Alerte à l’ADN : les scientifiques manipulateurs de gènes saisis de vertige face à leurs propres recherches<!-- --> | Atlantico.fr
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Modifier le "code" d'un individu reste, encore, un tabou que les scientifiques n'osent pas franchir.
Modifier le "code" d'un individu reste, encore, un tabou que les scientifiques n'osent pas franchir.
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Frankenstein

Inquiet des dérives que la manipulation du génome humain pourrait entraîner, un grand groupe, appartenant au monde de la bioscience, demande à ce que soit établi un moratoire interdisant la fécondation à partir de cellules ayant déjà fait l'objet d'expérimentations. Au-delà, c'est toute la question d'un monde régit par l'eugénisme, qui transparaît.

Jean-Louis  Serre

Jean-Louis Serre

Jean-Louis Serre est professeur de génétique à l’Université de Versailles, il est l'auteur de 'La génétique' dans la collection 'Les idées reçues' chez Le cavalier bleu.

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Laurent Alexandre

Laurent Alexandre

Chirurgien de formation, également diplômé de Science Po, d'Hec et de l'Ena, Laurent Alexandre a fondé dans les années 1990 le site d’information Doctissimo. Il le revend en 2008 et développe DNA Vision, entreprise spécialisée dans le séquençage ADN. Auteur de La mort de la mort paru en 2011, Laurent Alexandre est un expert des bouleversements que va connaître l'humanité grâce aux progrès de la biotechnologie. 

Vous pouvez suivre Laurent Alexandre sur son compe Twitter : @dr_l_alexandre

 
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  • Dans la célèbre revue scientifique Nature, une entreprise spécialisée dans la bioscience appelle à l'interdiction des manipulations sur les cellules humaines reproductrices.
  • Cette technologie qui permet de modifier le génome d'un être humain est désormais facilement accessible pour un faible coût.
  • Modifier le "code" d'un individu reste, encore, un tabou que les scientifiques n'osent pas franchir, mais les barières morales évoluent rapidement avec les années.
  • Le transhumanisme, idéologie selon laquelle l'homme s'améliorera physiquement grâce à la science, est en plein développement, faisant resurgir le spectre d'une société scientiste et eugéniste.

Atlantico : Les dirigeants de Sangamo Biosciences, un groupe industriel spécialisé dans les biosciences, ont appelé, dans une tribune (à lire ici) publiée dans le journal Nature, à ce que soit établi un moratoire contre la manipulation des cellules humaines reproductrices. Selon eux, ce processus serait dangereux et contraire à toute éthique. Quels sont les dangers de ces manipulations ?

Laurent Alexandre : Il faut bien comprendre que le coût des enzymes qui permettent de modifier nos chromosomes a été divisé par 10.000 en 7 ans. Ces enzymes coûtent aujourd'hui 12 dollars à fabriquer. Autrement dit, un étudiant en 3e année peut le faire sur sa paillasse entre le déjeuner et le goûter. A l'horizon 2020, ce sera aussi simple que de rédiger un texte sous Word. C'est d'ailleurs pour cela que l'on parle "de gene editing".

La technologie permettant de modifier l'ADN dans nos cellules est donc en train de devenir banale. Elle permet de modifier les cellules adultes, mais aussi embryonnaires, et c'est dans ce cas que la manipulation peut devenir héréditaire. Tant que l'on se contente d'intervenir sur un gène dans une cellule musculaire adulte, cela n'a aucun impact sur l'hérédité. Modifier un embryon, cela a de toutes autres implications. Les auteurs de cette tribune ne disent pas qu'il ne faut pas guérir des maladies, bien au contraire. Ils rappellent qu'il ne faut pas toucher à l'embryon, car cela reviendrait, in fine, à changer l'espèce humaine.

Jean-Louis Serre : Le danger principal réside dans l'utilisation de cellules manipulées dans une procédure de fécondation. Les manipulations de cellules souches, de cellules germinales, de gamètes et d'embryons existent déjà en recherche fondamentale, mais dans un cadre bien défini. Si les gamètes étaient utilisés après manipulation à des fins de fécondation, cela pourrait soit mener à pas grand-chose, car une fois touchées, les cellules reproductrices peuvent ne pas se développer, soit à une sorte de monstre. Mais il est impossible de donner un ordre de probabilité, puisque c'est une chose que nous ne faisons pas.

Quelles sont les manipulations du génome qui ne présentent pas de risques pour le patient et sa descendance, et quelles sont celles qui sont totalement à bannir ?

Laurent Alexandre : Il est inimaginable qu'on n'en vienne pas à toucher au génome. Si un enfant a une myopathie, par exemple, ses parents voudront bien entendu le guérir, mais s'ils ont aussi la possibilité de corriger cela par avance pour leur descendance, pourquoi s'en priveraient-ils ? Ils exigeront que les modifications touchent aussi les testicules et les ovaires des futurs enfants encore au stade de l'embryon.

En outre il est illusoire de penser que l'on pourra empêcher les Chinois de pratiquer le "gene editing". Bien que les dangers existent, ce sera un moratoire de plus qui ne sera pas respecté. Il en est allé de même avec la conférence d'Asilomar en 1975, à l'issue de laquelle tous les généticiens présents s'étaient engagés à ne pas manipuler les bactéries. Cette résolution n'a pas tenu 15 jours. Au début des années 80, on disait la même chose sur la fécondation in vitro. Si les scientifiques n'ont pas respecté leurs engagements, c'est parce qu'ils se rendaient bien compte que les autres ne le feraient pas non plus, et qu'ils se mettraient ainsi en retard. C'est comme si aujourd'hui la communauté scientifique se retenait d'aller plus loin dans l'intelligence artificielle. Personne ne respecterait cet engagement.

