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L’Egypte, cet allié essentiel dans la lutte contre l’Etat islamique dont l’Europe n’a pas l’air de se rendre compte qu’il existe
©Reuters

Après la Libye, la Tunisie

L'attaque terroriste de Tunis a été revendiquée par l'Etat islamique, dont certains affidés avaient déjà commis des atrocités contre des chrétiens en Libye. Cet acte avait provoqué une réaction immédiate de l'armée de l'air égyptienne. Aujourd'hui laissée de côté dans la lutte contre les islamistes, l'Egypte a pourtant des intérêts communs avec l'Europe.

Emmanuel Dupuy

Emmanuel Dupuy

Emmanuel Dupuy est enseignant en géopolitique à l'Université Catholique de Lille, à l'Institut Supérieur de gestion de Paris, à l'école des Hautes Études Internationales et Politiques. Il est également président de l'Institut Prospective et Sécurité en Europe (IPSE). 

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Atlantico : L'attaque contre le musée Bardo de Tunis a été revendiquée par l'Etat islamique, qui après la Libye, étend un peu plus loin ses actions terroristes. Dans un contexte régional de plus en plus chaotique, l'Egypte peut-elle jouer un rôle stratégique ?

Emmanuel Dupuy : Depuis la révolution du 25 janvier 2011, caractérisée par l’occupation de la place Tahrir et la « contre-révolution » du 30 juin 2013 qui est venue mettre fin à l’expérience gouvernementale hasardeuse des Frères musulmans et du Parti Liberté et Justice de Mohamed Morsi, les Egyptiens, vivent avec le terrorisme au quotidien.

Ni la promulgation en janvier 2014 de la nouvelle Constitution, ni l’élection présidentielle de mai 2014 qui vit l’élection du général Abdelfattah al-Sissi, n’auront empêché, hélas, le terrorisme d’obérer le quotidien des Egyptiens.

Le terrorisme n’est d’ailleurs pas un fait nouveau en Egypte. On se souvient qu’en 1997, un commando de la Jamaa al-Islamiya avait assassiné 62 touristes qui visitaient le temple Hatchepsout de Louxor.

Cette menace récurrente a fait de l’Egypte, un Etat, pris en otage par les instabilités régionales et la menace terroriste tant intérieure qu’aux frontières, notamment en bordure de la Cyrénaïque libyenne, de la bande de Gaza - et de ses tunnels par lesquels transitent hommes et matériels du Hamas - et dans le Sinaï. Depuis 2011, se sont près de 1500 morts, dont 700 membres des forces de l’ordre, qui ont succombé.

En parallèle, l’arrestation en Egypte, il y a quelques semaines du lieutenant d’Ayman Al-Zawari, l’égyptien Tharwat Salah Shehata, qui venait juste de créer le Conseil égyptien du Djihad islamique, (composé 9 membres), s’il en était encore besoin, confirme que la Libye sert désormais de base arrière, non seulement pour l’entrainement des djihadistes libyens, mais aussi pour tous ceux qui de Tunisie à la Syrie, redonnent un second souffle à Al Qaeda, à l’instar du mouvement Ansar-Al-Shariah (Tunisie, Libye) ou encore Ansar Beit Al-Maqdess, qui assaille quotidiennement les forces de sécurité égyptiennes et attaquent désormais les activités touristiques dans le Sinaï.

Comme dans toutes les périodes de crise qu’a connue l’Egypte, l’armée, qui reste la première et seule puissance administrative structurée,  dont la puissance financière - qui contribuerait  à hauteur d’un quart du PIB - reste considérable, devient ainsi l’ultime recours.

Le rapprochement entre l’Egypte et la Russie, sur fond de suspension en novembre 2014 de l’aide militaire américaine à l’Egypte suite à la destitution en juillet 2014 de Mohamed Morsi, n’a eu de cesse de se confirmer.

