Prof d’histoire en banlieue : “pour certains élèves, la liberté d’expression est un accessoire de bourgeois”<!-- --> | Atlantico.fr
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Plusieurs enseignants ont fait face à des élèves qui ne voulaient pas rendre hommage à Charlie Hebdo (photo d'archive).
Plusieurs enseignants ont fait face à des élèves qui ne voulaient pas rendre hommage à Charlie Hebdo (photo d'archive).
©Reuters

Y'a du boulot

Plusieurs professeurs ont fait face à des comportements hostiles à Charlie Hebdo et à des remarques bien loin des valeurs que tente de leur inculquer l’Éducation nationale, après les attentats de cette semaine.

Anne Onyme

Anne Onyme

L'auteur de ce témoignage, qui préfère rester anonyme, est professeur d'histoire dans un lycée professionnel de la commune du Raincy (Seine-Saint-Denis).

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Atlantico : L’attentat contre Charlie Hebdo a eu lieu mercredi en fin de matinée. A partir de quel moment avez-vous commencé à entendre des réactions ?

Le lycée ferme à midi le mercredi, pour les activités sportives. J’étais donc absente le mercredi après-midi.

Mais le lendemain, une minute de silence était proposée. Je ne l’ai pas faite en classe. Très honnêtement, il s’agissait plus d’une question logistique : les cours se terminent à 11h55 et la minute de silence était prévue à midi. Il aurait donc fallu garder les élèves quelques minutes de plus, et je m’attendais à un refus, tout simplement.

Par contre, j’ai prévu d’en parler dans deux classes différentes, puisque ça rejoint le programme de français sur la liberté de la presse et la construction de l’information. J’ai trouvé qu’il fallait travailler une heure entière là-dessus plutôt que de faire une minute de silence. Et là, j’ai eu des réactions, disons… compliquées à gérer.

J’ai tenté l’expérience dans des classes de seconde et terminale, en filière professionnelle.

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Comment avez-vous introduit le sujet ?

En seconde, j’ai essayé de le ranger dans le programme, avec la problématique "peut-on vivre dans un monde où l’on ne peut pas s’informer ?" Je leur ai photocopié la première page du Parisien, je leur ai fait lire l’édito, nous avons étudié la façon dont c’était écrit, et chacun a pu me dire comment il avait vécu les évènements de la veille. J’ai été très surprise de voir que tout de suite, ils se sont mis à comparer avec des réactions qui n’ont pas eu lieu suite à des évènements en Palestine, en Syrie, etc.

L'édito, très opposé aux attentats les a vraiment choqués, ils y ont vu une attaque contre tous les musulmans. J'ai passé l'heure à expliquer qu'il ne s'agissait pas d'une guerre des civilisations entre chrétiens et musulmans, mais ils n'écoutaient pas vraiment cette opinion. Ils sont obsédés par les juifs, croient qu'ils ont le contrôle des médias, et rejettent tout ce que l'on peut trouver dans la presse traditionnelle.

Avez-vous pu ramener le débat sur la question de la liberté de la presse ?

Il y a eu un gros souci, plus de génération je pense. Ça m’est difficile de répéter leurs propos, mais l’idée était qu’on ne touche pas à la religion. Les plus virulents ont pu dire que lorsqu’on provoque, voilà ce qui se passe.

Il y avait une légitimisation de l’acte ?

De la part des plus virulents, oui.  Mais les autres, qui sont plus calmes et s’expriment moins fort mais existent aussi, m’ont posé des questions sur le passé de Charlie Hebdo. Ils m’ont demandé si la voie juridique avait déjà été utilisée, puisqu’ils pensaient qu’un procès aurait été plus approprié. Je leur ai donc parlé de celui qui a eu lieu.

Quand je leur ai appris que le procès avait eu lieu, ils ont été surpris par la relaxe dont avait bénéficié le magazine. Ils ne s’attendaient à ce que ça soit autorisé, légitimé par la justice de leur pays. Je les ai sentis assez désemparés.

Les valeurs de la République sont, pour eux, moins importantes que le respect de la religion ?

Oui. Le lendemain, j’ai fait un cours sur la définition de la liberté d’expression, les exceptions – les propos diffamatoires, l’insulte, les appels à la haine – et ils étaient extrêmement surpris que tout le reste soit autorisé. "La caricature ce n’est pas drôle", "c’est choquant", "c’est de la provocation", etc.

Qu’en est-il des évènements de vendredi, notamment les prises d’otages ?

J’ai revu cette même classe. Ils étaient excités, ils étaient sur leurs smartphones pour avoir des infos. Lors de la prise d’otage à Vincennes, ils ne comprenaient plus grand-chose, ne voyaient plus le lien avec la cause, avec Charlie Hebdo. Pour eux, il ne s’agissait plus que d’un groupe de forcenés.  A aucun moment je n’ai entendu dire que les preneurs d’otages pouvaient être des héros.

Comment avez-vous vécu cette semaine, en tant qu’enseignante ? Vous êtes-vous sentie investie d’une mission de transmission des valeurs de la république, et vous êtes-vous donc sentie désemparée face à leurs réactions ?

Oui, car je n’imaginais pas qu’il y avait un si grand fossé avec leur système de valeurs, ce par rapport à quoi ils mesuraient la gravité des évènements. Pour eux, la liberté d’expression est un accessoire de bourgeois. Ils placent au-dessus le respect de la religion. Par exemple, je ne leur ai pas dit, mais ils considèreraient choquant – voire impossible – le fait que je suis athée. Je leur ai dit que les gens de Charlie Hebdo étaient athées, qu’ils se moquaient de toutes les religions et n’avaient pas à respecter les préceptes de l’islam ou de n’importe quelle religion.

La transmission de valeurs et la construction du débat est d'autant plus difficile que je représente pour eux la "voix officielle", et qu'on ne peut donc pas vraiment me faire confiance.

Au plus loin que j'ai pu aller, avec ceux qui voulait comprendre la situation, ça a été la comparaison avec l'affaire Dieudonné. Il était impossible de leur faire comprendre les différences entre les deux affaires "Dieudonné aussi, c'était juste des blagues".

Ce qui est paradoxal, c'est qu'ils avaient la crainte d'être assimilés à des terroristes, et en même temps, ils étaient tous d'accord pour dire qu'ils n'avaient pas à se démarquer des attentats, qu'ils n'étaient pas d'accord pour se désolidariser, ou qu'un porte-parole le fasse pour eux, parce qu'ils ne s'en sentent pas solidaires malgré tout. Je pense qu'il y a une partie de provocation, de ce qu'ils entendent dans le cercle familial.

On s'est retrouvés avec plusieurs collègues le jeudi soir, et nous avons tous exprimés le même sentiment de découragement dans un premier temps. et puis dans un deuxième temps, nous avons adapté nos cours pour essayer de faire passer des messages autrement, de trouver des lucarnes pour leur faire comprendre la situation dédramatisée. Je crois que la meilleure réponse, c'est de leur montrer des dessins de presse qui les fassent sourire et réfléchir en même temps. Parler n'est pas efficace. Faire la minute de silence au lendemain des attentats me semblait improductif. Mais pendant les semaines qui arrivent, il me paraît judicieux de faire des "passerelles" avec ce qui s'est passé, de ramener subrepticement les questions importantes.

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