Espérance de vie en hausse : cette casse psychologique sous-estimée à traiter les salariés comme des seniors beaucoup trop tôt<!-- --> | Atlantico.fr
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La Cour des comptes et le Medef préconisent un allongement de la durée de cotisation dans un rapport sur notre système de retraite.
La Cour des comptes et le Medef préconisent un allongement de la durée de cotisation dans un rapport sur notre système de retraite.
©Reuters

Ineptie

Selon une vaste étude statistique publiée jeudi 18 octobre dans le journal médical britannique The Lancet, l’espérance de vie globale a augmenté de six ans depuis 1990, passant de 65.3 ans à 71.5 ans en 2013. Pourtant, notre société persiste à ranger un certain nombre de salariés dans la case des seniors, au simple motif qu'ils ont dépassé un certain seuil.

Martine Le Boulaire

Martine Le Boulaire

Directrice du développement d'Entreprise & Personnel.

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Serge Guérin

Serge Guérin

Serge Guérin est professeur au Groupe INSEEC, où il dirige le MSc Directeur des établissements de santé. Il est l’auteur d'une vingtaine d'ouvrages dont La nouvelle société des seniors (Michalon 2011), La solidarité ça existe... et en plus ça rapporte ! (Michalon, 2013) et Silver Génération. 10 idées fausses à combattre sur les seniors (Michalon, 2015). Il vient de publier La guerre des générations aura-t-elle lieu? (Calmann-Levy, 2017).

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Atlantico : La Cour des comptes et le Medef préconisent un allongement de la durée de cotisation dans un rapport sur notre système de retraite. Le ministre du Travail François Rebsamen a d’ailleurs assuré que la durée serait allongée "si nécessaire". Mais repousser l'âge légal de départ à la retraite est un tabou français que le gouvernement se refuse à faire tomber. Cela a-t-il encore du sens dans un contexte d'allongement de la vie ? Peut-on considérer qu'on traite finalement trop tôt les Français comme des seniors ?

Serge Guérin : Nous sommes dans une société encore très marquée par le jeunisme. C’est un discours publicitaire qui associe jeunesse, performance, séduction et activités. Cela ne veut pas pour autant dire qu’on aide les jeunes. C’est une société qui ne pense pas les gens en fonction de ce qu’ils sont mais en fonction d’un rapport à l’âge. Ce n’est pas pour autant qu’on aime nos jeunes.

Les gens vivent plus longtemps et ils sont vieux plus tard. L’espérance de vie augmente : avoir 60 ans fin 2014, ce n’est pas pareil qu’avoir 60 ans en 1944. Les citoyens ont gagné 20 ans d’espérance de vie depuis une cinquantaine d’années mais nos repères n’ont pas bougé. On voit toujours les gens comme des seniors quand ils atteignent les 50 ans. Il y a un décalage de plus en plus important entre le discours de la société et ce que vivent les personnes. Notre société porte un regard fixe : pour la sécurité sociale une personne est âgée à partir de 60 ans et la carte senior de la SNCF est disponible à partir de 60 ans. A cet âge-là on peut proposer de faire un voyage en autocar avec le club du troisième âge.  On veut donc définir les gens en fonction de leur âge alors que c’est un élément parmi d’autres.

Depuis les années 1970 on met les gens dehors quand quelque chose ne va pas. En instituant l’âge légal du départ à la retraite à 60 ans on considère que le progrès social consiste à faire partir les gens plus tôt, alors que dans d’autres pays européens la culture est différente. En France on ne forme plus personne après 45 ans. Mettre les gens dehors plus tôt a renforcé la représentation négative vis-à-vis des salariés en fin de carrière. Les Français se demandent si ce qu’ils font a du sens et s'il est valorisant de rester. Si l’espérance de vie est plus longue, il est logique que l’activité le soit aussi. La principale difficulté vient du fait que le taux de chômage augmente, notamment chez les seniors, où l’on constate la plus forte augmentation du chômage, + 11 % en un an. Seulement 40 % des 55-64 ans sont en activité professionnelle, les autres sont déjà mis de côté. De nombreux systèmes sont utilisés dans les entreprises pour faire partir les seniors plus tôt, comme la maladie longue durée ou la rupture conventionnelle.

