Quand le sommet sur l’euro se résume à un simple déjeuner : comment les dirigeants européens en sont arrivés à gérer la crise de 2008 encore moins bien que celle de 1929<!-- --> | Atlantico.fr
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Le sommet sur l’euro s'est résumé à un simple déjeuner.
Le sommet sur l’euro s'est résumé à un simple déjeuner.
©Reuters

De mal en pis

Il y a 85 ans jour pour jour se déclenchait le krach boursier du jeudi 24 octobre 1929, qui ouvrit sur la Grande Dépression. Alors que la zone euro se retrouve aujourd'hui dans une position tout aussi dangereuse, si ce n'est plus, ses dirigeants se contentent d'organiser un déjeuner à Bruxelles.

Nicolas Goetzmann

Nicolas Goetzmann

 

Nicolas Goetzmann est journaliste économique senior chez Atlantico.

Il est l'auteur chez Atlantico Editions de l'ouvrage :

 

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Philippe Simonnot

Philippe Simonnot

Philippe Simonnot est économiste. Son dernier ouvrage en librairie s’intitule Non l'Allemagne n'était pas coupable, Notes sur les responsabilités de la Première Guerre Mondiale (Editions Europolis, Berlin). Il est aussi l'auteur de Chômeurs ou esclaves, le dilemme français, (Ed. Pierre-Guillaume de Roux). En 2012, il publie La monnaie, Histoire d’une imposture (Editions Perrin), en collaboration avec Charles Le Lien.

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Atlantico : 6 ans après la crise de 2008, les économies européennes ont moins bien récupéré que 6 ans après la crise de 1929. Faut-il comprendre que nous n'avons pas appris les leçons de la Grande Dépression ? Lesquelles en particulier ?

Nicolas Goetzmann : L’Europe continentale n’a rien appris de la Grande dépression des années 30. L’analyse de cette crise économique a été totalement éclipsée par celle de la seconde guerre mondiale. Nous en sommes restés à l’idée d’une crise venant des Etats-Unis et dans laquelle nous étions de parfaits innocents. Malheureusement, le consensus économique sur la grande dépression raconte une autre histoire. Dans un livre datant de 1963, Milton Friedman et Anna Schwartz ont fait un diagnostic sur 1929, qui est aujourd’hui la vision "acceptée" de la Grande Dépression : des erreurs monétaires ont été commises, et ce sont ces erreurs qui ont provoqué cette gigantesque crise économique. Et si cette crise est bien partie des erreurs de politique monétaire des Etats Unis et du Royaume Uni, la France s’est emparée du rôle de force centrifuge de la spirale déflationniste en Europe dès 1931. Ce qui signifie que l’attitude monétaire de la France au cours des années 30 est la principale cause du délitement économique européen. C’est une histoire qui n’est pas regardée en face, nulle part en Europe. L’esprit conservateur sur le rôle de la monnaie découlant d’une conception morale de l’économie est encore trop puissant. Les Anglais sont sortis de la crise en 1931 en lâchant l’étalon or, les Etats Unis l’ont fait en 1933. La France s’est résolue à dévaluer en 1936 mais il était déjà trop tard. La Grande dépression était une crise monétaire, comme le sont toutes les grandes crises économiques. Il semblerait qu’en Europe, nous ne le savons pas encore.

Lire également : Tout un Conseil sur le climat et un simple déjeuner sur la zone euro : ce drôle de sens des priorités qui prévaut en Europe

Philippe Simonnot : Nous n’avons pas appris les leçons de 1929 parce que nous nions l’origine de la Grande dépression, qui du reste était généralement méconnue à l’époque. Les crises de 1929 et de 2008 ont été, toutes deux, analysées comme résultant d’un excès des marchés et de la spéculation, alors  qu’elles étaient toutes deux des déficiences d’origine étatique. Et l’on y a répondu après 2008 comme après 1929 par un recours accru à l'Etat, et donc, fatalement, par une augmentation de l’endettement public. Les économies européennes ont moins bien récupéré tout simplement parce qu’elles sont beaucoup plus étatisées et réglementées que celle des Etats-Unis, et donc plus éloignées des avantages et vertus d’un marché librement concurrentiel. Corriger les effets néfastes  de l’étatisme par encore plus d’étatisme ne peut mener nulle part.

En quoi l'action de l'Union européenne, qui a pour mandat de protéger ses Etats membres, s'est-elle révélée inadaptée ? 

