Coupables silences : pourquoi on ne luttera pas contre la "très grande fragilité de la société française" en taisant les atteintes à la loi sur le niqab et autres problèmes d’intégration<!-- --> | Atlantico.fr
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Manuel Valls refuse de relancer le débat sur le port du niqab.
Manuel Valls refuse de relancer le débat sur le port du niqab.
©Reuters

Circulez, il n’y a rien à dire

Bien que faisant partie des rares députés socialistes à avoir approuvé la loi anti-burka proposée en 2010 par Jean-François Copé, Manuel Valls a rejeté la proposition de la députée UMP Valérie Pécresse de renforcer le dispositif législatif sur ce point. Le Premier ministre dit vouloir refuser d'alimenter ce débat, considérant "la très grande fragilité" de la société française, et ignorant qu'enterrer le problème ne le résoudra pas.

Maryam Borghée

Maryam Borghée

Maryam Borghée est consultante, diplômée en philosophie et anthropologie.

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Laurent Chalard

Laurent Chalard

Laurent Chalard est géographe-consultant, membre du think tank European Centre for International Affairs.

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Guylain Chevrier

Guylain Chevrier

Guylain Chevrier est docteur en histoire, enseignant, formateur et consultant. Ancien membre du groupe de réflexion sur la laïcité auprès du Haut conseil à l’intégration. Dernier ouvrage : Laïcité, émancipation et travail social, L’Harmattan, sous la direction de Guylain Chevrier, juillet 2017, 270 pages.  

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Atlantico : Refuser de débattre de cette question en invoquant pareils termes est-il de nature à combattre cette fragilité ou au contraire à l'exacerber ?

Laurent Chalard : Le positionnement du Premier ministre paraît au premier abord cohérent avec sa fonction, puisqu’il est là pour rassembler les français et non les diviser. Au-delà des arrières pensées politiques (faire plaisir à l’électorat dit « musulman »), on peut donc comprendre qu’il ne souhaite pas revenir sur une question, qui risque d’entraîner des débats houleux dans un contexte de repli sur soi généralisé constaté dans les différentes composantes de la société française.

Cependant, il prend un risque, qui est de faire l’impasse sur un débat de société majeur, lié à l’émergence d’une France multiculturelle, conduisant à radicaliser les positions de ceux qui la conteste.

Guylain Chevrier : La question est d’abord d’identifier les causes de cette fragilité, car sans un bon diagnostic, qui lève les tabous si nécessaire dans ce domaine, on ne peut trouver la bonne médication. Un diagnostic au cœur duquel notre cohésion sociale se trouve interpellée, car la fragilité dont nous parlons est celle relative à l’état de notre lien social, de ce qui fait pour nous société ou pas, comme liant social.

Le risque, c’est justement d’exacerber cette fragilité à ne pas vouloir la traiter. C’est de laisser s’aiguiser un ressentiment français des musulmans en reflet de ce type de manifestation minoritaire, en raison d’y laisser libre cours, alors que ce phénomène ne s’éteint pas, bien au contraire. Si Valérie Pécresse pose cette question au Premier ministre, c’est que nous sommes confrontés à une montée des provocations dans ce domaine, face à quoi il faut réagir. D’autant qu’il a été de ceux qui, peu nombreux à gauche, ont eu le courage politique de voter la loi en 2010 et a choisi la posture, à plusieurs reprises, de défenseur de la laïcité.

Fragilité… Certains contrôles ont donné lieu d’ailleurs, à des débordements et des violences, comme dans les quartiers sensibles d’Argenteuil, de Marseille ou de Trappes. Dans cette dernière, après un contrôle de police d’une femme portant un voile intégral, on avait assisté à trois nuits de violences urbaines. Des contrôles vécus, curieusement donc, par des musulmans qui eux ne sont pas dans cette logique minoritaire mais la défendent, comme un droit d’expression de leur religion, ce qui n’est pas non plus sans encourager les amalgames.

