ses actes. Selon PINATEL, les modalités du passage à l’acte délictueux s’intégreraient dans un processus, une succession d’événements ou un « roman familial » reléguant à un rôle subalterne le phénomène individuel comme variable explicative du crime. Néanmoins, cette approche ne répond jamais à la question des véritables mobiles ayant présidé à la transgression de la norme donc à celle du passage à l’acte et, par conséquent, n'explique pas les ressorts profonds permettant de différencier, dans la société, le délinquant de celui qui ne l’est pas, celui qui observe une conduite conforme aux prescriptions de la loi pénale et celui qui va les transgresser. Pour le dire plus simplement, je crois, en réalité, que ce que nos gouvernants ne peuvent pas révéler c'est que pour certains délinquants, aucune réinsertion n'est possible (il faudrait mettre à la retraite d'office tous les JAP) ; aucun aménagement ne saurait être envisagé car, en toutes hypothèses, ces personnes, tôt ou tard, récidiveront, quelles que soient leurs promesses, quelles que soient leurs garanties. Certes, cette approche n'est pas politiquement correcte mais elle est tout simplement vraie. Subsiste donc qu'une question, que faire ?

Les deux jeunes djihadistes ont été remis en liberté conditionnelle sans suivi psychologiques. Peut-on parler d’un laxisme de la justice dans un tel contexte, même si les individus sont interdits de sortie du territoire et doivent pointer au commissariat une fois par semaine ?

La justice n'a pas pour objet de rechercher la vérité mais de gérer des flux pénaux. D'ailleurs, si l'institution judiciaire recherchait vraiment la vérité, on ne s'accorderait pas alors pourquoi, en présence d'aveux circonstanciés et réitérés devant la juridiction, il serait utile d'entendre devant la cour d'assises notamment des experts et autres psychiatres, lesquels, d'ailleurs, invariablement expliquent peu ou prou la même chose ; en effet, l'explication est toujours binaire : le mobile c'est soit l'argent soit le sexe. D'ailleurs, le fait que ces deux jeunes djihadistes aient été remis en liberté sans injonction de soins ou suivi psychologique n'apporte rien à l'affaire car c'est, à mon sens, inutile. En clair, le procès pénal, au-delà de tout ce qui s'en dit, n'a pas pour objet l’attestation d’une vérité mais renvoie, pour l’institution, à un autre registre : celui de la sincérité ; par suite, il n’est plus de l’ordre de l’attestation scientifique d’une vérité mais de l’ordre de la foi, ce qui est différent. La justice ne punit pas réellement par exemple le menteur mais celui qui ne rapporte pas la preuve de sa bonne foi ou de sa sincérité, en cela l’institution s’érige symboliquement en une institution supra-humaine. Cette perspective permet un déplacement de la problématique judiciaire, laquelle ne va s'attacher qu'à celle subséquente du jugement, par conséquent à la faculté de juger de l’institution, donc à son autorité supposée légitime et compétente pour prononcer une sentence ne reposant pas uniquement sur le degré de vérité mais davantage sur des notions de contrition donc de pardon. Ce qui est fort différent. 

  1. Le juge des libertés et de la détention a estimé dans un autre cas, celui d’un homme de 24 ans ayant séjourné en Syrie entre 2013 et 2014, qu’il avait de bonnes raisons de ne pas être incarcéré, puisqu’il était marié, père de 3 enfants et chauffeur de véhicule chez Uber. Est-ce vraiment une raison objective ?

Le concept de raison objective n'a pas de sens car, à l'épreuve des faits, tout est subjectif, surtout lorsqu'un magistrat statue seul, comme bien souvent un JLD. N'étant pas encore une fois, désigné dans ce dossier, je ne peux donc pas vous répondre sur le bien-fondé ou non d'une telle décision. Ce qui est, à mon sens, plus important c'est de s'interroger, d'une manière plus approfondie, sur le fonctionnement réel de notre institution judiciaire. 