Nous avons en fait une vision très normative, dans notre société. On part à la retraite à la soixantaine mais on peut ensuite vivre 25 à 30 années supplémentaires. On ne s’en sortira que lorsque l’on aura fait une réforme instaurant un système de retraites par points où chacun fait son décompte de points. Heureusement depuis quelques années les salariés qui le souhaitent peuvent rester plus longtemps dans l’entreprise et travailler jusqu’à 70 ans. Ce dispositif n’est toutefois pas très connu et pas médiatisé. Il n’y a donc pas assez de souplesse alors que nos vies sont plus différentes et moins linéaires qu’auparavant. Il faudrait que l’on puisse partir en étant plus conscient des enjeux et avoir plus de liberté. Aujourd’hui si l’on a fait plusieurs métiers différents on n’a aucune idée de ce qu’on peut toucher à la retraite.

Martine Le Boulaire : Ce n’est qu’au bout du énième rapport que l’on finit par admettre la réalité. Au-delà de l’équilibre économique qu’il va falloir trouver, la vraie question est le rapport que la société a avec ses seniors. Rappelons que le taux d’emploi des seniors reste bas. On a installé dans l’esprit de tout le monde depuis une trentaine d’années l’idée qu’à 55 ans on est fini. On mettra beaucoup de temps à se désintoxiquer de cela, car on a mis 30 ans à l’installer dans les esprits.

Cette représentation sur l’âge n’a pas disparu. Les entreprises ne sont pas loin de penser qu’on devrait faire partir plus rapidement les plus anciens pour faire entrer les plus jeunes sur le marché du travail. On est toujours sur cette idée de conflit intergénérationnel que nous avons un peu provoqué en dressant les jeunes contre les vieux. La loi seniors de 2005 et la GPEC (gestion prévisionnelle de l’emploi et des compétences) obligeait les entreprises de plus 300 salariés à négocier un accord pour les plus de 45 ans. Elle a été remplacée par le contrat de génération. Les deux n’ont toutefois pas été efficaces.

Considérer que les gens de 45 ans soient en fin de vie professionnelle est un drame. On a introduit l’idée que l’on devait avoir une carrière presque digne des sportifs, c’est-à-dire allant de 20 à 40 ans. C’est dramatique. Penser que les gens doivent lever le pied à partir de 45 ans est une erreur fondamentale car on a besoin d’avoir un taux d’emploi élevé chez les seniors du fait de leur expérience et de leur capital de compétences. On ne retrouve pas cette situation ailleurs en Europe, comme par exemple en Allemagne. Du fait de leur démographie, les Allemands ont besoin des seniors et ils les ont valorisés en les encourageant à rester beaucoup plus longtemps.

Il faudrait allonger l’âge légal de départ à la retraite. Dans le cadre de la future négociation sur les retraites complémentaires le montant des pensions des cadres pourrait être réduit. On parle d’une possible réduction de 10 % à 20 % des retraites complémentaires, et cela va inciter les salariés à rester plus longtemps au travail. Il y aura alors un vrai problème car les salariés  voudront rester travailler, et les entreprises voudront les faire partir.

Quelles sont les conséquences psychologiques de cette tendance à ne pas repousser l'âge d'entrée symbolique dans la vieillesse, alors même que la vie s'allonge ?

Martine Le Boulaire : Je crains qu’on laisse des générations complètes de salariés sur le bord du chemin. On constate plusieurs profils de trajectoire chez les salariés : certains ont décroché, d’autres ont toujours connu une trajectoire ascendante dans l’entreprise et gardent une motivation intacte qu’il faut continuer à entretenir, enfin certains ont eu des carrières accidentées et attendent de pouvoir continuer à travailler. Ces derniers sont plutôt favorables à l'idée de poursuivre leur travail. Les entreprises doivent apprendre à segmenter les populations des plus de 55 ans pour étudier leurs trajectoires. Elles ne doivent pas considérer leurs salariés comme des stocks. Il ne faut pas considérer tel ou tel âge comme un couperet, cela n’a pas de sens.