C’est à la République de faire la part des choses et de montrer la voie par où fixer la limite. Non, à la liberté de croire qui est respectée, mais aux manifestations religieuses lorsqu’elles télescopent à ce point l’esprit de liberté de notre société, créant ainsi un trouble majeur à l’ordre public, préalable d’une paix sociale qui est le bien de tous.  

Maryam Borghée : Le problème n’est pas tant le débat que les termes dans lesquels il est amené. C’est justement une question d’approche. Si le cadre est d’emblée polémique, toute discussion s’avère nécessairement stérile et contribue à amplifier les inquiétudes, à creuser l’incompréhension et à raffermir les malentendus.

La plaidoirie politique transformée en combat sophistique ne vise pas la résolution d’un problème, ni la recherche d’un consensus raisonnable ; elle poursuit une seule finalité explicite : la défense d’un intérêt singulier. Par conséquent, au regard du contexte actuel, entrer dans le débat reviendrait à jeter de l’huile sur le feu.

Valérie Pécresse réagissait au fait que la loi de 2010 était vidée de sa portée par le comportement d'un individu, Rachid Nekkaz, qui a pris à sa charge de payer lui-même les amendes des femmes contrevenantes. Sa "878e amende anti-burka a été verbalisée", précisait l'élue des Yvelines. Ce sont ainsi 180 000 euros que Nekkaz aurait acquittés depuis avril 2011. La loi est-elle ici vidée de son sens en n'étant pas respectée ? Conviendrait-il de légiférer pour renforcer le dispositif existant ?

Laurent Chalard :Effectivement, nous sommes face à un cas de figure, qui n’a pas été prévu par la loi (mais, cela pouvait difficilement l’être !), qui la rend de facto caduque.

Dans ce cadre, deux solutions se présentent au gouvernement, soit il reconnaît l’inutilité de cette loi et l’abroge tout simplement, soit il considère que pour qu’elle puisse s’appliquer de manière efficace, il est nécessaire de la modifier pour la renforcer.

Le choix de maintenir le statu quo relève de l’hypocrisie totale, puisque la situation ne satisfait personne. Les opposants à la burka ont l’impression que l’Etat démissionne face à des extrémistes et pour les contrevenants (peu nombreux, il faut le rappeler), le fait d’être verbalisé ne fait que renforcer leur éloignement vis-à-vis de la société majoritaire.

Guylain Chevrier : Comment peut-on laisser faire une provocation de cette nature qui relève de défier notre République et d’un abus de la liberté pour l’anéantir ! Ce qu’il faut bien voir, c’est qu’en ne réagissant pas, on autorise une action qui contrevient au but que poursuit la loi, l’interdiction de dissimuler son visage dans l’espace public. C’est un encouragement donné à une tenue vestimentaire à caractère religieux qui est l’expression d’un fondamentalisme rattaché au Salafisme, à tendance sectaire. Il joue déjà d’un prosélytisme que la loi serait censée condamner en tant que telle, en raison des dangers d’influence néfaste au sein de l’islam de France qu’il comprend, comme le pire des exemples à suivre.

Ce riche homme d'affaires algérien a annoncé qu'il se rendrait à la trésorerie des Yvelines pour payer lui-même sa "878e amende anti-burka à la place de la femme qui a été verbalisée", où précisément Valérie Pécresse est élue, en forme de pied de nez insupportable à la France qu’on laisse ainsi être bafouée publiquement. Laisser faire cela, c’est laisser jouer les choses aussi contre les femmes qui seraient susceptibles de vouloir sortir de cette horreur ou de résister à y entrer. Une pression de la part de ce courant extrême de l’islam qui se voit ainsi galvanisé.

Le gouvernement sur cette question perd la face en abandonnant ces femmes au déni de leur liberté, qu’on la piétine pour elles ou qu’elles la piétinent elles-mêmes, la loi étant égale pour tous. Elle est aussi faite pour protéger ceux qui ne s’y reconnaissent pas à nier le caractère d’intérêt général qu’elle porte, qui doit néanmoins partout et sans discrimination s’imposer. Sous-jacente à la loi, et à la façon dont elle est ici défiée en provoquant les élus de la République, on fait courir un risque au fondement même de la démocratie.