Ce que je peux vous dire concernant cette décision de remise en liberté, c'est qu'en l'occurrence, et de façon assez exceptionnelle, ce qui a prévalu c'est une version positiviste du droit, dans laquelle la dimension objective l'a emporté sur la dimension subjective.  

En effet, dans cette acception, ce qui doit prévaloir et ce qui a manifestement prévalu (l'intéressé a été remis en liberté) c'est le principe à valeur constitutionnelle de présomption d’innocence, lequel, par définition, l'emporte sur les normes de rang inférieur (la loi, par exemple). Dans cette perspective, la volonté créatrice du droit ("les présomptions de culpabilité", par exemple) doit s’effacer face à la norme supérieure laquelle, au nom du principe de la hiérarchie des normes, a prédéterminé le contenu de la norme inférieure. Il s’ensuit que l’objectivité doit prévaloir sur la subjectivité, l’universel sur le particulier, la Constitution sur la loi, pas uniquement en théorie, mais en pratique. Pour les tenants de cette version positiviste ou normativiste, il s’agit de dissocier le droit de la justice car l’ensemble des sources du droit, qu’elles protègent ou qu’elles punissent, doivent prévaloir sur la justice ; par suite, une personne ayant juridiquement raison ne devrait pas pouvoir être judiciairement déboutée de sa prétention, car elle a raison puisque le droit le prévoit. 

  1. La présomption d’innocence avant le jugement peut-elle représenter un danger dans certains cas ?

Tous les professionnels du droit savent que la présomption d'innocence n'existe malheureusement pas, qu'elle bénéficie à une personne maintenue en liberté qui sera ultérieurement déclarée coupable par une juge pénal ou que le principe ne soit pas respecté, par l'incarcération préventive d'un individu qui sera ultérieurement mis hors de cause. Le critère, encore une fois, n'est pas celui de la présomption d'innocence, mais celui du risque, ou non, encouru par la personne qui se présente devant le magistrat (juge d'instruction ou JLD). En même temps, sans doute vaut-il mieux un coupable en liberté qu'un innocent en prison ; quoi qu'il en soit, si le principe de présomption d’innocence suppose que le doute doive profiter à l’accusé, la  question n’est pas tranchée de savoir quelle est la nature de ce doute, s’il revêt le caractère d’une simple hypothèse vraisemblable ou celui d’une intime conviction. Plus fondamentalement, je crois qu'il s'agit d'un principe théorique dont l'objectif paradoxal est de n'être jamais appliqué ou que très rarement, presque par effraction. Il s'inscrit, en cela, dans la tradiction philosophique du nominalisme. Selon le théologien Guillaume d'OCKHAM, cette philosophie nominaliste renvoie à des « Universaux » ou des concepts abstraits insusceptibles de recevoir une possible expérimentation concrète ; il s’agit simplement de représentations qui tranchent avec le réalisme, ou « réalité substantielle ». Ces mots remplissent toutefois une fonction, celle d’aider la pensée humaine à se forger, par conséquent à nourrir la réflexion. Pourtant, ils ne constituent qu’un « discours mental » ou « lingua mentalis » car leur signification est arbitraire en ce qu’elle renvoie uniquement au royaume des idées pas à celui des acteshic et nunc. Il en découle le fameux concept du « rasoir d'OCKHAM », selon lequel il ne faut pas multiplier les « êtres sans nécessité » (entia non sunt multiplicanda prater necessitatem)" ; en clair, ne pas démultiplier à l’infini des idées ou abstractions lesquelles s’avèrent, en réalité, peu applicables, à supposer d’ailleurs que lesdits schémas mentaux ne soient que des représentations dont l’objectif n’est pas paradoxalement d’avoir été forgées pour recevoir une application, mais davantage pour laisser accroire qu’ils existent, ce qui peut s’avérer rassurant. 

Articulé au problème de la présomption d’innocence, il est possible de considérer que le principe est rarement appliqué mais souvent contourné au nom davantage d’indices de culpabilité que de preuves, cette attitude relevant sur un plan philosophique d’une approche nominaliste.

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