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L'antiracisme, 
une machine à exclure ?
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Antiraciste, tu perds ton sang-froid

Alors que SOS Racisme a tenu ce 14 juillet un concert pour l'égalité, retour sur l'antiracisme, un concept flou plein de bons sentiments, sur lequel revient le philosophe Pierre-André Taguieff.

Pierre-André Taguieff

Pierre-André Taguieff

Pierre-André Taguieff est philosophe, politologue et historien des idées. Il est directeur de recherche au CNRS, rattaché au Centre de recherches politiques de Sciences Po (CEVIPOF).

Il est l'auteur de « Théories du complot. Populiams et complotisme » publié le 23 mars 2023 aux Éditions Entremises. Il a également publié Les Fins de l’antiracisme (Michalon, 1995) et La Couleur et le sang. Doctrines racistes à la française (Mille et une nuits, 2002) et Israël et la question juive (Les provinciales, juin 2011). Il a aussi publié sous sa direction, en 2013, le Dictionnaire historique et critique du racisme, aux Presses universitaires de France. 

 

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Ce qu’il est convenu d’appeler le «  racisme » n’a point cessé, en dépit de la banalisation du terme et de sa perte de sens, liée à un sur-emploi politique et médiatique croissant, de poser des problèmes de définition. Car ce terme à la signification floue continue, faute de mieux, d’être employé dans les travaux savants, où son statut de terme polémique ne cesse de contredire la visée scientifique des auteurs. Simultanément, le mot « racisme » est devenu une insulte dans le langage ordinaire (« raciste ! », « sale raciste ! »), une insulte dotée d’une force symbolique d’illégitimation aussi forte que l’insulte politique « fasciste ! » ou « sale fasciste ! ». Ce qu’il convenu d’appeler « l’antiracisme » fonctionne comme un répertoire de termes polémiques destinés à disqualifier, à faire taire ou à rappeler à l’ordre des individus ou des groupes jugés « racistes ». Traiter un individu de « raciste », c’est le stigmatiser d’une façon optimale, le dénoncer avec indignation, le rejeter comme figure de l’intolérable, sur la base d’une condamnation morale absolue. C’est l’exclure du débat public. Proférer le mot « raciste », appliquer l’adjectif à un individu, c’est l’étiqueter d’une façon négative, en le réduisant à n’être qu’un échantillon du pire.

Un tel usage polémique, au nom du Bien, a vidé le terme « racisme » de son contenu conceptuel. La routinisation de cet usage polémique rend ce terme impropre à jouer le rôle d’une catégorie descriptive. Employer un terme en « isme » aussi péjoratif, c’est vouloir agir contre le phénomène ainsi nommé, et non pas vouloir le connaître. C’est même parfois refuser de le connaître. La dimension performative, dans les usages courants des mots « racisme » et « raciste », chasse la dimension descriptive comme la visée cognitive. Le phénomène est en effet supposé connu. Et pourtant, les manières mêmes de le constituer en objet de connaissance restent hautement problématiques, et les spécialistes n’ont cessé de s’opposer sur sa nature et ses fonctions.

De la difficulté à définir le racisme

Dans la période post-nazie, l’usage polémique élargi des termes « racisme » et « raciste » n’a pas manqué d’accroître l’indétermination de leur contenu. Il importe donc, pour les spécialistes des sciences sociales qui y recourent aujourd’hui, de lui donner un contenu conceptuel, sans prétendre clore la discussion sur sa définition, en extension comme en compréhension. Or, il faut bien constater, à explorer la littérature savante sur « le racisme », que celle-ci nous place devant des approches extrêmement diverses et des conceptualisations souvent incompatibles de l’objet « racisme ». Et la question se complique, elle s’obscurcit même, dès lors qu’on ajoute, dans les formules où l’on condamne le « racisme », d’une part, une référence à la « xénophobie » et à l’« antisémitisme », voire au « nationalisme », au « populisme » ou à « l’extrême droite » (catégories aux frontières floues), et, d’autre part, une référence à l’« exclusion » ou au « rejet de l’autre », et plus précisément à la « stigmatisation », à la « ségrégation » et à la « discrimination ». Dans ce dernier cas, l’extension du terme « racisme » est maximale : on devrait reconnaître comme racistes tous les faits d’exclusion, de rejet de l’autre (allophobie ou hétérophobie), de stigmatisation et de discrimination !

Le racisme perd ainsi toute définition spécifique, il est assimilé à tout traitement injuste ou dilué dans la catégorie ultra-large des actes de violence faits à l’homme par l’homme. Il reste donc un certain rapport à l’altérité et une attitude ou un acte de rejet, dont le couplage ferait surgir du « racisme » dont le couplage ferait surgir du « racisme ». Certaines organisations antiracistes frisent le ridicule en concentrant leurs enquêtes sur « le racisme » et leurs analyses des discriminations raciales sur la sélection à l’entrée des boîtes de nuit. Et de dénoncer lesdites sélections comme si elles avaient quelque chose à voir avec les sélections des déportés juifs à l’arrivée des convois à Auschwitz ! Odieux amalgames, qui témoignent du triste état dans lequel se trouve la « lutte contre le racisme ». Mais pourquoi parler encore de « racisme » ? La référence à la « race », que présuppose l’usage du mot « racisme », est devenue métaphorique. La couleur de peau n’est pas plus significative que la langue, la religion, les mœurs, etc. Et les réactions dites « racistes » ne présupposent en aucune manière une information génétique sur les sujets « racisés ». La débiologisation du « racisme » est presque totale.

