La guerre secrète entre l’Iran et le Pakistan<!-- --> | Atlantico.fr
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L'Iran lutte contre des djihadistes au sud du Pakistan.
L'Iran lutte contre des djihadistes au sud du Pakistan.
©Reuters

Nouveau front

En plus de lutter contre l'Etat islamique, le régime chiite iranien est aux prises avec des djihadistes sunnites établis dans le sud du Pakistan.

Didier Chaudet

Didier Chaudet

Didier Chaudet est spécialiste de l’Asie centrale post-soviétique et de l’Asie du Sud-Ouest (Iran, Afghanistan, Pakistan). Il est directeur de la publication du CAPE et chercheur associé à l'IFEAC (Institut français d'études sur l'Asie Centrale). D'octobre 2013 à début 2015, il a vécu en Iran, en Afghanistan ou encore au Pakistan où il a été chercheur invité par plusieurs think tanks locaux. Auparavant, il a été chercheur à l'ISAS (Institute for South Asian studies) en charge de l'anaylse sur le Pakistan et l'Afghanistan. Il a également été enseignant à Sciences Po et chercheur à l'IFRI. 

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Atlantico : C’est un conflit dont on ne parle que rarement mais, en plus d’être impliqué dans la lutte contre l’Etat islamique, le régime chiite iranien lutte contre des djihadistes sunnites établis dans la région du Baloutchistan. Il s’agit d’un territoire couvrant la majeure partie du sud Pakistan, où sont établis ces groupes terroristes sunnites (ainsi que le sud de l'Afghanistan et l'est de l'Iran). Quelle est l’histoire de cette région et de ses habitants ? Quelles sont les racines de ce conflit ?

Didier Chaudet : Pour comprendre la situation des Baloutches, il faut avoir en tête la situation des Pachtounes, à bien des égards similaires : ces deux peuples, structurés historiquement de façon tribale, se sont retrouvés répartis dans différents Etats modernes, suite à une lutte entre différents centres du pouvoir. Dans le cas des Baloutches, la « répartition » a eu lieu notamment lors de la rivalité géopolitique entre l’Empire moghol et la Perse de l’Empire safavide notamment (17ème – 18ème siècle). Comme les Pachtounes, répartis entre l’Afghanistan et le Pakistan, les Baloutches vivent de part et d’autre de frontières qui sont, pour eux, des vues de l’esprit. De là, les deux peuples sont pareillement impliqué dans le commerce, légal et illégal, entre les différents Etats dans lesquels ils vivent. Le fait d’être répartis stratégiquement entre l’Afghanistan, le Pakistan et l’Iran a ainsi fait des contrebandiers baloutches des alliés de choix pour le trafic de drogue venant d’Afghanistan. Dans le cas des deux peuples, on retrouve une défiance naturellement contre l’Etat centralisateur.

Les difficultés actuelles entre les Baloutches et l’Etat iranien, tout comme celle des Baloutches et des Pachtounes avec l’Etat pakistanais, peuvent, de là, s’expliquer de la même manière : une lutte entre un centre politique, qui veille à l’intégrité territoriale du pays, et une périphérie dominée par une ethnie différente, dont un certain nombre de membres considèrent que leurs revendications ne sont pas pris en compte. Il ne faudrait pas faire l’erreur de penser que la lutte est celle du seul régime actuel en Iran : sous le Shah, la coopération avec le Pakistan contre le séparatisme baloutche avait cimenté une relation privilégiée entre Islamabad et Téhéran à l’époque.

