Pétrole et financements troubles : la guerre invisible que mène l’Arabie saoudite contre l’Occident <!-- --> | Atlantico.fr
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L'Arabie saoudite fait tout pour que le cour de l'or noir continue de chuter.
L'Arabie saoudite fait tout pour que le cour de l'or noir continue de chuter.
©Reuters

Stratego

En cette période de baisse continue des prix du pétrole, on aurait pu s'attendre à ce que que les Pays du Golfe diminuent leur production pour rééquilibrer les prix. Or surprise, l'Arabie saoudite fait tout pour que le cour de l'or noir continue de chuter.

Thomas Porcher

Thomas Porcher

Thomas Porcher est Docteur en économie, professeur en marché des matières premières à PSB (Paris School of Buisness) et chargé de cours à l'université Paris-Descartes.

Son dernier livre est Introduction inquiète à la Macron-économie (Les Petits matins, octobre 2016) co-écrit avec Frédéric Farah. 

Il est également l'auteur de TAFTA : l'accord du plus fort (Max Milo Editions, octobre 2014) ; Le mirage du gaz de schiste (Max Milo Editions, mai 2013).

Il a coordonné l’ouvrage collectif Regards sur un XXI siècle en mouvement (Ellipses, aout 2012) préfacé par Jacques Attali.

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Alain Rodier

Alain Rodier

Alain Rodier, ancien officier supérieur au sein des services de renseignement français, est directeur adjoint du Centre français de recherche sur le renseignement (CF2R). Il est particulièrement chargé de suivre le terrorisme d’origine islamique et la criminalité organisée.

Son dernier livre : Face à face Téhéran - Riyad. Vers la guerre ?, Histoire et collections, 2018.

 

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Atlantico : Alors qu'il est reconnu que les Pays du Golfe ont besoin que le baril se situe au-dessus des 100 dollars, le ministre du pétrole saoudien, Ali Al-Naimi, a effectué une tournée en Amérique latine pour convaincre les pays membres de l'OPEP de tirer les prix vers le bas (alors que le cours était déjà à 82,80 dollars lundi 3 novembre). Quelle stratégie l'Arabie saoudite poursuit-elle ?

Thomas Porcher : Lorsque l’on regarde les réactions passées de l’OPEP aux fluctuations des prix du pétrole, on se demande à quoi joue l’Arabie Saoudite en ce moment. En général, l’OPEP a toujours réduit sa production quand les prix du pétrole chutaient. Cela a été le cas en 2001 après la baisse de la demande suite aux attentats du 11 septembre ou en 2008 en pleine crise où les pays de l’OPEP ont retiré plus de 3,5 millions de barils par jour pour enrayer la chute des prix. Aujourd’hui, malgré la baisse des prix, l’Arabie Saoudite semble faire l’inverse en militant pour un maintien des quotas.

Deux scénarios circulent pour expliquer la réaction de l’Arabie Saoudite. Le premier est qu’elle veut faire baisser les prix du pétrole pour freiner les investissements dans les pétroles non-conventionnels notamment le pétrole de schiste américain et récupérer ses parts de marché. D’autres avancent qu’elle jouerait pour le compte des Etats-Unis qui visent à affaiblir l’Iran, le Venezuela et la Russie en baissant les prix du pétrole. Difficile à dire…

Mais on remarque également que l’Arabie Saoudite prend au sérieux le risque que d’autres énergies, plus rentables, viennent concurrencer le pétrole. Chaque fois que la demande n’a plus été au rendez-vous et que le marché a été excédentaire comme c’est le cas aujourd’hui, l’Arabie saoudite a veillé à ce que le prix du pétrole ne s’envole pas. Ce fut le cas dans la période 1986-2004, et même de manière officielle à partir de 2000 quand l’OPEP avait fixé une bande de fluctuation du baril entre 22 et 28$ et instauré un système de régulation automatique de la production. Par contre, dans la période 2004-2014 où le marché était sous tension à cause de la forte croissance de la demande des pays émergents, l’OPEP n’a pas hésité à laisser le prix s’envoler. La stratégie de l’Arabie Saoudite semble donc dépendre certes des tensions géopolitiques mais également de la structure du marché.