Considérés comme "seniors" à partir de 45 ans dans le monde professionnel, certains salariés se sentent inutiles et sans perspective professionnelle en fin de carrière, n'attendant plus que leur départ à la retraite. De quelles richesses se prive-t-on ainsi ? Que peuvent apporter les seniors ?

Serge Guérin : Les salariés âgés de 45 ans passent désormais un entretien de mi-carrière. Dans leur tête ils se disent qu’ils sont passés de l’autre côté de la barrière. Il n’est pas judicieux de mettre une barre à 45 ans. Nous avons renforcé cette norme qui veut qu’après 45 ans les salariés soient mis de côté alors qu’il leur reste une vingtaine d’années à travailler. Se mettre en roue libre après 45 ans n’est pas bon, aussi bien pour la personne que pour le collectif et que la dynamique de l’entreprise. Ajoutons par ailleurs qu’en évoquant le terme senior on pense à "vieux". La première des richesses de l’entreprise est l’implication de ses salariés. La motivation est plus rentable que les investissements technologiques. L’enjeu est d’avoir des gens attentifs, mobilisés et engagés. Si l’on passe à côté de ça, il ne faut pas s’étonner du manque de compétitivité et de l’absentéisme de certains salariés.

Martine Le Boulaire : C’est une richesse importante pour l’entreprise, car ces personnes sont expérimentées et ont accumulé du savoir-faire. On assiste actuellement à un phénomène paradoxal : des experts partent à la retraite avant de revenir en tant qu’experts prestataires de service comme consultants au sein de leur ancienne entreprise. Cette dernière n’a pas le choix, car elle a besoin d’eux. On va aller de plus en plus vers une retraite à la carte en fonction de la trajectoire professionnelle suivie. 

Dans le même temps, il est plus difficile pour les personnes en fin de carrière de gérer l'accélération du temps qui rend obsolètes un certain nombre de leurs savoir-faire. Comment mieux gérer cette contrainte ?

Martine Le Boulaire : Il faut faire en sorte de ne pas exclure les seniors de l’accès à la formation et au développement des compétences. La courbe d’accès à la formation décroît après 40 ans et les entreprises n’investissent plus sur les salariés de plus de 40 ans. Il devrait pourtant être hors de question que les gens restent pendant 20 ans sans formation.

Faut-il davantage valoriser l'expertise humaine par rapport à l'expertise technique ? Comment s'y prendre ?

Serge Guérin : Il faut réaliser un vrai travail de sensibilisation des managers pour expliquer que certains seniors peuvent apporter leur expérience, leurs connaissances et leurs réseaux. Ils peuvent en effet apporter la bonne solution grâce à leur sens du relationnel, qu’il faut valoriser et qui ne s’apprend pas dans un manuel.

Il faut être plus imaginatif et voir dans le salarié senior quelqu’un qui peut contribuer au développement de l’entreprise et qui peut prendre des risques. Il faut inventer ou laisser inventer de nouveaux produits qui répondront aux besoins d’autres personnes. Nous sommes dans une société où le consommateur vieillit, et il faut que le corps social de l’entreprise ressemble au corps social du territoire. Deux chiffres sont intéressants : les plus de 50 ans représentent plus de 48 % de la consommation totale et 1/3 des jouets de Noël sont achetés par les retraités.

Le mécénat de compétences est une bonne piste. Avec ce dispositif l’entreprise délègue des salariés en fin de carrière de façon ponctuelle afin qu’ils apportent leur expertise à des associations. Ils continuent à être payés tout ou partie de leur temps. Avec ce type de mécénat, le salarié trouve une façon valorisante et intelligente de terminer sa carrière. Quand il partira en retraite il pourra ensuite continuer à aider l’association. Ce dispositif assez récent est toutefois très réduit, et peu d’entreprises l’ont adopté pour le moment. 

Martine Le Boulaire : Certaines entreprises font des choses intéressantes, comme le tutorat inversé, même si les seniors ne sont pas forcément tous de bons tuteurs, et d’ailleurs chez certains le tutorat ne les intéresse pas, y compris chez des experts de haut niveau. Le tutorat inversé est une démarche intéressante faite de réciprocité : les jeunes qualifiés forment les seniors sur les nouvelles technologies, et en échange les seniors les accompagnent sur le plan du management. 

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