Il faut pouvoir condamner le comportement de cet homme d’affaire qui agit au nom d’une communauté en instituant ainsi, l’aire de rien, le communautarisme. Par son action, il lui donne un caractère de reconnaissance publique, si elle n’est pas contredite par la loi, actuellement dépourvue à cet endroit, des moyens d’agir.

Maryam Borghée : La loi du 11 octobre 2010 n’est pas vidée de son sens. Elle n’a toutefois jamais été signifiante, auprès des principales intéressées. Aujourd’hui, nous savons que l’usage du voile intégral (niqâb), en France, procède d’une initiative religieuse volontaire, et si un certain nombre de citoyennes l’ont retiré, d’autres ont fait le choix de défier l’autorité. Une loi n’a pas de portée éducative.

A fortiori dans un contexte démocratique et sécularisé, elle ne devrait pas avoir pour vocation la gouvernance des âmes, la domestication des mœurs ou le contrôle des corps. Le fait que Monsieur Rachid Nekkaz s’acquitte des contraventions dressées à l’endroit de ces personnes, n’est pas en mesure de porter atteinte à la loi ; comment le pourrait-il ? Il s’agit d’une action pratique, qui engage sa responsabilité individuelle et sa conscience morale, et dont il convient de saisir la portée symbolique.

Nous ne sommes pas dans le domaine juridique, il n’y a aucune atteinte à la loi. En revanche, les velléités qui sont exprimées à travers un geste que l’on pourrait très bien interpréter comme une « provocation », remettent en cause la légitimité des dispositions exécutives en question. Lorsqu’une loi est, en effet, jugée scélérate – ou tout au moins illégitime, par les acteurs sociaux mais aussi par une partie importante des observateurs extérieurs, les actions subséquentes sont assez prévisibles. En somme, ce conflit n’est pas juridique, ni même politique d’ailleurs, il est entièrement éthique.

Concernant ce dispositif, la CEDH avait tranché que « la clôture qu’oppose aux autres le fait de porter un voile cachant le visage dans l’espace public peut porter atteinte au “vivre ensemble” ». Le vivre ensemble est-il une nécessité que le gouvernement ne peut aujourd'hui plus ignorer ? Le refuser revient-il à s'exposer au risque grandissant de tensions sociales déjà en germe ?

Laurent Chalard : Dans le cadre d’une société pluriethnique, telle que la France de 2014, il est évident que le maintien d’un vivre ensemble passe par des adaptations, ou pour reprendre un terme inventé par les canadiens, des « accommodements raisonnables », c’est-à-dire dans les limites du respect de la dignité humaine.

Pour cela, il est nécessaire de discuter dans la sérénité point par point des pratiques culturelles des différentes communautés vivant sur le territoire français pour dégager des consensus concernant les pratiques jugées raisonnables et celles qui ne le sont pas, car contraires à la dignité humaine.

Cependant, c’est un travail de longue haleine et d’introspection, qu’aucun gouvernement qu’il soit de gauche ou de droite, n’a malheureusement osé faire jusqu’ici, par manque de courage essentiellement. En tout cas, le fait de ne pas pouvoir débattre est problématique et ne peut que renforcer les mouvements de repli.

Guylain Chevrier : Il faut bien voir dans quel contexte vient à se faire jour cette situation. Nous assistons à une montée des revendications communautaires à caractère religieux venues essentiellement d’un islam pratiquant qui se raidit, dont la visibilité se fait de plus en plus prégnante, à travers une multiplication du voile qui signifie le refus de se mélanger au-delà de la communauté de croyance. Un mouvement qui s’oppose à notre conception républicaine de l’intégration sociale qui a pour axiome l’égalité portée au-dessus des différences, dont le préalable facilite le mélange et la mixité, et permet une coexistence harmonieuse de celles-ci. C’est ce qui permet d’éviter le risque d’une société de la séparation sur une base ethnico-identitaire, éclatée en communautés religieuses ou/et culturelles, autrement dit en groupes rivaux créant une insécurité sociale avec potentiellement des conflits intercommunautaires comme il en existe régulièrement, par exemple, en Angleterre.