Le problème de ce type de tensions est qu’elles créent souvent des zones d’instabilité et de rebellions sans cesse renouvelés. Rébellions qui s’appuient sur des problèmes réels (les périphéries politiques sont souvent dans une situation économique difficile) ainsi que sur les erreurs politiques du centre, la répression étant toujours une action plus immédiatement facile à mener qu’un travail d’inclusion, forcément plus long et difficile. Mais aussi sur des jeux géopolitiques et des influences extérieures qui trouvent un intérêt dans la déstabilisation d’un compétiteur régional. Ainsi, on remarque qu’au début du 21ème siècle, la force baloutche qui fait le choix de la lutte violente contre Téhéran et le Joundallah (« l’Armée d’Allah ») à partir de 2004 exprime un sunnisme militant, idéologiquement en opposition radicale avec l’Etat chiite iranien. Ici on retrouve l’influence religieuse des écoles coraniques qui ont proliférées dans les zones tribales au Pakistan, et qui ont également formés les Taliban. Ces mêmes écoles religieuses se sont également retrouvées à la frontière irano-pakistanaise dans les années 1980, avec l’aide financière saoudienne, et, plus surprenant… de l’Irak de Saddam Hussein, prêt à combattre l’Iran chiite par tous les moyens. Cette influence extérieure a donc soutenu l’émergence d’une tendance non seulement séparatiste, mais aussi djihadiste, dans le Baloutchistan iranien.

Le Baloutchistan iranien est donc agité par des tensions ayant à la fois des racines historiques, politiques internes, mais aussi externes.

Alors que les revendications de Joundallah étaient perçues comme étant celle d’une minorité ethnique combattant pour l’autonomie face à l’Etat iranien, les revendications de Jaish ul Adl prennent une tournure beaucoup plus proche de celle d’Al-Qaïda ou de Daesh. Ces groupes sont-ils devenus une filiale des grands groupes terroristes actuels ? Ne sont-ils pas d’autant plus dangereux qu’ils bénéficient du soutien des barons de la drogue installés dans la région ?

Ici il faut faire attention : Joundallah tenait déjà, en son temps, un discours plus qu’ambiguë. Ce mouvement parlait de simple « autonomie » quand il essayait de faire passer un message aux médias iraniens. Mais dans d’autres médias moyen-orientaux, c’est un discours radicalement anti-chiite, anti-iranien, et séparatiste qui dominait. Avec déjà, un positionnement djihadiste. Jaish ul Adl (« l’Armée de la Justice », né au début de la décennie 2010) n’est pas en rupture avec Joundallah : il s’agit d’une radicalisation de cette mouvance séparatiste au Baloutchistan iranien. Une fois Joundallah vaincu de fait par l’Etat iranien à la fin de la décennie 2000, ceux qui ont voulu continuer le combat n’ont fait que créer un nouveau groupe. Les liens avec des djihadistes étrangers n’est également pas nouveau : le Joundallah avait ainsi des liens non négligeables avec les Taliban pakistanais. Et déjà sous le Joundallah, il y avait un désir de rapprochement avec les autres sunnites iranien prêts à se révolter contre Téhéran. Prendre un positionnement plus djihadiste, moins nationaliste, était donc une voie déjà toute tracée pour le Jaish ul Adl par Joundallah quelques années plus tôt.

Bien sûr ici, le soutien financier des barons de la drogue est capital : il faut se souvenir qu’à sa naissance, le Joundallah, ce n’est guère plus de 30 à 40 combattants. Vers la fin de la décennie 2000, on parle d’un noyau de 600 militants, guère plus. Ce n’est pas un mouvement de masse, c’est le moins qu’on puisse dire. Mais ce qui permet au djihadisme séparatiste baloutche de tenir, c’est également ce qui nourrit la rébellion des Taliban : l’argent du trafic d’héroïne. Ici encore, entre le Joundallah et le Jaish ul Adl, il y a continuité. A défaut de pouvoir véritablement convaincre leurs concitoyens baloutches, ils peuvent continuer à prospérer et à peser sur la sécurité intérieure iranienne grâce à leurs possibilités financières.

