Christiane Taubira ou le maigre bilan d'une garde des sceaux qui croyait que les mots pouvaient tenir lieu de politique<!-- --> | Atlantico.fr
Atlantico, c'est qui, c'est quoi ?
Newsletter
Décryptages
Pépites
Dossiers
Rendez-vous
Atlantico-Light
Vidéos
Podcasts
France
Christiane Taubira.
Christiane Taubira.
©REUTERS/Stephane Mahe

Que justice soit faite

Après deux ans au ministère de la Justice, le bilan de Christiane Taubira en matière judiciaire reste mince.

Philippe Bilger

Philippe Bilger

Philippe Bilger est président de l'Institut de la parole. Il a exercé pendant plus de vingt ans la fonction d'avocat général à la Cour d'assises de Paris, et est aujourd'hui magistrat honoraire. Il a été amené à requérir dans des grandes affaires qui ont défrayé la chronique judiciaire et politique (Le Pen, Duverger-Pétain, René Bousquet, Bob Denard, le gang des Barbares, Hélène Castel, etc.), mais aussi dans les grands scandales financiers des années 1990 (affaire Carrefour du développement, Pasqua). Il est l'auteur de La France en miettes (éditions Fayard), Ordre et Désordre (éditions Le Passeur, 2015). En 2017, il a publié La parole, rien qu'elle et Moi, Emmanuel Macron, je me dis que..., tous les deux aux Editions Le Cerf.

Voir la bio »

Atlantico : Manuel Valls est arrivé à Matignon le 31 mars 2014. Tout au long de sa mandature, il est entré en conflit avec Christiane Taubira sur les points qui semblaient relever d'une juridiction "commune". Quel est, aujourd'hui, le bilan de Taubira, en matière de justice ?

Philippe Bilger : En matière de justice, le bilan de Christiane Taubira est très mince. Vraiment très mince. Il est surtout caractérisé par une action verbale, un certain nombre de missions, de commissions, de prospectives et de reports. La grande œuvre que Christiane Taubira a mené sur ces deux ans, c'est la peine de probation qui devrait être débattue le 14 avril. Son bilan en matière judiciaire est très faible, sur ces deux ans. Il y a, il me semble, par rapport à d'autres Garde des Sceaux comme Rachida Dati – qu'on peut évidemment discuter également – une différence dans la substance de la politique. Les prédécesseurs de Christiane Taubira avaient une substance politique plus dense. Peut-être, précisément, parce que leur parole était moins talentueuse et leur verbe moins éclatant. La force et la faiblesse de Christiane Taubira c'est qu'elle a eu un verbe tellement admiré – peut-être trop – qu'elle en a cru que c'était une politique. Elle a bénéficié d'une aura parlementaire, justifiée mais exagérée, au sujet du débat sur le mariage pour tous. J'ai parfois l'impression qu'elle a dépensé dans ce débat parlementaire une énergie considérable et qu'elle a été tellement l'objet d'admiration et d'inconditionnalité qu'au fond elle n'avait plus assez de vigueur pour être vraiment ce que le Président de la République, qui l'a soutenue contre vents et marées, lui avait demandé d'être, Garde des Sceaux.

Et en matière de politique pénale ?

Christiane Taubira a déploré, verbalement, l'état des prisons quand elle est arrivée et pendant plusieurs mois. Cela a créé un climat diffus, qui s'il n'a pas amplifié l'insécurité a néanmoins renvoyé un message aux transgresseurs – qui ne sont pas tous des obtus et des stupides – qui traduisait que la philosophie pénale avait changé, que le mode d'appréhender délit et crime s'était modifié et qu'on était passé, hier, d'une rigueur sans humanisme à un laxisme compassionnel. A un dogmatisme humaniste. Il serait absurde de ma part de dire qu'elle est responsable de toutes les affaires d'auto-défense. Mais contrairement à ce qu'on a dit, je continue à penser que le couple Valls-Taubira était solidaire. Que Valls n'a pas réussi en tant que Ministre de l'Intérieur et que ses prétendus controverses avec Taubira n'ont été que de la poudre aux yeux. "Nous formons un beau couple", disaient-ils. Nous avons un Ministre de l'Intérieur qui n'a pas réussi et une Garde des Sceaux qui n'a pas agi.