Cela a à voir avec une conception du « vivre ensemble » très française, en reflet de l’énonciation de La Déclaration des droits de l’homme et du citoyen qui était avant tout de portée universelle. C’est ce que la Cour européenne des droits de l’homme a bien entendu, en reconnaissant la valeur du « vivre-ensemble » comme principe de concorde.

La CEDH a justifié sa décision (1er juillet 2014) de débouter une femme qui avait présenté un recours contre la loi, revendiquant de porter le voile intégral sur notre territoire, de façon fort intéressante dans le détail, concernant la « protection des droits et libertés d’autrui ». La Cour admet que « la clôture qu’oppose aux autres » le fait de porter un voile cachant le visage dans l’espace public puisse porter atteinte au « vivre ensemble ». A cet égard, elle indique prendre en compte le fait que l’État défendeur considère que le visage joue un rôle important dans l’interaction sociale. » Effectivement, c’est de l’interaction entre des individus à l’identité reconnue entre eux, de la réciprocité de leurs statuts et rôles, que se créent le lien social.

Maryam Borghée : Le vivre-ensemble est un vœu pieux qui ne saurait se réaliser en marge du traitement des inégalités sociales, économiques, et culturelles. Invoquer ce motif si abstrait, en ayant conscience des disparités structurelles qui minent l’hexagone, est une posture qui n’est pas dénuée d’un certain cynisme. Peut-être qu’en luttant mieux contre l’illettrisme à l’école, on ferait davantage œuvre de fraternité.

Le mouvement Pegida, lancé en octobre par un habitant de Dresde, a réuni des milliers de protestataires en Allemagne, lundi 8 décembre. Pareilles mouvements pourraient-ils naître en France ? Serait-ce le triomphe du communautarisme dans un pays qui a toujours voulu s'y opposer ? 

Laurent Chalard :Il est tout à fait possible que des mouvements se revendiquant « anti-islamisation » émergent en France. Ils existent d’ailleurs déjà de manière informelle, pensons par exemple aux « apéro saucisson-pinard » organisés par les mouvements d’extrême-droite, que sont le Bloc Identitaire et Riposte Laïque. Pour l’instant, ces opérations sont ponctuelles, mais ils pourraient s’inspirer assez rapidement de Pegida.

Ce serait effectivement le triomphe du communautarisme et de l’échec de la mise en place d’une société multiculturelle et du vivre ensemble en France. A partir du moment, où une partie non négligeable de la population refuse la réalité du terrain (le caractère pluriethnique du pays), les tensions risquent de s’envenimer, d’autant plus si certaines actions sont perçues comme des provocations par les minorités ethniques.

Guylain Chevrier : Effectivement, un mouvement anti-immigration, Pegida («Européens patriotes contre l’islamisation de l’Occident»), enfle dans plusieurs villes allemandes. Un pays où on laisse tout faire sous le signe d’un multiculturalisme institutionnel, où on ne se mélange pas ou peu. Personne n’avait vu venir une manifestation de 10 000 personnes dans les rues de Dresde, heureusement pacifique, dite « contre l’islamisation de l’Occident ». Voilà où on pourrait en arriver en France, avec en toile de fond un FN qui fait un holdup sur les valeurs républicaines dont il se réclame de façon scandaleuse, si on s’obstinait à ne pas vouloir créer les conditions du respect de la loi, en condamnant sévèrement ceux qui se livrent à un véritable abus de droit. Si cela peut-être donc, d’une certaine façon, le début du triomphe du communautarisme, cela peut-être aussi une forte contribution au triomphe de l’extrême-droite qui se nourrit à ce poison.

Maryam Borghée : J’ai séjourné à Dresden et à Berlin, paradoxalement, on ne trouve pratiquement pas de musulmans dans cette petite ville de Saxe, ce qui n’est pas le cas dans la capitale, laquelle couvre plus d’une centaine de mosquées, et pourtant ce type de mouvement s’y fait plus rare.