Jean-Louis Serre : Pour l'instant, il n'a jamais été question de procéder à des manipulations génétiques en amont de la fécondation, ni d'en faire sur des cellules reproductrices. Cela fait partie des principes éthiques qui s'appliquent à l'ensemble des chercheurs. Mais chaque pays a son cadre réglementaire, et certains n'en ont pas du tout. En Europe, en Amérique du Nord et quelques autres pays dits "occidentaux", la manipulation des gènes chromosomiques préalablement à une fécondation est soumise à des peines pénales.

En outre, la manipulation suivie d'une fécondation ne revêt aucun intérêt scientifique. C'est une idée qui sert seulement à faire parler.

Où situer la frontière entre intervention médicale, et intervention pour "améliorer" l'humain ?

Laurent Alexandre : Cette frontière est impossible à situer, car l'histoire a montré que nos barrières éthiques sont très changeantes. Ce qui paraît monstrueux aujourd'hui paraitra normal en 2050. Dois-je rappeler que la pilule était perçue comme une monstruosité, ou que la fécondation in vitro révulsait les Américains ? Tout cela est devenu civilisationnel. Nous nous trouvons sur un toboggan transgressif de notre nature biologique, le dernier exemple significatif en date étant celui de ce bébé anglais avec deux mères biologiques et un père.

Jean-Louis Serre : La thérapie génique ne vise pas à manipuler les cellules sexuelles, mais à réparer. Autrement, on procède à un dépistage prénatal. On nous dira que si l'on pouvait faire des modifications dans le génome du futur bébé, cela éviterait des interruptions de grossesse, mais en réalité ce serait encore pire, avec le risque de créer des monstres. Les discours que l'on entend sur la possibilité de changer le génome, d'améliorer l'humain et de le rendre immortel relève de l'idéologie scientiste, et non rien à voir avec la science. Ces idées sont sous-tendues par l'idéologie du surhomme, à la connotation profondément fasciste.

Comment comprendre cette prise de position de la part d'une entreprise privée qui, ce faisant, perd des possibilités de développement ?

Laurent Alexandre : Les acteurs de la Silicon Valley réfléchissent à dans 1.000 ans, alors que  les politiques ne voient pas plus loin que 15 jours. Google réfléchit à l'immortalité, quand le président de la République pense à sa prochaine cote de popularité. Dans ces conditions rien d'étonnant à ce que les entreprises du futur réfléchissent à l'éthique. Ce sont elles qui font de la politique aujourd'hui, et qui dessinent les frontières éthiques.

Cela ne revient-il pas, finalement, à s'interdire de faire une chose dont on ignore totalement les éventuelles conséquences ? La sécurité de notre avenir se fait-elle au prix de l'ignorance de ce qui nous arriverait si nous nous laissions aller à certaines expérimentations ?

Laurent Alexandre : Il pourrait y avoir des effets secondaires. On pourrait notamment abîmer des portions de chromosomes involontairement, un peu comme lorsqu'un chasseur touche un promeneur alors qu'il visait du gibier. Les techniques ne feront que s'améliorer, les gens seront rendus plus forts, plus intelligents… Les limites de "l'enhancement" (amélioration) sont impossibles à déterminer. C'est l'ambition du transhumanisme : optimiser l'intelligence, le physique, et tuer la mort. On a déjà commencé à éliminer ce qu'on ne désire pas : par exemple, 97 % des fœtus identifiés comme trisomiques sont avortés. A l'avenir, la possibilité sera donnée aux parents de choisir les caractéristiques de leur bébé, à la carte. Les souris sont une première étape.

Jean-Louis Serre : On ne peut pas faire n'importe quoi au prétexte qu'en ne le faisant pas, on s'interdirait la connaissance. Cette dernière est une démarche scientifique qui répond à des questions. On se donne les moyens pour, mais dans un cadre. Les nazis ont essayé d'accoupler une femme avec un chien, cela n'a pas marché bien entendu, mais cela pourrait être imaginé avec un chimpanzé ou un gorille… Faire avec l'homme ce qu'on a pu faire entre le cheval et l'âne, ou avec le lion et le tigre, reviendrait à transgresser des tabous fondateurs de l'humanité au sens le plus profond. Nous autres scientifiques avons des questions à nous poser, et nous savons que nous avons des moyens d'y répondre sans pour autant transgresser nos valeurs.

Quels garde-fous existent déjà, et à l'inverse, quels vides juridiques, des entreprises ou même des Etats peu scrupuleux, pourraient-ils exploiter ?

Laurent Alexandre : La législation sera contournée au niveau international, car la Chine est très permissive, par exemple. Les Chinois sont "ultra-eugénistes", et face aux avancées qu'ils auront réalisées, alors que nous nous serons bridés, nous nous retrouverons désemparés. Nous pourrions devenir une colonie chinoise.

Vu la baisse des coûts, le transhumanisme est bien parti pour se démocratiser aussi vite que le téléphone portable. Ce n'est pas forcément souhaitable, mais c'est ce vers quoi notre monde se dirige. En réalité, les transhumanistes ont déjà gagné.

Propos recueillis par Gilles Boutin

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