Mais rappelons que, même si l’extraction du pétrole saoudien reste largement rentable à un prix en dessous de 85 $, le prix nécessaire pour équilibrer son budget est autour de 90$ et que l’Arabie Saoudite, comme d’autres pays pétroliers de la région, ont des dépenses sociales croissantes.

A part les Etats-Unis, qui l'Arabie saoudite cherche-t-elle à déstabiliser ? Pour quelles raisons ?

Alain Rodier : Il faut replacer tout ce qui se déroule aujourd'hui au Proche-Orient dans la cadre de la lutte d'influence (pour ne pas dire la guerre par pays tiers) que se livrent l'Arabie Saoudite et l'Iran. Le faible cours du pétrole est une très mauvaise nouvelle pour l'économie iranienne qui est déjà frappée par les sanctions économiques imposées par les Nations Unies. Téhéran aurait perdu de 20 à 30% de ses revenus pétroliers en raison des faibles prix actuels. C'est donc à se demander si Riyad n'est pas encouragé par Washington dans cette voie pour que les négociations (5+1 : les membres du Conseil de sécurité plus l'Allemagne) qui ont lieu sur le nucléaire iranien, n'aboutissent enfin. D'ailleurs, des premiers signes de faiblesse sont émis par Téhéran qui aurait accepté de transférer son uranium enrichi en Russie -qui jouerait ainsi le "monsieur bons offices" comme cela a déjà été le cas avec les armes chimiques syriennes-. Nous sommes en face d'une partie de poker menteur où tous les moyens sont bons pour faire fléchir Téhéran. Si, d'aventure, les cours du pétrole repartaient à la hausse, l'économie iranienne pourrait être relancée et le mécontentement populaire qui est de plus en plus vif, calmé au moins pour un certain temps.

L'Arabie saoudite s'est depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale mise sous la protection des Etats-Unis. Dans quelle mesure est-ce aussi une manière pour le royaume de s'assurer que les Etats-Unis ne se désengagent pas de la région, surtout dans le contexte actuel ?

Thomas Porcher : Cela dépend a quel scénario on adhère ! Ceux qui prônent que l’Arabie Saoudite veut tuer la révolution américaine du pétrole de schiste en abaissant les prix, pensent qu’elle marque son désaccord avec les dernières prises de position des Etats-Unis notamment dans le dossier iranien. Ceux qui croient au deuxième scénario affirment que l’Arabie Saoudite en jouant le jeu des Etats-Unis cherche à s’assurer leur soutien. Honnêtement, très peu de gens connaissent la réponse. 

Alain Rodier : Les Etats-Unis ne se désengageront pas complètement de la région, car la protection d'Israël est considérée comme vitale par Washington. Le retour aux affaires des Républicains qui viennent de remporter les élections à mi-mandat du président Obama, vont encore accentuer ce facteur. En effet, l'Etat hébreu ne considère pas que les Démocrates sont leur plus solide soutien et d'ailleurs, il ne regrettera certainement pas la fin de la présidence Obama. En effet, Israël ne comprend pas que les Etats Unis défendent, même indirectement, les intérêts chiites en Syrie et en Irak.

La protection d'Israël passe par la bonne entente avec Riyad. En effet, l'Arabie saoudite a un rôle majeur dans la lutte contre les ennemis d'Israël qui sont : le pouvoir en place à Téhéran et les Frères musulmans.

Le fait d’exercer cette pression sur les prix du pétrole est-il aussi pour l’Arabie saoudite une manière de s’assurer de ne pas avoir un jour à rendre des comptes aux Etats-Unis - trop effrayés par son influence - pour son soutien apporté aux djihadistes de l’Etat islamique ?

Alain Rodier : je ne pense pas que la famille royale des Saoud craigne grand chose à ce sujet d'autant que l'Arabie saoudite n'est pas le seul pays à avoir soutenu les rebelles de l'opposition syrienne dont une partie a mué en Etat Islamique. A savoir la Turquie, les Etats-Unis et l'Europe, même si ce résultat n'était pas le but recherché initialement. C'est un peu l'histoire des moudjahidines afghans soutenus par l'Occident pendant la guerre contre les Soviétiques. Certains ont ensuite formé Al-Qaida.  

