La France prend un retard inquiétant dans le développement du secteur numérique<!-- --> | Atlantico.fr
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Photo d'illustration // Une machine à écrire.
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Tribune

"Aujourd'hui, le point le plus crucial est de faire travailler ensemble les start-up et les grands groupes établis, afin que le numérique se diffuse dans l'ensemble de notre économie", a déclaré le 2 juin le ministre de l’Économie Emmanuel Macron. Un secteur dans lequel la France cumule du retard, selon Arnaud Dassier, entrepreneur et consultant dans le secteur d'Internet.

Arnaud Dassier

Arnaud Dassier

Arnaud Dassier est entrepreneur, actif en Ukraine depuis 2006, ancien élève du DEA d’études russes de Sciences Po, et marié à une femme d’origine ukrainienne.

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Etudier le numérique français, c’est faire l’amer constat d’un incroyable gâchis, dans ce secteur qui est le plus stratégique pour notre avenir, alors que la France a tous les atouts pour y réussir de façon exceptionnelle.

La crise des Pigeons a eu au moins ce mérite de faire la pédagogie de l’écosystème numérique auprès des politiques et de l’opinion. Quelques succès internationaux comme Critéo et Blablacar ont permis un regain d’optimisme et une prise de conscience. Oui, la France peut être leader dans le secteur numérique. Alors pourquoi ne pas essayer vraiment ?

Conscient d’un certain retard, et encouragée par ces quelques succès, la France a décidé de se mobiliser pour le secteur numérique, à la manière française… Subventions à foison, locaux mis à la disposition par les villes, communication sur desplans d’actionqui se succèdent à un rythme d’enfer, les responsables politiques et associatifs font ce qu’ils savent faire : du béton, du saupoudrage d’argent des contribuables et de jolis logos pour se donner le beau rôle auprès des médias et des électeurs.

Le problème est que cette frénésie de communication a tendance à cacher les vrais problèmes, voire confine à l’auto-suggestion. On entend ainsi certains responsables politiques décréter que Paris est la capitale européenne du numérique ou que la « French tech » a des leçons à donner aux requins de la Siliconvalley. Des chefs d’entreprises à succès généralisent leurs cas particuliers et décrètent que la France est un paradis pour les startups. D’autres se consolent en confondant le succès, réel, des Français à l’étranger, ou ils enrichissent leurs pays d’accueil, avec le succès de la France sur la scène numérique internationale.

Malheureusement la vérité est beaucoup moins rose. Le réalisme et la lucidité sont des préalables désagréables mais nécessaires si l’on veut voir les problèmes, comprendre leur origine, et se donner les moyens de les régler.

Un secteur stratégique

Le numérique est le secteur le plus stratégique pour préparer notre avenir. Le secteur économique le plus dynamique, pourvoyeur de croissance et créateur d’emplois pour les jeunes. Au cœur d’un bouleversement majeur des modes de consommation et de production de l’âge industriel que nous connaissons depuis 200 ans. L’enjeu est vital : la France sera-t-elle un acteur majeur et influent de ce nouvel âge, ou sera-t-elle un acteur secondaire et dépendant qui se contentera de profiter des avantages du numérique en tant que consommateur passif, mais pas comme un producteur qui en tire les bénéfices ?

Des atouts exceptionnels, certes…

Sur le papier, la France possède toutes les conditions pour être un acteur majeur de la révolution numérique : une jeunesse bien formée, des ingénieurs, des entrepreneurs, un marché national assez important pour se lancer, une richesse disponible pouvant s’investir, une grande créativité, etc… Il y a finalement peu de pays dans le monde qui disposent de cet ensemble d’atouts.

… mais un retard important

Dans la réalité, la France a créé moins de sociétés numériques de taille internationale que l’Allemagne ou le Royaume-Uni, les start-ups y sont moins nombreuses, beaucoup moins bien financées, les entrepreneurs numériques français ont tendance à s’exiler dans des proportions excessives... Certes, les indicateurs du secteur numérique progressent en France, mais moins vite que chez nos voisins. Autant dire que nous reculons. La France est en train de s’installer au fond du classement de la ligue 1 mondiale du numérique, menacée de passer en ligue 2, écrasée par les Etats-Unis et la Chine, largement devancée par l’Allemagne et le Royaume-Uni, mais aussi par Israël, la Suisse ou les Pays-Bas. Nous jouons plutôt dans la catégorie de l’Italie ou de la Russie, loin, très loin, de notre potentiel.

Les licornes sont les startups valorisées plus d’un milliard. Sur 105 licornes dans le monde, 64 sont américaines, 5 anglaises, 2 allemandes, et aucune française.

Les rares succès internationaux française (Blablacar, Critéo, DailyMotion…) se comptent sur les doigts de la main et sont encore fragiles. Ils cachent la « misère » que traduisent les chiffres et les classements mondiaux.

Le déploiement du vrai Très Haut Débit (FFTH) a pris également beaucoup de retard (la France se classe en bas du classement en Europe). Quant à l’utilisation du numérique par les entreprises, elle est également à la traine en comparaison avec les pays voisins, comme l’Allemagne ou le Royaume-Uni (moins de la moitié des entreprises françaises ont un site web, contre 70 à 80% en moyenne chez nos principaux voisins). Bref, dans tous les domaines, la France est un élève moyen voire médiocre. Et les écarts ne se comblent pas, bien au contraire. C’est très inquiétant.