Nicolas Goetzmann : Il suffit de reprendre un peu le fil de l’histoire. Au cours de l’année 2008, les indicateurs économiques (PMI) ont rapidement montré un risque de récession qui s’est accentué dès le printemps. Au même moment, la Banque centrale européenne, totalement aveuglée par la hausse des matières premières, a remonté ses taux. C’est-à-dire qu’elle a frappé au moment même où l’économie était déjà à terre. Une erreur tragique. De leur côté, les Etats Unis ont été trop lents à réagir face au même ralentissement. Ce qui veut dire que toute l’histoire d’une crise des subprimes qui entraîne une crise bancaire qui à son tour entraîne la crise de la dette etc. etc. est une farce. Parce que la cause est monétaire, justement parce que le rôle de l’autorité monétaire est de venir contrer tout choc. Et la BCE s’est révélée incapable de se montrer à la hauteur de l’évènement. La crise bancaire, la crise des dettes souveraines, la crise de l’euro ne sont que des symptômes de cette erreur monétaire. Et c’est là que le parallèle avec 1929 est évident, les symptômes sont les mêmes. Oui, les institutions européennes ont échoué à éviter une répétition de 1929 en faisant les mêmes erreurs. La déflation qui est aux portes de l’Europe, pour la première fois depuis les années 30, ne fait qu’établir encore plus fortement ce diagnostic.

Philippe Simonnot : Loin d’être le havre de prospérité promis par ses promoteurs, l’Union européenne figure comme "l’homme malade" du monde, à cause principalement  de sa monnaie toute nouvelle, mal conçue et mal gérée. A l’entrave de l’hyper-étatisme s’est en effet ajouté l’effet néfaste  de "l’euro fort" fabriqué à Francfort. Situation qui n’est pas sans rappeler celle des années 1930 : à l’époque la Grande-Bretagne et les Etats-Unis  ont profité pendant  quelques années des effets bénéfiques à court terme d’une dévaluation sauvage de la livre sterling et du dollar. De même aujourd'hui, l’euro reste surévalué par rapport aux monnaies anglo-saxonnes malgré les efforts de la Banque centrale européenne pour accélérer le fonctionnement de la planche à billets pour parvenir au même rythme de gonflement monétaire que le Système de Réserve fédéral des Etats-Unis et que la Banque d’Angleterre.

Alors que les dirigeants européens considèrent que la crise de la zone euro ne mérite pas plus d'attention qu'un simple déjeuner organisé ce vendredi 24 octobre, quelle responsabilité les élites européennes portent-elles dans la situation actuelle et le fait que la crise s'étale en longueur ? S'en étaient-elles mieux sorties à l'époque ? Pourquoi ?

Nicolas Goetzmann : Cette situation est incompréhensible historiquement parlant. En 1929, il y avait des doutes. Les Etats-Unis et le Royaume-Uni y sont allés à tâtons avant de trouver une solution, mais à force d’initiatives, ils sont parvenus à faire face. En Europe continentale par contre, c’est le néant intellectuel qui dominait. Les nouvelles idées concernant la monnaie et venant des pays anglo-saxons ne pouvaient être que de la fantaisie, à l’inverse des politiques "sérieuses et responsables" menées en Europe. Cette vision a été un échec colossal, mais le plus édifiant est que l’Europe continue sur la même voie aujourd’hui, 85 ans après. La macroéconomie et le rôle de la monnaie sont assez clairement les parents pauvres des politiques économiques européennes. L’exemple flagrant est que le livre de Friedman et Schwarz de 1963 "A Monetary History of the United States", qui est la bible de l’analyse de la Grande Dépression n’existe même pas en Français.

Les dirigeants européens ne semblent ni s’intéresser à leur propre histoire, ni à l’expérience des autres pays. Est-il utile de rappeler que les Etats-Unis ont créé 10 millions d’emplois au cours des quatre dernières années, que le taux de chômage est à 5.9%, et que la croissance devrait dépasser les 3% en 2014 ? Parce que les Etats-Unis savent ce qui s’est passé en 29, et savent comment s’en sortir. Les dirigeants européens sont impardonnables parce que la solution est sur la table depuis longtemps pour sortir de cette crise.

Philippe Simonnot : Il est impossible aux dirigeants européens actuels de remettre en question l’existence de l’euro sans se ruiner eux-mêmes aux yeux des citoyens qui les ont élus en croyant à leurs promesses. La faillite de l’union monétaire serait la déchéance de toute une classe politique. On comprend que ces naufragés  s’accrochent à l’euro comme à une bouée.  Le résultat, en l’absence d’une véritable politique de libéralisation de l’économie, c’est  la montée inexorable du chômage – et donc des extrêmes en tous genres, qui aggravent encore plus la situation en promettant encore plus de protection  étatique, qui ne protège en fait que les nantis.

Quelles erreurs commises dans les années 1930 ont été concrètement reproduites ? Comment l'expliquer ?

Nicolas Goetzmann : L’erreur est de ne pas comprendre la nature même de la crise. Il s’agit pourtant d’un cas d’école. Que s’est-il passé en 1929 ? Un phénomène très rare s’est produit : la croissance et l’inflation sont passées ensemble sous le niveau 0. Et la somme de ces deux variables, croissance et inflation, est ce que les économistes appellent le PIB nominal. Tout cela pour en arriver au fait que les années 30 et les années 2008-2009 sont les deux seuls exemples d’une chute du PIB nominal en dessous de 0, il s’agit du même phénomène.