Outre-Rhin, une large liberté d’expression est garantie, même pour les opinions qui contreviendraient à la loi fondamentale, c’est pourquoi, les collectifs néo-nazis nostalgiques du 3ème Reich et les associations « antifa » d’extrême-gauche, ont la possibilité de défiler librement. Parfois dans une confrontation identitaire un brin mise en scène. Ils sont néanmoins surveillés de près par le Bundesamt für Verfassungsschutz, l’Office fédéral de protection de la constitution.

Du reste, les mobilisations collectives, manifestées par les uns et les autres, semblent s’essouffler aussi vite qu’elles apparaissent. Le plus surprenant est de constater qu’au sein de la vie ordinaire, c’est-à-dire en dehors de l’hétérotopie (laquelle est liée au découpage singulier du temps et de l’espace) tous ces gens se croisent normalement.

La CEDH admet que la loi française du 11 octobre 2010, qui interdit le voile dans l’espace public, constitue bien « une ingérence permanente » du droit au respect à la vie privée et à celui d’exercer librement sa religion. Mais elle estime que cette ingérence poursuit « deux des buts légitimes » prévus par la Convention : la « sécurité ou la sûreté » publique et la « protection des droits et libertés d’autrui ». Est-il en ce sens question de faute politique ou d'incertitudes dans notre rapport républicain à la laïcité ?

Laurent Chalard :C’est surtout un problème du rapport à la laïcité. En effet, la France a une définition stricte de la laïcité, qui fait que toute manifestation jugée ostentatoire des pratiques religieuses dans l’espace public, est considérée comme contraire à l’ordre public et à la conception française de la démocratie.

L’Europe a une définition moins stricte, privilégiant la liberté individuelle, en l’occurrence le droit de liberté religieuse. En conséquence, si faute politique il y a, elle est surtout la difficulté à faire rentrer le droit français dans le droit européen.

Guylain Chevrier : Pour mieux comprendre le sens de cette loi, il faut se tourner du côté de ses motifs. On y trouve l’énoncé précisément dans la circulaire de mise en œuvre de la loi du 2 mars 2011, rarement citée, et qui pourtant nous éclaire sur ce que « vivre-ensemble » veut dire : « La loi n° 2010-1192 du 11 octobre 2010 interdisant la dissimulation du visage dans l'espace public marque la volonté de la représentation nationale de réaffirmer solennellement les valeurs de la République et les exigences du vivre-ensemble. Se dissimuler le visage, c'est porter atteinte aux exigences minimales de la vie en société. Cela place en outre les personnes concernées dans une situation d'exclusion et d'infériorité incompatible avec les principes de liberté, d'égalité et de dignité humaine affirmés par la République française. La République se vit à visage découvert. Parce qu'elle est fondée sur le rassemblement autour de valeurs communes et sur la construction d'un destin partagé, elle ne peut accepter les pratiques d'exclusion et de rejet, quels qu'en soient les prétextes ou les modalités. » 

Il est question là d’une certaine pédagogie de la sociabilité dans une société démocratique qui implique l’ouverture aux autres et non la segmentation. Ceci, particulièrement au regard  des principes de liberté et d’égalité dont elle s’est dotée, du corps politique solidaire qui fait la souveraineté de la nation, indissociables de la définition de la citoyenneté.

On comprend mal la position du Premier ministre qui refuse de renforcer la loi dite par lui « anti-burka » en renvoyant dos à dos « les amis des crèches de Noël et les défenseurs du voile intégral » tout en disant "Faisons attention par rapport à nos compatriotes musulmans, notamment dans une année électorale, à ne pas utiliser ces sujets pour diviser [...]. Il n'y a pas une laïcité pour les juifs, il n'y a pas une laïcité pour les chrétiens, il n'y a pas une laïcité pour les musulmans. Il y a une laïcité pour tous les Français,". Précisément, il en va du respect des mêmes droits par tous et là certains peuvent contourner la loi alors que dans le cas des crèches de Noël, les tribunaux administratifs l’ont fait respecter, c’est-à-dire la laïcité, en les interdisant. Une laïcité allègrement piétinée par les défenseurs du voile intégral à travers cette façon de défier la République ! Cela pourrait, à l’aune des événements à venir, se transformer en faute politique par manque de discernement. Dans le contexte de radicalisation qui se manifeste par le développement d’un djihadisme français, cette impunité du voile intégral peut avoir des effets concomitants catastrophiques.