Les Forces armées égyptiennes, le plus importantes du continent africain (près de 500 000 troupes régulières auxquelles il faut les 800 000 réservistes) sont fortes d’une longue tradition de coopérations militaires multilatérales, en premier lieu avec la Russie - remontant aux années 1960, récemment re-scellé par l’accord bilatéral, qu’ont signé, le 14 novembre 2014, les ministres russes des Affaires étrangères, Sergei Lavrov accompagné du ministre russe de la Défense, Sergei Shoigu avec leurs homologues égyptiens, Nabil Fahmy (ministre des Affaires étrangères) et le général Abdel Fattah Al-Sisi (alors chef d’Etat-major et ministre de la Défense).

La signature des Accords de Camp David, le premier entre un Etat arabe et Israël, en septembre 1978, a, par ailleurs, engagé l’Egypte vers un partenariat stratégique avec les Etats-Unis, qui ne s’est jamais démenti jusqu’à leur remise en cause en novembre 2014, comme conséquence « collatérale » du soutien de Washington au président déchu Mohamed Morsi.

Il en résulte une très forte mobilisation des Forces armées et de sécurité, en matière d’aéromobilité, de projection d’aérienne, de surveillance et protection des frontières - terrestres comme maritimes. La vente d’une frégate FREMM, de 2Gowind de DCNS et de 24 Rafales par le groupe Dassault, vient confirmer, du reste, une formidable opportunité pour la France. C’est d’ailleurs, cette capacité opérationnelle renouvelée, que Le Caire se propose de mettre en action pour stabiliser son voisinage occidental.

Bref, l’Egypte est ainsi prête à agir militairement plus « ostensiblement » qu’elle ne le fait déjà, et ce, depuis des mois, notamment à travers le soutien indéfectible, qu’elle apporte au nouveau Chef d’Etat-major libyen, le général Khalifa Haftar. Il en est résulté, il y a trois semaines, la livraison par les autorités égyptiennes, de quelques 67 millions de tonnes de matériels (équipements et armes légères).

L’Egypte entend ainsi désormais convaincre ses partenaires occidentaux de l’opportunité d’endosser - dans la légalité d’une résolution onusienne que le Président Sissi à appelé de ses vœux - une opération que les Egyptiens et les Emirats Arabe Unies (EAU) préparent de longue date, comme le prouvent les bombardements égyptiens en territoire libyen, en guise de « réponse » à la décapitation des 21 coptes égyptiens.

De nombreuses personnes, dont le ministre de la défense français Jean-Yves Le Drian, mettent en garde depuis plusieurs mois contre la montée en puissance des terroristes dans la région. Plutôt que de se retrouver à devoir intervenir sur un théâtre de guerre supplémentaire, les Occidentaux auraient-ils intérêt à s'appuyer sur l'Egypte ?

Emmanuel Dupuy : La « centralité » cairote dans la complexité diplomatique du Levant, est induite, entre autre, par la présence du siège de la Ligue arabe. Pour ce faire, elle entend revisiter ses partenariats. La diplomatie égyptienne semble ainsi renouer avec la notion quelque peu minorée par trois années de soubresauts post-révolutionnaires de « profondeur stratégique ».

Celle-ci confirme son statut géopolitique, géo-économique et géographique de pivot. Puissance autant levantine, méditerranéenne, arabe, africaine que globale, l’Egypte se veut désormais plus visible et sa voix plus audible sur la scène internationale, plus spécifiquement comme une puissance d’équilibre, gage de stabilité sur le continent africain.

Le premier acte de ce retour sur le devant de la scène s’est joué, en juin dernier, à Malabo, en Guinée équatoriale, où s’est tenue le 23ème Sommet de l’Union africaine. Le Président égyptien y a été réintégré « urbi et orbi », par ses 53 pairs au sein de l’organisation pan-africaine. Il a ainsi pu constater combien les agendas africains et égyptiens sont inextricablement liés : lutte contre le terrorisme, le narco-djihadisme et le séparatisme armée, participation solidaire des Africains au sein des opérations de maintien de la paix onusiennes et issues du système de sécurité sub-régional africain, importance de la sécurisation des investissements touristiques, coopération internationale contre la piraterie maritime, reconnaissance de la place de l’Afrique au sein des Nations Unies.