Le gouvernement iranien accuse la CIA, le Royaume-Unis et l’Arabie Saoudite, ainsi le Pakistan d’avoir soutenu en particulier Joundallah, la première parce qu’elle avait notamment pour mission d’infiltrer des groupes opposés au régime de Téhéran, les deuxièmes parce qu’ils abritent des religieux baloutches exilés et le Pakistan parce qu’il ne fait rien pour stopper ces djihadistes, d’après l’Iran. Le gouvernement pakistanais justifie son inaction supposée par le fait que ses troupes sont mobilisées pour lutter contre les nationalistes Baloutches qui réclament l’autonomie et la possibilité de profiter de la présence de gaz, d’or et de cuivre présent dans la région. Qu’en est-il vraiment pour chacun de ces cas ?

Il peut sembler curieux pour un Français de lire que l’Iran accuse le Royaume Uni, mais on peut entendre ce type d’accusations également en Afghanistan, au Pakistan, en Inde… c’est le souvenir de l’impérialisme britannique qui parle, plus qu’une quelconque réalité.

Pour la CIA, des analystes, y compris américains, ont évoqué la possibilité d’une prise de contact avec le Joundallah. Il est difficile, bien sûr, d’avoir une vision claire d’actions forcément secrètes et très récentes. Mais quand on parle à différentes sources bien connectées à Washington, et les analystes les plus fins sur ce sujet, on en arrive à la conclusion suivante : à l’époque de l’administration de W. Bush, il y a eu la tentation d’entrer en contact avec le Joundallah. Il s’agissait d’utiliser ce groupe non pas pour mener des attentats terroristes en Iran, mais pour collecter des informations. Et le projet aurait été abandonné, pour des raisons qui transparaissent déjà dans la précédente réponse : ce groupe était fortement marqué par l’idéologie djihadiste, donc jugé peu fiable.

Or le caractère extrémiste sunnite du Joundallah ne pouvait pas être un problème pour l’Arabie Saoudite. Ici encore, difficile d’avoir des informations détaillées. Mais Riyad a toujours eu une politique de franche opposition à l’Iran, pays que les élites saoudiennes considèrent clairement comme l’ennemi à abattre, bien plus qu’Israël. En Irak, on a retrouvé énormément de Saoudiens dans les rangs des djihadistes anti-chiites ; en Syrie, l’Arabie Saoudite et l’Iran s’opposent ; de même au Bahrain et au Yémen ; et chaque fois que les relations entre le Pakistan et l’Iran s’améliorent, la diplomatie saoudienne s’active pour rappeler à Islamabad le lien particulier qui lie ce pays à Riyad. Donc l’accusation iranienne d’un soutien saoudien à des extrémistes sunnites en Iran n’est pas particulièrement étonnante, et elle fait sens.

Quant à l’accusation contre le Pakistan, elle est d’abord lié à de mauvais souvenirs diplomatiques et à l’Histoire récente : les Iraniens voient le lien pakistano-saoudien avec inquiétude ; ils se souviennent d’être quasiment entrés en guerre avec les Taliban à la fin des années 1990. Or pour Téhéran, à cette époque au moins, derrière les Taliban, il y avait forcément l’influence pakistanaise. Ici les Iraniens ont la même approche que les Occidentaux, une approche qui ne prend pas forcément en compte le fait que les services secrets pakistanais n’ont pas toujours eu l’influence qu’ils se sont vantés d’avoir sur leurs voisins afghans. Dans le Baloutchistan pakistanais, il y a clairement une activité de groupes islamistes et sectaires, qui sont utilisés contre les nationalistes baloutches qui s’opposent à Islamabad. Plus qu’un « double jeu » d’Islamabad, il est donc plus probable que ce sont les groupes sunnites extrémistes qui se sont implantés ces dernières années à la frontière pakistano-iranienne qui jouent un double jeu : soutien à la lutte contre le séparatisme baloutche au Pakistan, mais soutien aux séparatistes djihadistes baloutches en Iran… Jeu dangereux, qui nourrit les tensions entre les deux Etats. Mais les extrémistes sunnites au Pakistan rêvent de pousser leur pays dans une guerre contre les chiites, à l’intérieur comme à l’extérieur. Un rêve partagé par les plus extrémistes en Arabie Saoudite, mais aussi par Al Qaïda et Daesh…