Par-delà les propositions de renforcement de la loi de Valérie Pécresse, il serait d’ores et déjà possible d’en faire jouer le contenu pour contrecarrer l’action de cet homme d’affaires algérien. Car, le fait pour un individu de réaliser le règlement de toutes ces contraventions, non seulement nuit au but poursuivi par la loi du 11 octobre 2010, mais cette démarche ne constitue-t-elle pas, comme la loi le prévoit, un abus au sens de l’Art. 225-4-10.- de celle-ci, au titre "De la dissimulation forcée du visage : Le fait pour toute personne d’imposer à une ou plusieurs autres personnes de dissimuler leur visage par menace, violence, contrainte, abus d’autorité ou abus de pouvoir, en raison de leur sexe, est puni d’un an d’emprisonnement et de 30 000 € d’amende." N’y-t-il pas là effectivement un "abus de pouvoir", relatif au fait d’utiliser des richesses personnelles pour annuler l’effet de la loi, par l‘impunité ainsi créé encourager à ce que l’on y contrevienne, mais aussi à faire pression sur des femmes pour qu’elles le portent, en bafouant le sens de protection que contient ici la loi ? Ainsi, sans même toucher à la loi, l’Etat lui-même n’est-il pas en mesure de se pourvoir contre ces agissements, et mettre un coup d’arrêt à cette façon d’outrager, d’humilier la République, au regard des libertés et droits fondamentaux qui constituent le pilier de nos institutions ?

Maryam Borghée : L’argument de la sécurité est difficilement contestable. Or, la majorité des jeunes femmes niqabées partageait un point commun, celui de soulever systématiquement leur morceau de tissu, lorsqu’une identification était exigée. D’ailleurs, personne n’avait entendu parler de voile intégral, avant qu’un maire communiste (André Guerin) se passionne pour ce vêtement traditionnel.

L’idée qui paraît insoutenable aux yeux des élus de la République, réside dans le caractère relativement autonome que ces Françaises tiennent à défendre à l’égard de leur tenue corporelle. Une violence sans précédant s’est emparée des hommes politiques et des féministes, pour qui la liberté ne peut absolument pas être envisagée sous ces coutures-là. Tandis que les voilées, elles, cultivent la conviction intime d’avancer sur le bon chemin.

Edwy Plenel dans son ouvrage "Pour les musulmans" (éditions La Découverte) adresse une réponse à celles et ceux qui estimeraient qu"Il y a un problème de l'islam en France". Est-ce le révélateur de notre incapacité à penser la place de l'islam en France autrement que dans l'excès ?

Laurent Chalard :Edwy Plenel n’est pas le premier à prendre position pour les « musulmans », le journaliste Claude Askolovitch l’avait par exemple déjà fait avant lui l’année dernière. Il fait partie d’un ensemble d’intellectuels qui essaient de se mettre à la place des « musulmans » de France et de montrer, à juste titre, que les amalgames quotidiens rendent leur vie compliquée en France.

Ce genre de prise de position, si elle peut être jugée par certains comme trop angélique (les « musulmans » sont essentiellement présentées comme des victimes), n’en est pas moins indispensable au débat public. En effet, dans le cadre d’une adaptation de la France au multiculturalisme, il est important d’écouter toutes les voix, qu’elles soient très favorables au multiculturalisme (et au respect des droits des minorités ethniques) ou au contraire totalement opposées, revendiquant le caractère homogène de la société.

Guylain Chevrier : Voir un problème de l’islam en France, procède selon le journaliste, d’une banalisation intellectuelle semblable à un discours qui a précédé la catastrophe européenne, prônant l’existence d’un « problème juif »…  Nos compatriotes d’origine, de culture ou de croyance musulmanes seraient érigés « en boucs émissaires de nos inquiétudes et de nos incertitudes », tenant d’une politique de la peur et « d’une guerre des civilisations ». Il en va selon lui, que l’on considère (et qu’on accepte et qu’on respecte) nos compatriotes musulmans dans leur diversité ou qu’on les essentialise en bloc, figeant tout ce qui ressort, peu ou prou, de l’islam dans une menace indistincte qui légitimerait leur exclusion ou leur effacement. 