Ce que nous savons aujourd’hui est que ce "PIB nominal" est sous contrôle total de la banque centrale, c’est-à-dire qu’elle est seule responsable de cette situation. Et cela est très grave, parce que nous savons que lorsque le PIB nominal passe en territoire négatif les symptômes sont catastrophiques ; crise bancaire, crise de la dette, déficits, chômage pour finir en déflation. Rien ne peut justifier cette répétition des erreurs. La Banque centrale européenne est l’acteur essentiel de ce qui se passe en Europe depuis 6 ans. Le mandat qui lui a été confié par les dirigeants européens est totalement inadapté aux circonstances, mais personne ne se sent capable d’avouer cette erreur de conception. Ce qui est certain, c’est qu’aucune leçon n’a été retenue de 29. L’Europe a été incapable d’apprendre la plus grande crise économique de son histoire moderne.

Philippe Simonnot : Les erreurs commises dans les années 1930, reproduites hélas aujourd'hui, se résument à une seule : l’impossibilité  de comprendre que les méga-crises de 1929 et de 2008 sont les conséquences de l’abandon de la convertibilité-or des monnaies en août 1914 et du système monétaire dont elle était la clef de voûte. Il est tout-à-fait symptomatique qu’à l’occasion du Centenaire du déclenchement de la Première Guerre mondiale personne n’a songé à rappeler ce fait véritablement fondateur.  Du règne de l’étalon-or on est passé du jour au lendemain au règne de la monnaie papier, c'est-à-dire de la fausse monnaie étatique. Résultat : le franc français, pour ne prendre qu’un exemple, dont la valeur était restée pratiquement constante de 1803 à 1914, ce qui n’avait pas empêché une expansion économique remarquable, a été dévalué de 99% de 1914 à 2002, date de sa conversion en euro. Et depuis le glissement continue comme pour le dollar, la livre sterling, le yen et le yuan. Fausse monnaie veut dire pouvoir exorbitant des banques, qui font chanter leurs  banques centrales, inégalités monstrueuses au profit de la sphère financière, fuite en avant dans des investissements non validés par le marché (la Cour des Comptes vient de dénicher l’exemple des TGV, mais il y a des centaines d’autres cas, tout aussi coûteux), endettement généralisé, et finalement stagnation et chômage record de longue durée, qui signifie aussi destruction du capital humain se traduisant par une réduction du potentiel de croissance économique lui-même.

Parmi les remèdes mobilisés pour surmonter les effets de la crise de 1929, lesquels seraient aujourd'hui pertinents ?

Nicolas Goetzmann : Ce qui a permis de sortir de la grande dépression, ce sont les diverses dévaluations et la sortie de l’étalon or. De la même façon, si l’Europe veut un jour sortir de cette crise autrement que par une stagnation de 20 ans, il va falloir mettre la BCE en marche. Et les actions décidées ces derniers mois ne suffiront pas à provoquer de miracles.

Ce dont l’Europe a besoin, c’est du changement de mandat de la BCE. Oublier définitivement ce mandat obsolète de stabilité des prix, et le remplacer par un mandat permettant de stabiliser le PIB nominal (c’est-à-dire la croissance additionnée de l’inflation). Avec un tel mandat, les épisodes de type 29 et 2008 seront écartés, les épisodes du type grande inflation des années 70 seront également écartés. Ce mandat est aujourd’hui préconisé par les plus grands macro-économistes anglo-saxons, Michael Woodford en tête (Université de Columbia), Christina Romer (Berkeley), Jeffrey Frankel (Harvard) etc. Mais en Europe, c’est le désert complet. Il va falloir attendre que quelqu’un se réveille en Europe pour porter ce sujet. En attendant, c’est la stagnation comme seul horizon qui nous attend. Il s’agit de la mère de toutes les réformes, car elle agit sur la cause de la crise et non sur ses conséquences. Parce qu’agir sur les seules conséquences, c’est ce que fait l’Europe sans aucun succès depuis 6 ans dans un spectacle désespérant.

Philippe Simonnot : Le New Deal américain, tant célébré encore aujourd'hui, est un mythe qui continue à mystifier politiciens, économistes et journalistes. La crise de 1929 a été surmontée provisoirement aux Etats-Unis  par Roosevelt  par une dévaluation massive du dollar. En fait, le président américain n’a fait que retarder les échéances. Dès 1938, l’économie des Etats-Unis retombait dans l’ornière de la récession, et elle n’en est véritablement sortie que par la Deuxième guerre mondiale. Il n’y a donc aucune leçon à tirer de la gestion des années 1930, qui a emmené les peuples à un  nouveau massacre planétaire. Ce qu’il faut, c’est réinventer, par le marché, une monnaie qui soit ancrée dans la réalité. Les écologistes pourraient se rallier à cette idée, car une monnaie gagée matériellement est forcément respectueuse de la nature. On en est loin ! Mais une mesure toute simple pourrait enclencher le processus en Europe : supprimer le cours légal de l’euro et donc ouvrir la concurrence entre les monnaies qui permettait à la bonne monnaie de chasser les mauvaises.

Philippe Simonnot, auteur de La Monnaie, Histoire d’une imposture, en collaboration avec Charles Le Lien. Perrin

Pour lire le Hors-Série Atlantico, c'est ici : "France, encéphalogramme plat : Chronique d'une débâcle économique et politique"

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