Dérive sur le droit à l’oubli numérique : un pianiste tente de faire retirer une mauvaise critique du Washington Post grâce à la législation européenne <!-- --> | Atlantico.fr
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Un pianiste, Dejan Lazic, sujet à une mauvaise critique sur le Washington Post en 2010, a invoqué le "droit à l'oubli" pour tenter de contraindre le site d'information à dépublier son article.
Un pianiste, Dejan Lazic, sujet à une mauvaise critique sur le Washington Post en 2010, a invoqué le "droit à l'oubli" pour tenter de contraindre le site d'information à dépublier son article.
©Reuters

Perversion de la législation

Un pianiste, Dejan Lazic, sujet à une mauvaise critique sur le Washington Post en 2010, a invoqué le "droit à l'oubli" pour tenter de contraindre le site d'information à dépublier son article. Malgré sa mauvaise interprétation de ce droit, les effets pervers subsistent...

Etienne  Drouard

Etienne Drouard

Etienne Drouard est avocat spécialisé en droit de l’informatique et des réseaux de communication électronique.

Ancien membre de la CNIL (Commission nationale de l'informatique et des libertés), ses activités portent sur l’ensemble des débats de régulation des réseaux et contenus numériques menés devant les institutions européennes, françaises et américaines.

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Atlantico : Pourriez-vous nous en dire davantage ?  Cette tentative est-elle annonciatrice de dérives du "droit à l'oubli" ? Glisse-t-on dans une perversion de la législation ?

Etienne Drouard : Comme beaucoup d'artisteset interprètes, ce pianiste a été l'objet d'une mauvaise critique publié sur le Washington Post en 2010. Vexé que cet article remonte systématiquement en tête des résultats lorsque les internautes tapent son nom dans le moteur de recherche, il a invoqué le droit à l'oubli et s'est fendu d'un courrier auprès du Média. 

Le pianiste croate a commis des erreurs... Premièrement, le droit à l’oubli n’est reconnu que dans l’Union européenne depuis une décision de la Cour de justice de l’Union européenne en date du 13 mai 2014. Deuxièmement, les demandes du droit à l’oubli sont à adresser auprès des moteurs de recherche et non pas au média auteur de l’article. En effet, ce n’est pas l’article qui est supprimé dans une procédure de droit à l’oubli, mais son indexation sur les moteurs de recherche.

Cet exemple illustre toutefois le choc entre les règles de protections de la vie privée et le droit à l'information et à la liberté d'expression. La CJUE a estimé que cette désindexion était possible au motif que les données personnelles d'un internaute ne sont plus adéquates ou pertinentes. C’est-à-dire que l'information diffusée est devenu fausse ou qu'elle porte atteinte à l'image ou à l'honneur de cette personne.

Et dans ce dernier cas, cette information peut être considérée comme ayant un caractère diffamatoire ou injurieux.

Dans ce cas de figure précis, en quoi l'interprétation du "droit à l'oubli" pourrait-il poser problème ? Au nom de ce droit, est-il concevable d'entraver la liberté de la presse ?

On confond le droit de communiquer et la communication de bienséance. Si l'on suivait cette décision de justice, cela voudrait dire que sur le web, on ne pourrait diffuser que des poèmes, des articles neutres sans informations, sans esprit critique, sans droit à la liberté d'expression.

Pourtant, le principe sur lequel repose la liberté de la presse et le droit à l'information, c'est le libre droit d'être critique, c'est la libre circulation des idées et des opinions, et cela ne peut être limité que par des cas exceptionnels. Par exemple, lorsque l'on cause un préjudice qui socialement n'est pas acceptable, car une personne va être victime d'une fausse rumeur.

Or aujourd'hui, au prétexte de la protection de la vie privée et du contrôle par les personnes de leur propre image, on renverse les équilibres entre le principe et l'exception.

Le "droit à l'oubli" souffre-t-il en ce sens d'un vide juridique ? Ne précise-t-il pas les contours de l'atteinte à l'image ou à l'honneur ?

Aujourd'hui, ce qui nous manque pour avoir un débat mature sur le droit à l'oubli, c'est un processus de règlement du conflit. Le vide procédural actuel sur l'arbitre de ces questions a été créé par la décision de la CJUE elle-même. 

Cette dernière a voulu reconnaître le droit à l'oubli d'un plaignant espagnol qui voulait faire supprimer sur internet une information qui était fausse. La CJUE a estimé que c'était aux moteurs de recherche de traiter les demandes de désindexation. Cette cour suprême, qui est une vraie juridiction, a confié à un acteur privé le soin d'arbitrer la question.