Comment globaliser ainsi, tout en niant les risques de dérives d’un islam dont le voile intégral, qui efface les identités, fait aussi partie de sa diversité, et dans un sens des plus néfastes. Le voile intégral est une blessure mortelle pour la liberté des femmes qui l’endossent, c’est toujours elles qui paient le prix fort du patriarcat qui est à l’origine de toutes les religions. Ces dernières ont pour défi de s’en émanciper, ce que n’aide pas à faire ce discours de banalisation du journaliste qui, par son aveuglement, plaide en creux pour un droit à disparaitre de femmes qui sont mises en cage, enfermées même dehors, comme enterrées vivantes sous nos yeux ! 

Maryam Borghée : Elle vient sans doute contrebalancer la prise de position émanant d’autres militants qui pensent à peu près tout l’inverse. C’est une joute verbale qui a quelque peu tendance à nourrir l’émulation médiatique.A ce titre, la grande spécificité des débats sur l’islam demeure son traitement par défaut ou par excès. Dans un sens, on s’empêche de lire les nuances de la réalité, on est frappé de cécité, incapable d’une objectivité minimale, débordé par l’empathie sinon la verve d’un humanisme de bon ton.

Dans l’autre, on se montre excessivement caricatural, on bascule dans la démagogie, attaché à l’anecdote comme si elle constituait une vérité, portés par des sentiments dogmatiques qui font curieusement office de « pensées intellectuelles ». Je pense notamment à notre académicien, Alain Finkielkraut dont les considérations générales sur les Français de confession musulmane, ne passent pas toujours l’épreuve des faits scientifiques. Chez les deux partis, nous sommes enveloppés dans l’idéologie.

La France est certes multiculturelle, mais refuser de libérer la parole et de reconnaître des problèmes soulevés par une partie des Français est-il aussi un travers idéologique dangereux ? 

Laurent Chalard : Comme je viens de l’évoquer précédemment, pour que la question du multiculturalisme soit abordée de manière sereine et aboutisse à des compromis qui satisfassent tous les partis, il est nécessaire de laisser tout le monde exprimer son point de vue, ce qui passe par une liberté de parole totale, sous réserve, bien évidemment, qu’elle respecte la dignité humaine.

Cela sous-entend que les français qui ont peur de l’émergence d’une société multiculturelle et ont du mal à accepter certaines pratiques essentiellement religieuses des nouveaux arrivants doivent être aussi écoutés, tout autant que Monsieur Plenel. Si ce n’est pas le cas, ils seront de plus en plus nombreux à se jeter dans les bras de l’extrême-droite. Ce serait une erreur majeure (aux conséquences imprévisibles) de nos gouvernements de les mettre définitivement hors-circuit du système politique démocratique.

Guylain Chevrier : Une large majorité de Français se prononcent dans toutes les enquêtes d’opinion contre la dérive multiculturaliste, à laquelle une partie des musulmans qui se voient d’abord comme communauté avant d’être des citoyens, tente indéniablement de nous entrainer. Si la France est aujourd’hui un pays plus composite qu’il y a une trentaine d’années, après la décolonisation et les effets des migrations dues à la mondialisation, il ne faut pas pour autant céder aux sirènes qui veulent nous convaincre d’abandonner notre modèle républicain pour le multiculturalisme, sous le prétexte que l’intégration fonctionnerait moins bien. C’est le serpent qui se mord la queue, car c’est cette politique de renoncement de nos valeurs collectives, liberté-égalité-fraternité, qui est la cause du trouble actuel et des risques encourus. La meilleure des sauvegardes est de les faire respecter, pour passer cette période tumultueuse, comme on franchit un cap en regardant par-delà la simple ligne de l’horizon.

