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Croissance molle et creusement des inégalités : comment l'immobilier est devenu la plaie de l’économie (et comment Thomas Piketty est passé à côté de ses propres données)
Croissance molle et creusement des inégalités : comment l'immobilier est devenu la plaie de l’économie (et comment Thomas Piketty est passé à côté de ses propres données)
©Flickr

Secteur stratégique

Le président de la République a fait du logement sa priorité numéro 1. Manuel Valls présentera donc cette semaine un nouveau plan logement censé venir corriger les effets pervers des mesures prises depuis le début du quinquennat, notamment avec la loi Alur de Cécile Duflot.

Jean-Luc Gaffard

Jean-Luc Gaffard

Jean-Luc Gaffard est économiste au sein de l'Observatoire français des conjonctures économiques (OFCE).

Professeur à l'Université de Nice - Sophia Antipolis, il est membre Senior de l'Institut Universitaire de France.

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Etienne Wasmer

Etienne Wasmer

Etienne Wasmer est professeur des universités à New York Université à Abou Dhabi et à Sciences Po Paris (en disponibilité) où il a co-fondé le LIEPP (Laboratoire Interdisciplinaire d’Evaluation des Politiques Publiques) avec Cornelia Woll (actuelle Présidente de la Hertie School of Public Affairs à Berlin). Dernier ouvrage à paraître (janvier 2021) : Le Grand retour de la terre dans les patrimoines ; et pourquoi c’est une bonne nouvelle, chez Odile Jacob, avec Alain Trannoy.

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Atlantico : Manuel Valls présentera cette semaine un nouveau plan logement censé venir corriger les effets pervers des mesures prises depuis l'arrivée de François Hollande à l'Elysée. Selon des propos rapportés par le Canard Enchaîné, le Premier ministre accuserait la loi Alur d'avoir joué un grand rôle dans l'aggravation de la situation économique. Quelle place l'immobilier a-t-il pris dans l’économie ?

Jean-Luc Gaffard : Deux problèmes : l'insuffisance de la construction de logements au regard de la demande,  particulièrement dans les grandes agglomérations ; la hausse actuellement stoppée mais de manière inégale, des prix des logements.

Etienne Wasmer : L'immobilier est un secteur important en taille et donc qui entraine le reste de l'économie directement ; par ailleurs, s'il fonctionne correctement, cela  favorise la mobilité géographique et renforce donc l'économie. Il est donc essentiel.

Quelle part de responsabilité, l'immobilier porte-t-il dans les crises économiques modernes dans les pays développés ?

Jean-Luc Gaffard : La bulle spéculative dans l'immobilier aux Etats-Unis a déclenché la crise financière qui s'est étendue à l'ensemble des pays développés.

Dans ce pays, l'excédent d'épargne (y compris celle venue de Chine et placée dans les banques américaines) a alimenté des achats d'actifs immobiliers avec pour conséquence d'en faire monter les prix. Les banques ont été encouragées à prêter aux ménages moins riches ou même pauvres en imaginant pouvoir se payer sur la valeur des actifs en cas de non solvabilité des ménages. Mais cette valeur s'est vite effondrée, mettant les banques, peu prudentes, en difficulté. Les Etats ont du intervenir avec pour effet une hausse des dettes publiques

Etienne Wasmer : Le fait de vendre à des ménages peu solvables aux Etats-Unis suivi du saucissonnage des créances immobilières à des banques a engendré le début de la crise de 2007 par insolvabilité des ménages et crise de confiance dans ces créances. Le retournement de l'immobilier en Espagne a créé une grave crise de confiance envers les banques et pénalise durablement les jeunes générations surendettées. L'immobilier a donc bien déclenché la crise et la perpétue !

Comment l'immobilier est-il devenu un élément aussi central dans l'économie mondiale ?

Jean-Luc Gaffard : L'excès d'épargne et son corollaire la spéculation immobilière ont rendu l'économie mondiale sensible à l'évolution du secteur immobilier.