La confusion se nourrit d’une extension indéfinie de l’application du mot « racisme », à partir d’analogies ou de ressemblances vagues - par exemple race/sexe ou genre, race/âge de la vie, race/origine nationale ou encore race/classe. Qu’y a-t-il de « racial » dans le phénomène en question, lorsqu’il ne renvoie qu’à des différences culturelles ou civilisationnelles (langue, mœurs ou religion) ou à des écarts de divers types par rapport à la norme sociale ? Pourquoi employer subrepticement comme terme générique un mot dont la définition est devenue informulable ? Et surtout, comment ose-t-on utiliser ce terme maximalement stigmatisant pour orchestrer des campagnes de dénonciation ou mettre en accusation quiconque ne pense pas comme le groupe accusateur ?

Toute discrimination n'est pas raciste

Revenons à la réalité sociale : toute discrimination ne saurait être considérée comme « raciste », même au sens large du qualificatif. J’entends par discrimination un traitement différentiel et inégal de personnes ou de groupes en raison de leurs origines, de leurs appartenances, de leurs apparences (physiques ou sociales), de leurs croyances ou de leurs opinions, réelles ou supposées, et un traitement perçu en conséquence comme injuste, qui se traduit par des pratiques jugées intolérables, en ce qu’elles privent des individus ou des groupes de l’accès à certains biens sociaux (emploi, logement, etc.).

Les discriminations visant les jeunes en tant que jeunes, les vieux en tant que vieux, les handicapés comme tels, etc., ne constituent pas des formes de racisme. Pas plus que des modes de racialisation – alors que traiter une catégorie d’immigrés comme facteur de souillure de la population majoritaire relève clairement de la racialisation. Le critère en est simple : il y a dans ce dernier cas une essentialisation de la catégorie groupale visée. Mais on la retrouve dans l’éloge indifférencié de « l’immigration » comme un bien, un bien en soi ou une valeur intrinsèque. L’immigrationnisme angélique est aussi essentialiste que l’anti-immigrationnisme diabolisateur : pour autant que certains défenseurs des « immigrés » (pris globalement) les célèbrent comme incarnant le sel de la terre (postulat de supériorité des « immigrés » érigés en pseudo-race), on pourrait ironiquement parler d’un « racisme pro-immigrés », expression ni plus ni moins justifiée que celle de « racisme anti-immigrés ». L’essentialisation est un acte de pensée qui consiste à attribuer à tous les membres d’un groupe, et tendanciellement à eux seuls, certaines caractéristiques, en expliquant ces dernières par la nature ou l’essence du groupe, c’est-à-dire par ses dispositions supposées naturelles plutôt que par des facteurs de situation. Toute discrimination n’est donc pas raciste. Et il est des distinctions et des préférences justifiées. Mais, par un abus de langage malheureusement ordinaire, on continue de parler de racisme anti-jeunes, de racisme anti-vieux, de racisme anti-handicapés, de racisme anti-immigrés.

Afin de rompre avec ces usages trompeurs, il faut commencer par poser que peut être considérée comme raciste toute discrimination fondée sur l’origine (réelle ou supposée) d’un individu, sur la nature ou l’essence particulière d’un type humain (génotype) ou encore sur l’apparence physique (phénotype) en ce qu’elle permet de classer l’individu dans une variété de l’espèce humaine dotée de caractères supposés fixes et héréditaires. Il faut ajouter aussitôt qu’en dépit de certaines similarités dans les traitements violents ou injustes, les discriminations visant les femmes en tant que femmes, dites sexistes, ne sauraient être considérées comme relevant d’une forme particulière de racisme.

Que faire ?

Tout ramener au « racisme », c’est méconnaître la distinction des sphères de l’action sociale. Bref, comme le demandait Claude Lévi-Strauss, il faut cesser de mettre le mot « racisme » (ou ses dérivés comme « racisation ») à toutes les sauces. En finir aussi avec la paresse intellectuelle qui consiste à faire un usage magique du mot « racisme » pour conjurer le Mal. Et se garder enfin de lancer des chasses aux sorcières sur la base d’accusations abusives de « racisme ». Tous ces mésusages de l’action antiraciste empoisonnent l’esprit public et corrompent le débat politique en même temps qu’ils contribuent à racialiser et conflictualiser les rapports sociaux. Les effets pervers existent, comme on peut s’en convaincre en observant sans lunettes idéologiques les conséquences indésirables d’un antiracisme devenu machine à exclure, à salir et à tuer socialement. L’antiracisme est en attente d’une réforme intellectuelle et morale.

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