Or, cet acteur privé n'est pas vraiment libre de son choix, car il n'est pas un régulateur public. Il prend le risque d'une sanction contre lui-même. S'il refuse une demande du droit à l'oubli, on va lui reprocher de porter atteinte à la vie privée des personnes, à leur réputation.

L'instabilité juridique aujourd'hui réside dans le fait qu'on n'arrive pas à dégager une règle générale à partir de chacune des décisions rendues par les moteurs de recherche. Cette règle générale devrait être entre les mains d'un arbitre, le juge, et non pas aux mains des entreprises qui peuvent potentiellement être soumises aux grés des demandes et des menaces des uns et des autres.

Une jurisprudence plus accrue de la CJUE en la matière pourrait-elle remédier au problème ?

La CJUE n'a rendue qu'une décision dans laquelle elle a désigné le moteur de recherche responsable dans le cadre d'une situation particulière. Elle a soulevé les principes en présence : ne pas traiter une  information fausse, et veiller tout de même à la protection du droit à l'information des personnes.

Mais ce n'est pas en une décision de justice que l'on va pouvoir répondre à ce vide juridique. En France, la loi sur la liberté de la presse de 1881 a fait l'objet de milliers de décisions qui ont permis de dégager ce qu'étaient les limites de la liberté d'expression, notamment  lorsqu'un cas de diffamation ou d'injures est soulevé. 

Dans le cas précis du pianiste croate, les juges rejettent les demandes de diffamation, car la diffamation c'est porter volontairement atteintes à l'honneur de quelqu'un pour le salir, ce n'est pas critiquer une personne.

Dans ces conditions, comment mieux encadrer le droit à l'oubli et la mise en action juridique ?

Un des points positifs de la décision de la CJUE, c'est de mettre à disposition des personnes un moyen d'action peu cher et rapide grâce à une procédure immédiate ouverte et gratuite. Cette accessibilité répond à une vraie demande sociale. En règle générale, il faut attendre trois à huit ans la décision d'une cour de justice, entre une situation et un jugement.

Tout le monde n'a pas non plus les moyens de se payer un procès dans un pays dans lequel figure une information personnelle sur le web. Cela a coûté 60 millions de dollars à Matt Mosley pour faire effacer d'internet une photo qui avait été publiée dans un article de presse anglais.

Le point négatif, c'est qu'une fois que le moteur de recherche a émis une préconisation et que le plaignant n'est pas en accord avec sa décision, il peut saisir la justice normale pour contester la décision du moteur de recherche. Il me semble néanmoins que le moteur de recherche ne devrait pas être coupable de résistance à la demande du plaignant.

Lorsque les premières personnes iront saisir la justice quand elles ne seront pas contentes de la décision du moteur de recherche, on aura une première décision de justice. Auparavant, il n'y a pas de raison de reprocher au moteur de recherche quoi que ce soit. 

La différence va donc se jouer non pas dans la décision de Justice, mais dans ses modes d'application ?

Les moteurs de recherche devraient accepter des demandes de droit à l'oubli que lorsque la demande est manifestement incontestablement fondée. C’est-à-dire lorsqu'un préjudice terrible a été démontré et qu'il n'est pas acceptable socialement même aux vues des décisions que rendrait des tribunaux. Les moteurs de recherche peuvent spontanément supprimer un contenu.

Dès qu'il y a un doute des victimes, on renvoie aux juges le soin de prendre une décision sans aller chercher des arbitrages chez les moteurs de recherche.  Parce que finalement, se reposer sur les décisions des moteurs de recherche, c'est une manière de contourner la justice, au bon prétexte de gagner du temps. Sauf que ces arbitrages rendus par les moteurs de recherche  le seront en fonction de l'obstination et du niveau de menaces que le plaignant fait peser sur lui.

En France, on envisage que les questions de droit à l'oubli puissent être traitées dans le cadre d'une loi sur le numérique au cours de l'année 2015. On s'interroge sur l'institution qui pourrait être en charge de traiter ces questions en plus des moteurs de recherche. Il a été question de confier ces procédures à la CNIL elle-même. Cela me parait antinomique avec l'objectif d'un équilibre. La CNIL ne doit pas devenir le nouveau juge de la presse car sa mission ce n'est pas la publication de l'information, c'est sa suppression.

Il faut éviter que l'on tranche systématiquement en faveur du plaignant. Pour éviter ce glissement, il y a un juge en charge de ces questions qui est le juge de la presse et de la liberté d'expression. A Paris, il s'agit de la 17e chambre du tribunal de grande instance qui est là pour appliquer le principe de  la liberté d'information et les exceptions socialement admises au motif par exemple de la vie privée.

Propos recueillis par Franck Michel / sur Twitter

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