Etienne Wasmer : Il l'a toujours été, il faut relire la Curée d'Emile Zola qui avait tout compris des ressorts humain pour comprendre que c'est le secteur où les enjeux financiers, sociaux, politiques et économiques s'entrecroisent le plus. Qui plus est, l'abondance de liquidité, les faibles taux d'intérêt et l'émergence d'une classe moyenne mondiale qui accède légitimement à la propriété font que les mouvements des prix de l'immobilier sont larges et touchent plus de monde, ce qui se répercute ensuite sur les autres variables économiques : lorsque le logement est cher, les entreprises doivent payer plus pour pouvoir attirer dans les grandes villes, ce qui freine la compétitivité et l'emploi.

Dans son livre Le Capital au XXIème siècle, Thomas Piketty a compilé des données afin de démontrer l'effet de creusement des inégalités entre ceux qui détiennent du capital financier, et qui peuvent jouir de leurs rendements, et ceux qui ne peuvent compter que sur leur force de travail, c'est à dire sur leurs revenus. Cependant, selon un économiste du MIT les données compilées par Piketty permettent d'aller bien loin. Il note en effet que la part de l'immobilier dans le capital est devenue prépondérante.  Ainsi le patrimoine et les revenus immobiliers seraient les principaux responsables du creusement des inégalités. Comment l'expliquer ?

Jean-Luc Gaffard : Pour Piketty, un taux de croissance redevenu faible (affaiblissement des gains de productivité) est directement à l'origine du creusement des inégalités suivant un mécanisme néanmoins mal identifié. Ce creusement peut avoir un caractère cumulatif par le canal de l'héritage. Il est directement responsable de la constitution de bulles spéculatives dans le secteur immobilier (donc du poids croissant du capital immobilier au détriment du capital productif).

Etienne Wasmer : En effet. Mes coauteurs à Sciences Po et moi avions montré cela dès la sortie de l'ouvrage de Thomas Piketty. Nous avons démontré que toute la hausse du rapport capital sur revenu en France et dans d'autres pays est due à la hausse du capital immobilier. Ce capital a augmenté parce que les prix d'acquisition ont flambé relativement au revenu. C'est là que je diverge avec Thomas Piketty. La hausse des prix de l'immobilier ne génère pas une dynamique divergente des patrimoines : ceux qui vendent leur bien doivent en racheter un autre...  à un prix qui a flambé. Personne ne gagne s'il rachète.

 Cela ne veut pas dire pour autant que l'immobilier ne génère pas d'autres formes d'inégalités, plus subtiles à comprendre, générationnelle notamment, les jeunes étant les grands perdants. Mais il faut garder raison: la hausse des loyers a été nettement plus limitée, il suffit donc de rester locataire. Dans la campagne présidentielle de 2007, le slogan d'une France de propriétaires n'est plus de mise. Je ne crois pas que les économistes recommandent d'acheter à tout prix.

En quoi la progression contrastée de la valorisation du patrimoine immobilier a-t-elle aggravé les inégalités régionales ? Peut-on à cet égard parler d'une double peine (un couple qui aurait acheté un appartement à Paris il y a 50 ans versus un couple qui aurait acheté une maison dans une zone aujourd'hui désindustrialisée ? 

Jean-Luc Gaffard : Bien sûr, la situation n'est pas uniforme. Les hausses de l'immobilier concernent des produits et des secteurs géographiques spécifiques. C'est à la fois une conséquence et une cause des inégalités. Ce qui se passe dans le secteur immobilier induit un mécanisme cumulatif du fait de l'hétérogénéité des situations individuelles et des comportements

Etienne Wasmer : En fait, il me semble que c'est l'inverse : des logements chers dans les grandes villes où les revenus sont aussi plus élevés diminuent les écarts de revenu réel avec le reste du pays. En revanche en effet, les politiques de soutien à l'acquisition pour des ménages modestes dans des zones fragiles économiquement est une aberration :  on incite des gens à mettre leurs oeufs dans le même panier, et celui-ci se perce quand les grandes usines du secteur ferment.

