Les multiples traumatismes historiques à la racine de la propension ukrainienne à la violence<!-- --> | Atlantico.fr
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L'Ukraine s'enfonce dans la guerre civile.
L'Ukraine s'enfonce dans la guerre civile.
©Reuters

Racines historiques

L'Ukraine est loin d'en avoir fini avec la guerre civile qui l'anime depuis plusieurs mois. Cette violence s'explique par des événements traumatisants qui ont marqué l'Histoire des Ukrainiens.

Cyrille Bret

Cyrille Bret

Cyrille Bret enseigne à Sciences Po Paris.

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Florent Parmentier

Florent Parmentier

Florent Parmentier est enseignant à Sciences Po et chercheur associé au Centre de géopolitique de HEC. Il a récemment publié La Moldavie à la croisée des mondes (avec Josette Durrieu) ainsi que Les chemins de l’Etat de droit, la voie étroite des pays entre Europe et Russie. Il est le créateur avec Cyrille Bret du blog Eurasia Prospective

Pour le suivre sur Twitter : @FlorentParmenti

 

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En dépit des multiples crises qui ont émaillé l’année 2014, à Kiev à Odessa et dans certaines régions orientales de l’Ukraine, on peut à bon droit estimer - et légitimement espérer - que les drames qui s’y déroulent aujourd’hui auront une ampleur moindre que ceux du siècle dernier. Qu’on en juge : l’Ukraine a été un territoire particulièrement marqué par les deux conflits mondiaux ainsi que par ses drames propres. Ce n’est alors pas par centaines qu’il fallut compter les victimes, mais par millions.

Sans remonter au soulèvement de Khmelnytsky, qui a opposé les Cosaques d’Ukraine à l’Empire polono-lituanien de 1648 à 1654, permettant ainsi à la Russie d’atteindre les rives du Dniepr – fleuve dans lequel se jette la Bérézina, séparant et unissant le territoire ukrainien – il convient de s’attarder sur la Première Guerre mondiale suivie de la Guerre civile, le Holodomor, les Grandes Purges et la Seconde Guerre mondiale.

Durant la Grande Guerre, l’Ukraine, dont le nom même est tiré du terme "frontière", se retrouve en première ligne des affrontements entre empires allemand, austro-hongrois et tsariste. Non seulement ce qui est surnommé à l’époque le "grenier à blé" de l’espace russe sort exsangue du conflit, mais il subit en outre une guerre civile terrible, opposant les bolchéviques à divers groupes, les nationalistes de Petlioura, les anarchistes de Makhno et les Russes Blancs de Kornilov. La chronique de celle-ci dans la Kiev de 1918, à travers le sort de la famille Stoupine, constitue l’objet central de La Garde blanche de Mikhaïl Boulgakov, roman décisif pour la conscience collective ukrainienne montrant le sentiment de peur collective au son des canons. Dans la foulée, la guerre russo-polonaise de 1920 voit Josef Pilsudski, chef d’Etat de la nouvelle Pologne, lancer une grande offensive contre l’Ukraine. Le calme revient très provisoirement avec l’instauration du régime bolchévique au tournant des années 1920.

En effet, dans ce pays en construction, la survie de la population est menacée par le Holodomor, c’est-à-dire une extermination par la famine dans le cadre du processus de stalinisation. Divers facteurs, comme la collectivisation, la campagne de "dékoulakisation", les réquisitions de denrées alimentaires, ont contribué à cette catastrophe. Le nombre exact de victimes, dans ce type d’exaction, n’est pas fermement établi, fait l’objet de controverses passionnées et oscille selon les experts entre 2,6 à 5 millions de morts. La zone concernée s’étend au-delà de l’Ukraine actuelle, en Caucase et en Russie notamment. Cette période tragique est l’occasion de nombreuses passes d’armes mémorielles au sein de la classe politique ukrainienne, le Président Iouchtchenko ayant beaucoup œuvré en faveur de sa reconnaissance internationale. A cela s’ajoutent les Grandes Purges de 1937-1938, qui voient surgir en pleine nuit des milliers d’arrestations conduisant à autant de crimes de masse (vraisemblablement plus de 100 000 morts). C’est donc déjà fragilisée que la République socialiste soviétique d’Ukraine aborde la Seconde Guerre mondiale.

Celle-ci sera une nouvelle épreuve pour le pays : l’Allemagne nazie envahit Kiev en 1941. On comprend, au vu du bilan des années 1930, qu’une partie des habitants ne se désole pas de l’avancée de l’opération Barbarossa. La mémoire ukrainienne est divisée sur cet épisode : ainsi, le fondateur de l’Armée insurrectionnelle ukrainienne, Stepan Bandera, est considéré comme un héros par certains Ukrainiens, et comme un collaborateur nazi par d’autres. L’historien Timothy Snyder a montré combien l’Ukraine se trouvait au cœur des "Terres de sang" qu’il décrit, ces territoires qui ont fait face aux pires atrocités de l’Allemagne nazie et de l’URSS. La population juive d’Ukraine, si nombreuse à la fin de la période tsariste, est prise dans des exécutions de masse. Quant aux intellectuels pro-ukrainiens, ils n’ont guère bénéficié de traitements de faveur à l’époque soviétique.

La police anti-émeute de Kiev, l’incendie d’Odessa ou les affrontements de l’Ukraine orientale sont autant d’événements dramatiques pour un pays qui avait su trouver son équilibre depuis l’indépendance, en 1991. Sur le chemin de la non-violence, un modus vivendi avait été trouvé entre les différentes régions, y compris la Crimée. La Révolution orange de 2004 avait conduit au renversement de Viktor Ianoukovitch sans effusion de sang ; jusqu’à la répression anti-Maïdan en février 2014 et l’opération anti-terroriste de Viktor Porochenko, l’histoire récente était plutôt pacifique.

Les événements du XXe siècle trouvent encore, dans la société ukrainienne, des résonnances multiples, dont les conflits de sens doivent être médiés politiquement par un gouvernement central reflétant la diversité nationale. Encore aujourd’hui, la violence reste extrêmement prégnante dans les discours et les représentations politiques ; ainsi, si le Kremlin a utilisé à dessein une rhétorique anti-fasciste, c’est parce qu’il était à même de cliver la société ukrainienne en considérant le pouvoir de Maïdan comme illégitime, mot d’ordre repris par les séparatistes.

Pour ce pays éprouvé par les horreurs du XXème siècle, le XXIème siècle s’annonce moins violent mais pas moins critique.

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