La participation de l’Egypte à la Mission Multidimentionnelle Intégrée des Nations Unies pour le Mali (MINUSMA) a été le premier acte concret de ce retour africain de l’Egypte, consciente que l’instabilité sahélo-saharienne avait des effets certains et immédiats sur sa propre sécurité.

Le deuxième acte de cette renaissance diplomatico-militaire revêt un caractère singulier, tant les instabilités de son voisinage, occidental, méridional et oriental, obligent les forces armées égyptienne à réaffirmer leur puissance.

Il en va ainsi du brutal délitement de l’Etat libyen - et son corollaire de porosité dangereuse des 1800 km de frontière commune - gage de transit de près de 12 millions d’armes légères et de petit calibre (ALPC). Ce sont des djihadistes de tous poils, dont les interconnections entre mouvements proches d’Al-Qaeda sont avérées (Ansar Al-Sharia, Al-Nostra ancrés dans le sud-tunisien et libyen, Fajr Libya - Aube de la Libye – associé aux milices de Lisrata aux abords de Tripoli-, Ansar Beit Al-Maqdess actif dans le Sinaï) qui sont tentés de prêter allégeance à l’Etat islamique (Daesh)

Par ailleurs, au sud, les instabilités récurrentes qui obèrent l’installation démocratique au Soudan sont nombreuses : Le Soudan est ainsi toujours aux prises aux revendications des Darfouris et l’instabilité chronique et meurtrière au Soudan-du-Sud entre son président Salva Kir et son vice-président, RiekMachar) ; ou encore de l’épineuse question de la souveraineté partagée des eaux du Nil, source d’une brouille durable avec l’Ethiopie, caractérisée par l’inauguration prévue en 2015 du barrage de la Renaissance sur le Nil bleu, en amont de sa frontière avec le Soudan.

Les Européens n'ont pas l'air de se rendre compte des intérêts qu'ils ont en commun avec l'Egypte. Comment expliquer qu'une telle impasse soit faite sur la possibilité d'une alliance effective ?

Emmanuel Dupuy : Pendant les derniers mois, la relation franco-egyptienne et euro-egyptienne, a, en effet, connu, des hauts et des bas. A l’instar de la brouille d’une année, dont sort péniblement la France vis-à-vis du Maroc, la lutte contre le terrorisme, qui nécessite constance et détermination, ne saurait souffrir d’un agenda trop idéologisé.

Dans ce contexte très angoissé, dans lequel plane l’idée d’un complot international fomenté par les Etats-Unis (avec la complicité réelle ou supposée du Qatar) pour diviser l’armée égyptienne et où l’Europe se serait laissé entrainer, découle aussi la profonde déception ressentie par les Egyptiens envers de la France qui dans ses critiques sur le processus est accusée de ne pas avoir saisi le contexte, ni parfaitement compris les enjeux.

Le Caire n’a, du reste, cessé d’appeler à davantage de coopération internationale et de solidarité régionale pour faire face à ce défi partagé. De ce point de vue, la démarche « inclusive » engagée depuis plusieurs semaines, entre représentants des deux Parlements (celui, légitimement élu de Tobrouk et celui de Tripoli) sous l’égide du Représentant Spécial des Nations Unies, Bernardino Leon, tant à Genève qu’à Rabat, depuis plusieurs jours, y contribue.

Le Président égyptien l’a, d’ailleurs, rappelé, en juin dernier, auprès d’une délégation parlementaire française menée par le Député du Tarn, président du groupe d’Amitié France-Egypte, Philippe Folliot, en invoquant le précédent somalien et libyen, qu’il cherchait à éviter, par tous les moyens, pour l’Egypte.

Le retour sur la scène internationale, africaine et arabe, de la « puissance » militaire et diplomatique de l’Egypte, tout comme la « centralité » spirituelle de l’Université al-Azhar du Caire, garant d’un « Islam du juste milieu » et défenseur de la tolérance religieuse entre musulmans, coptes et chrétiens orientaux, depuis sa fondation en 1050, doivent être des alliés dans ce combat pour un Proche-Orient de la tolérance, de la paix et de la sécurité partagée.