Il n’est bien sûr pas impossible que certaines factions à l’intérieur des services pakistanais bloquent toute politique de coordination anti-terroriste avec l’Iran, afin de plaire à l’Arabie Saoudite… et aux Etats-Unis. Le but d’une telle faction serait de présenter leur pays comme un acteur clé contre l’Iran en cas d’échec sur le dossier nucléaire. Mais clairement, cette position n’est pas celle de la grande majorité des élites civiles et militaires pakistanaises : les problèmes sont assez importants avec l’Inde et l’Afghanistan, Islamabad ne cherche pas à se faire d’autres ennemis.

Malgré tout, il est important de prendre les accusations de l’Iran au sérieux : elles représentent le sentiment d’encerclement de toute une nation, et pas seulement du régime. Dans ce sens, le terrorisme dans le Baloutchistan iranien affaiblit les modérés et réalistes à Téhéran, et renforcent ceux qui ne croient pas la paix possible avec l’Occident.

Au total, un compromis avec l’Iran, notamment en matière d’armement nucléaire, ne dépend-il pas d’une plus grande prise en compte de ce conflit par la communauté internationale et en particulier les Etats-Unis, qui sont accusés de jouer un rôle de premier plan par l’Iran ?

Un compromis avec l’Iran qui ne s’intéresserait qu’au nucléaire ne pourrait pas tenir de toute façon : ce sujet est une obsession occidentale mais représente en général une appréhension plus générale, de la place de l’Iran dans son environnement régional. Trouver un accord sur le nucléaire devrait ouvrir la voie à une discussion non pas sur la situation baloutche en particulier mais sur des échanges plus poussés et plus francs entre les Iraniens d’une part, les Américains et leurs alliés d’autre part, pour aider à la stabilisation du Moyen Orient et de l’Asie du Sud. Cela amènerait, naturellement à parler des Baloutches, mais pas uniquement.

Quelles peuvent être les autres conséquences de ce conflit ignoré ?

Vous évoquez, en titre de cette interview, un conflit secret entre l’Iran et le Pakistan. Comme on peut le voir dans cet échange, il s’agit d’abord d’un problème, à l’intérieur d’un Etat, entre un centre et une périphérie, nourri par des tensions géopolitiques plus larges. Mais clairement, les djihadistes baloutches iraniens utilisent la porosité de la frontière entre l’Iran et le Pakistan pour mieux se cacher et préparer de nouvelles attaques. Et surtout, ils font exactement ce qu’ont fait les Taliban entre le Pakistan et l’Afghanistan : ils utilisent la méfiance des Etats entre eux à leur plus grand profit. Aujourd’hui, les tensions sont palpables à la frontière. Les Iraniens n’hésitent plus à agir en territoire baloutche pakistanais s’ils considèrent que c’est dans leur intérêt. Ce qui, bien sûr, est difficilement acceptable pour le Pakistan en tant qu’Etat souverain. Islamabad et Téhéran continuent à se parler, et c’est une bonne chose pour la paix dans la région. Mais si on ne prend pas ces tensions au sérieux, si on laisse les choses s’envenimer, pire encore, si on pousse à cela pour des questions géopolitiques, alors il faudra s’attendre à une montée des extrêmes en Iran comme au Pakistan, et de là, sur l’ensemble du Moyen Orient et de l’Asie du Sud. Car si l’Iran se sent menacer par un Etat nucléaire, les plus à droite à Téhéran y trouveront un argument pour un programme nucléaire militaire ; et si Islamabad se met à considérer l’Iran comme un ennemi, cela donnera plus de poids à l’extrême droite islamiste dans le pays, un extrême droite qui est aussi anti-occidentale qu’anti-chiite..

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