Un manque cruel de financement


Le numérique est une industrie dévoreuse de capitaux. Créer une start-up est facile et peu couteux. Ce qui est difficile et coûteux, c’est de la développer et de la faire émerger rapidement et de manière significative sur le marché national, et encore plus international. Quel que soit le talent -réel et reconnu- des Français, une entreprise mal financée est condamnée soit à échouer, soit à être rachetée par un concurrent parfois moins talentueux mais mieux financé. Et c’est d’ailleurs ce qui arrive à la plupart des pépites numériques françaises, enfin quand le Ministre de l’Economie ne s’en mêle pas...


« En France, les 212 start-up accélérées forment un capital investissement de 1,8 million d’euros seulement, quand, en Grande-Bretagne, 599 start-up se partagent 13,2 millions d’euros »

Etude de Fundacity (mai 2015)

Les start up françaises reçoivent entre 2 et 4 fois de financements que les start-ups anglaises ou allemandes. Le rapport est même de 25 si on compare le montant du capital risque en France avec celui des Etats Unis, à PIB équivalent.

En conséquence, les start up françaises ne grossissent pas assez par manque de capital. Il faut donner davantage de moyens financiers à beaucoup plus d’entreprises : c’est le cœur du problème de développement du numérique en France.

Le statut JEI, le CIR, la BPI et les aides des collectivités locales n’y suffiront pas. Quelques centaines de millions d’argent public plus ou moins bien distribués ne peuvent pas compenser un retard de financement privé qui se compte en milliards.  Il manque un zéro.

Un contexte défavorable

Le déficit de financement des start-ups numériques françaises est le principal obstacle à leur développement. Il n’est pas le seul. Les autres obstacles sont moins pénalisants mais ils sont aussi plus difficiles à combler car ils relèvent pour la plupart du contexte socio-culturel et économique traditionnel français qui s’avère particulièrement mal adapté aux exigences de l’économie digitale.

Citons quelques raisons parmi d’autres :

Fiscalité

  • Une fiscalité excessive qui réduit la capacité d’auto-financement (allégée partiellement par le CIR, sous réserve qu’on l’obtienne…)
  • Une fiscalité du patrimoine excessive (impôts sur les plus-values, ISF…) qui incite ceux qui seraient les plus à même de financer et d’accompagner les start-ups françaises à quitter le pays et à développeur leurs investissements hors de France.

Financement

  • La nationalisation et la bureaucratisation du financement des start-ups, qui deviennent trop dépendantes de financements publics dont les critères d’attribution sont complexes et arbitraires.

Réglementation

  • Une instabilité réglementaire et fiscale délirante qui crée un environnement imprévisible, voire dangereux (cf. l’affaire des pigeons / la taxation des plus-values de cession a été modifiée 4 fois depuis 2012, alors qu’elle est inchangée, parfois depuis des décennies, chez nos voisins…)
  • Une réglementation tatillonne et restrictive, peu favorable à l’innovation, et trop sensible au poids politique des lobbys des entreprises traditionnelles (cf. la loi Thévenoud sur les taxis)

Travail

  • Un coût du travail élevé, du fait du montant des charges sociales, particulièrement pénalisant pour un secteur employant des gens qualifiés et bien rémunérés (compensé partiellement par les allègements liés au statut de JEI, sous réserve qu’on l’obtienne…)
  • Un code du travail excessivement rigide et coûteux, totalement inadapté aux modes de travail souples pratiqués dans les start-ups (recrutement de jeunes peu expérimentés et pas formés à de nouveaux métiers, free-lances et auto-entrepreneurs travaillant pour plusieurs employeurs…)

Sécurité sociale

  • Un système de sécurité sociale qui, en cas d’échec, ne propose aucun filet, bien au contraire, aux entrepreneurs ou aux salariés qui prennent le risque de quitter le confort des grandes entreprises ou de l’administration.

Culture

  • Une culture du risque limitée qui se traduit, par exemple, par le fait que l’épargne, abondante, est largement orientée vers l’immobilier et les investissements considérés, de plus en plus à tort d’ailleurs, comme à moindre risque (bons du trésor…)
  • Le manque de collaboration entre les grands groupes et les start-ups qui freine leur développement
  • Un environnement culturel qui continue de suspecter le succès et de considérer les entreprises comme les vaches à lait et les variables d’ajustement d’un système politique et économique largement orienté vers le financement du secteur public.
  • Une culture qui favorise excessivement la qualité technique du produit et néglige trop les facteurs ergonomiques, marketing et commerciaux du succès.

Le capitole est proche de la roche tarpéienne

L’économie numérique a tendance à favoriser les leaders et à se concentrer sur quelques écosystèmes locaux (clusters). A défaut de prendre les mesures nécessaires pour débloquer les freins de notre croissance numérique, le risque est grand de voir l’écart continuer de grandir entre les leaders et une France reléguée en seconde division, limitée à son marché national, condamnée à servir de vivier de talents et d’idées pour la Siliconvalley, New York et Londres.

Heureusement, le secteur numérique est soumis à un tel degré d’innovation technologique que les cartes sont rebattues en permanence. De nouveaux acteurs émergent très rapidement, d’autres, aujourd’hui puissants, peuvent disparaitre tout aussi vite. Il est donc possible pour la France de reprendre des places et de devenir, en quelques années, le leader du numérique que ses atouts devraient lui permettre d’être. Pour cela, il faut d’abord débloquer le verrou du financement. Puis, créer un environnement réglementaire et fiscal spécifique, simple et stable, adapté aux exigences du secteur numérique. Et enfin, veiller à ce que rien ne décourage ou ne freine le mouvement. Les changements culturels et de mentalité suivront avec le succès des start-ups françaises.

Après ce sombre constat, il faudrait faire des propositions. Elles feront l’objet d’un prochain article.

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