Reste maintenant à passer de l’affichage d’une mutuelle prise en compte des défis stratégiques transméditerranéens, face à la menace terroriste et à des insécurités communes à la mise en pratique tactico-opérationnelle pour y faire face…

Les autorités égyptiennes aspirent-elles à une plus forte coopération avec les Occidentaux ? Les liens qui unissent le régime d'Al-Sissi à l'Arabie saoudite, dont la position à l'égard des islamistes a toujours été marquée par une certaine ambiguïté, peuvent-ils poser problème ?

Emmanuel Dupuy : Là aussi les faits sont parfois têtus et peuvent parfois invalider quelques visions abusivement échafaudées. L’Egypte peut, en effet, se payer le luxe de ne pas uniquement dépendre des bailleurs de fonds occidentaux que sont le FMI, la Banque mondiale et l’UE…

L’Arabie Saoudite a ainsi proposé d’aider son voisin, à hauteur de 24 milliards de dollars ! Cette « manne » a ainsi eu pour conséquence immédiate de placer l’Egypte et l’Arabie Saoudite dans une logique de « mutualisation », d’aucuns diraient de mutuelle dépendance !

Il en est résulté une guerre ouverte et fratricide contre les Frères Musulmans, dont le soutien réaffirmé de la part du Qatar, nous permet de dresser un panorama « complexe » du G6, regroupant les 6 pays du Conseil de Coopération du Golfe (CCG), selon une faille « tectonique »  qui lierait davantage le Qatar et Bahreïn, d’un côté, et l’Egypte, les Emirats arabes Unies et l’Arabie Saoudite, de l’autre côté.

Revenons également à la forme d’ambiguïté que vous évoquiez, eu égard aux mouvements radicaux que l’Arabie Saoudite est davantage prompte à combattre ou à perturber en dehors de ses territoires, plutôt qu’au sein du Royaume.

La situation sécuritaire est néanmoins tellement aggravée que l’Egypte, auquel il convient d’ajouter les Emirats Arabes Unis, entendent mobiliser tous azimuts en vue d’une opération militaire en Libye. Idéalement, Le Caire estime, en effet, que c’est à la France et à la Grande-Bretagne de terminer le travail non achevé après le déclenchement de l’Opération Harmattan en mars 2011.

Certains chefs d’Etats africains n’hésitent plus, comme ce fut le cas avec le président béninois Boni Yayi, le tchadien Idriss Deby, ou encore le mauritanien Mohamed Ould Abdel Aziz, d’appeler à la « rescousse » directement l’OTAN. Bien que statutairement impossible, une mobilisation et sensibilisation africaine au sein de l’Alliance atlantique est actuellement en cours, au niveau du SACEUR, à Mons et du Collège de Défense de l’Otan, à Rome.

Mais l’architecture d’une éventuelle opération en Libye, bien que prématurée à ce stade, n’en révèle pas moins également un profond hiatus pouvant exister entre Etats européens eux-mêmes vis-à-vis de la légitimité d’une opération en Libye. Vue de Rome, la menace migratoire directe, à une encablure de Lampedusa et de la Sicile, est ainsi nettement plus préoccupante que la sécurisation recherchée par la France de la frontière entre Libye, Niger, Tchad, Algérie, Tunisie, Egypte et Soudan.

On le perçoit, tant qu’il n’y aura de réel consensus, le chaudron libyen va continuer à bouillir, jusqu’à implosion - scénario qui verrait une dislocation tripartite du pays -  ou explosion, semant davantage encore qu’il ne l’a fait depuis 2011, arsenaux livrés aux pillages faciles et « exportation » de djihadistes - venus trouvés entrainement, formation au Djihad, refuge - et ce à travers tout l’espace maghrebo-sahelo-saharian, comme vient de l’expérimenter douloureusement la Tunisie.

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