Plusieurs théories économiques soutiennent que le marché de l'immobilier peut contribuer à la relance économique, notamment grâce aux emplois créés.  Quelles sont les limites à ces théories, notamment dans le contexte actuel ?

Jean-Luc Gaffard : La relance de la construction de logements a classiquement un effet de relance (un effet multiplicateur). C'est cependant un effet limité du fait de la structure même du secteur de la construction et des relations qu'il entretient avec les secteurs en amont (production de matériaux et d'équipements).

Etienne Wasmer : On peut toujours vouloir relancer mais il ne faut pas oublier de rembourser les dettes contractées pour la relance ; tant que les taux auxquels l'Agence France Trésor refinance notre dette sont bas, la question ne se pose pas. Si les taux remontent, les conséquences financières seront dramatiques pour le budget de l'Etat. Donc je ne suis pas un inconditionnel des relances. A cela s'ajoute un argument fort : tant que le foncier est rare, la relance de l'immobilier est inflationniste. C'est pour cela qu'il faut travailler sur l'offre, la libération de foncier, les allègements de cotisations sur les bas salaires, notamment dans le bâtiment.

A quel point l’investissement que génère la construction de nouveaux logements n'est-il pas aussi porteur que l'investissement dans l'économie réelle, c'est à dire les investissements productifs ?

Jean-Luc Gaffard : Il y a bien d'un effet d'entraînement, mais une fois encore il est limité. Ce n'est pas une relance de la construction qui va rétablir la compétitivité perdue de pans entiers de l'industrie française due à une insuffisance récurrente de la R&D et plus généralement de l'investissement dans la plupart des secteurs.

Etienne Wasmer : C'est du même ordre de grandeur au premier ordre. Mais le meilleur investissement reste dans le savoir et l'innovation, car les effets de long-terme sont plus forts.

Selon Charles Calomiris, économiste à l'université de Columbia, il existerait un effet de richesse, établissant que la montée des prix de l'immobilier (loyer comme foncier) encouragerait les ménages à consommer. Quels effets vertueux peut-on vraiment attendre ?

Jean-Luc Gaffard : C'est ce type de raisonnement qui a conduit à la crise des subprimes aux Etats-Unis. Il ignore le mécanisme qui lie excès d'épargne et endettement des pauvres (voir plus haut).

Etienne Wasmer : C'est vrai uniquement dans les pays où la valeur du logement sert à emprunter (on parle de crédit hypothécaire). Ce n'est pas vrai en France, du moins pas de façon importante. Donc le cercle vertueux n'existe pas, ce qui tombe bien, car pour les mêmes raisons, le cercle déflationniste inverse (baisse des prix récessive sur la consommation) ne sera du coup pas très fort non plus.

Une partie du bonus de compétitivité allemande par rapport à l'économie française s'explique en partie par son marché de l'immobilier bas. Selon vous, l'immobilier est-il suffisamment considéré par la sphère politique en France ? 

Jean-Luc Gaffard : Le prix de l'immobilier relativement bas en Allemagne favorise le pouvoir d'achat des ménages. Il n'est pour rien dans la compétitivité allemande due à son mode d'organisation ou de gouvernance industrielle basé sur l'existence de relations stables entre petites et grandes entreprises, entre entreprises et banques, entre managers et salariés. Mode de gouvernance favorable à l'investissement domestique comme à l'investissement extérieur.

Etienne Wasmer : L'Allemagne a ainsi grâce à des loyers et des prix bas un avantage sur notre pays. Heureusement la tendance est en train de s'inverser car les prix et les loyers y remontent. Je pense que le secteur de l'immobilier dans son ensemble est très fort politiquement : les constructeurs, les banques et les administrations sociales plaident très bien leur cause qui sont souvent convergentes, relancer la construction et solvabiliser la demande. Mais, une nouvelle fois, sans politique de l'offre derrière, ce type de politique échoue régulièrement et favorise la hausse des prix. Mais ce constat d'échec commence à être admis et on peut espérer une nouvelle politique mieux adaptée. On verra bien ce qui sortira de la réforme en cours.

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