C’est aussi la meilleure des façons de protéger les musulmans de France qui veulent conserver leur liberté de choisir comment exercer leur culte et non de se le voir imposer par une communauté à laquelle ils seraient assignés, et qui constituent comme une majorité silencieuse. Un des signes de soutien à leur envoyer serait bien de renforcer la loi, maintenant !

Maryam Borghée : La parole est une nécessité. Les strates de la population qui se plaignent de l’insécurité, du chômage, de l’inflation, mais également des mutations visibles du paysage social, en milieu péri-rural et citadin, expriment des préoccupations qu’il convient de prendre au sérieux.

Il existe un quart-monde précisément autour des villes les plus aisées de France, on observe, en plus, une certaine indigence d’ordre culturel, indifféremment des origines : au sein des familles « blanches » de souche française et européenne, et au cœur des familles d’ascendance étrangère, notamment maghrébine et nord-africaine.

Est-il question de racisme inversé à l'égard de ces mêmes franges de population, de mépris ou autre ?  

Laurent Chalard : Plus que de racisme inversé, c’est plutôt d’un mépris social des dominants qu’il faudrait parler. Les classes populaires « autochtones », qui fournissent les gros contingents des opposants au multiculturalisme, sont jugées incapables de s’adapter à la nouvelle donne multiculturelle par des élites qui n’en subissent que les avantages (main d’œuvre bon marché), mais en aucun cas les inconvénients (devenir minoritaire dans son quartier de résidence).

Guylain Chevrier : Refuser d’entendre les appels à réagir qui se manifestent dans la population par des tensions identitaires qui traversent notre pays, pourrait être pris comme une façon de les rejeter et ceux qui les expriment avec elle. Il y a là une situation grave à clarifier et que les échéances électorales ne sauraient justifier de contourner, le retour de bâton pouvant être bien pire que d’affronter les problèmes de façon salutaire.

On trouve rarement dans la loi une expression aussi claire de ce qui peut la motiver et permettre à chacun de se reconnaitre dans ce qui fait le bien commun et l’intérêt général, en constituant à la fois une protection et un progrès pour tous. Pour tous, car, dans cet état d’esprit, la loi du 11 octobre 2010 rend un formidable service aux musulmans de France en excluant de confondre l’islam avec la pratique d’un voile intégral ressentie comme dégradante et régressive. Le Conseil Français du Culte Musulman, qui ne s’est jamais positionné de façon claire sur le sujet, ferait bien d’en entendre le message et de jouer son rôle de facilitateur à l’intégration de l’islam dans notre République, donnant le signe d’une volonté de sa modernisation.

Comme le voit le philosophe Kant, c’est le caractère d’universalité de nos actions qui permet d’en mesurer la valeur morale. La place nouvelle de la femme dans le droit, à travers la conquête de son égalité, qui s’est affirmée au XXe siècle dans bien des pays ayant développé la démocratie, a été une avancée qui a constitué pour notre modernité un moteur d’émancipation pour toute la société, dont nous ne mesurons pas encore la totalité des effets, des progrès de portée universelle qui en découlent. Se donner les moyens de les défendre et de les promouvoir, s’inscrit dans la continuité de cette modernité démocratique. Cela passe par le courage politique face au voile intégral et à ses promoteurs, qui sont des fossoyeurs militants de notre République, que la loi doit mettre au plus tôt, hors d’état de nuire.

Maryam Borghée : Il existe une forme de racisme anti-blanc. Seulement, cette terminologie doit être redéfinie à l’aune du contexte anthropologique présent et des positionnements sociaux empiriques. Sur le terrain, cette aversion est exprimée dans un langage plutôt juvénile, parfois revanchard, toujours éphémère, mais sur quelle base réelle ?

Ellle naît du sentiment d’être à l’étroit dans les cités de relégation, d’être stigmatisé « à cause de sa race » ou bien de sa religion, de posséder des droits qui sont néanmoins soustraits par le puissant déterminisme social et matériel. En situation de minorités marginalisées, les rapports sous-jacents de domination, prennent une allure qui prête à confusion, puisque les plus vulnérables sont les premiers à se montrer.

Propos recueillis par Franck Michel / sur Twitter

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