De quelle manière l’Etat islamique, qui se livre au trafic de pétrole, peut-il être affecté par des prix bas durables ?

Alain Rodier : beaucoup de choses ont été dites sur les gains faramineux faits par l'EI avec le trafic de pétrole. Je pense qu'ils ont été moins importants qu'annoncés car une partie des installations saisies ne pouvaient être exploitées au maximum de leurs capacités en raison de manque de personnels qualifiés dont une bonne partie avait pris la fuite. Ensuite, acheminer le pétrole en bidons, en camions citerne et grâce à des pipelines de fortune, limitait matériellement les transferts. Enfin, les frappes américaines ont considérablement réduit les capacités de production. Le souci majeur des insurgés est de continuer à s'approvisionner en carburant pour faire rouler leurs propres véhicules et pour faire vivre les huit millions de personnes qu'ils ont sous leur coupe. Maintenant, il est vrai que les prix bas du marché légal rendent moins attractifs ceux du pétrole trafiqué dont la qualité est souvent sujette à caution (les trafiquants n'hésitent pas à le couper avec de l'eau). Il est aussi surprenant que l'on ne se soit pas vraiment intéressé aux destinataires de ces trafics.  

Si l'Arabie saoudite et le Qatar ont des réserves financières qui leur permettent de tenir quelque temps avec des prix bas, il n'en va pas de même pour des pays comme l'Iran ou le Venezuela. Jusqu'où cette stratégie est-elle tenable ?

Thomas Porcher : Au sein même de l’OPEP, il y a un gros débat. La plupart des pays sont plutôt favorables à un prix de 100$ minimum, c’est le cas du Venezuela, du Nigéria, de l’Iran et de l’Irak mais également du Koweït qui s’apprêtait à mener des politiques de restrictions budgétaires. De manière générale, il faut savoir qu’à chaque dollar en moins sur le prix du pétrole : l’Arabie Saoudite perd 10 millions de dollars par jour, le Venezuela 3 millions et le Nigéria 2 millions. 

Alain Rodier : L'Iran est effectivement pris à la gorge. Mais la meilleure défense étant l'attaque, il est possible que les récentes conquêtes au Yémen des tribus al-Houthi soutenues par Téhéran, ne soient pas étrangères à cette lutte sourde. Les Houthis se sont emparés de la capitale yéménite, Sanaa et surtout du port d'Hodeida qui commande l'entrée de la Mer Rouge.

A terme, cette stratégie pourrait-elle se retourner contre l'Arabie saoudite ?

Thomas Porcher : La marge de manœuvre de l’Arabie Saoudite est extrêmement limitée car une baisse trop longue du prix du pétrole aurait des conséquences négatives tant au niveau interne qu’avec ses partenaires. Car sa manne pétrolière lui permet de maintenir une certaine paix sociale comme d’autres pays de la région, et, à terme, on pourrait voir apparaitre des tensions avec ses voisins qui ont besoin d’un prix du pétrole plus élevé. Mais peut-être que l’OPEP n’aura pas besoin d’ajuster ces quotas car si le prix du pétrole reste plusieurs mois en dessous de 85 $, il va y avoir un ralentissement des investissements des compagnies pétrolières et à terme, une contraction de l’offre qui fera remonter les prix. 

Alain Rodier : Si l'Iran est trop acculé et que la crise dégénère, les forces iraniennes pourraient, à terme, bloquer simultanément le Golfe persique et la Mer Rouge (donc, le canal de Suez). Les Américains sont conscients de ce risque puisqu'ils mènent, depuis le début novembre, un important exercice naval multinational dont l'objectif est de s'entrainer à une telle éventualité. L'Arabie saoudite serait alors durement impactée par ce blocus. Personne ne peut dire combien de temps il pourrait durer (militairement, le danger provient surtout des batteries de missiles sol-mer et des mines marines qui pourraient être déployées par les pasdaran). Il pourrait même constituer le casus belli dont les conséquences sont imprévisibles.

Propos recueillis par Gilles Boutin

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