Ce qui peut expliquer cette inaction – ou du moins cette action purement verbale – c'est la détestation qu'elle a du passé Sarkozy. Même les quelques mesures que son inaction a permis de conserver, comme les peines planchers. Si elle avait eu la volonté et l'énergie de détruire ce passé, ce serait fait. D'un autre côté, Christiane Taubira a une conception de l'avenir tellement fantasmatique, renvoyé aux calendes grecques que ça n'est pas un futur opératoire. Lorsqu'elle réunit des enceintes de travail pour réfléchir sur la justice du XXIème siècle, c'est aussi une manière d'évacuer sa responsabilité de Garde des Sceaux. Parce qu'au fond la responsabilité du Garde des Sceaux et son action doivent être tout à fait circonscrite dans la dimension temporelle du présent. Si elle s'était occupée du présent, elle n'aurait pas eu l'éclat médiatique qui est le sien. Si elle n'a pas mal géré certaines affaires comme dans l'affaire des écoutes (sa petite maladresse n'était pas grave), si elle n'a pas été indigne dans l'affaire Falleti, si la circulaire de fin janvier 2014 est normale, tous les pouvoirs cherchant à être informé des affaires sensibles, si elle a bien pris en charge l'affaire Courroye, l'essentiel est mauvais. Voire catastrophique. Néanmoins, sur ces deux ans, deux pépites doivent être célébrées : le respect à l'égard de la magistrature, de la part d'elle-même et du Président de la République. Egalement depuis mai 2012, les procédures sensibles sont inscrites dans un climat de liberté et d'indépendance.

Qu'il s'agisse du mariage pour tous ou de ses prétendus diplômes, Christiane Taubira défraie la chronique depuis plusieurs mois. Dans quelle mesure doit-elle ce succès médiatique à ses seules fonctions et réformes en tant que Garde des Sceaux ?

Le tour de force c'est que Christiane Taubira n'a jamais été jugée comme Garde des Sceaux. En dépit du statut officiel dont elle disposait, on ne peut pas dire que c'est la Garde des Sceaux elle-même qui mène une action quand on parle du mariage pour tous, réforme de société voire changement de civilisation, et de l'aura qu'a conféré ce débat parlementaire. Pour le reste, j'ai été frappé de voir qu'à chaque fois qu'elle a été consacrée, notamment comme femme de l'année par Elle. Lorsque je questionnais Valérie Toranian, elle me répondait "C'est la femme ! C'est la femme !". J'ai l'impression que pendant deux ans, la Garde des Sceaux a jouit d'une sorte d'immunité totale, n'a jamais été appréhendée dans sa fonction. De la même manière que lorsque le Trombinoscope l'a élue femme politique de l'année : à chaque fois ce sont des appréciations sur sa personnalité qui occultent l'essentiel : a-t-elle été, oui ou non, un bon Garde des Sceaux ? Moi-même je pourrais dire que Christiane Taubira est une femme talentueuse et intelligente, si j'accepte de mettre entre parenthèse ce pourquoi elle a été nommée. Elle a été victime d'attaques odieuses, "guenon", "singe". Mais aussi répétées qu'elles aient été, ça ne fait pas d'elle autre chose qu'une victime dans les moments où elle l'a été. Ça ne fait pas d'elle, et moins encore inéluctablement, un bon Garde des Sceaux. On peut être victime, malheureusement, dans notre France, d'attaques racistes et rester un Garde des Sceaux médiocre. Elle a bénéficié de l'aura du mariage pour tous, mais également et pendant longtemps, d'une sorte de protection médiatique. Je suis frappé de voir à quel point on n'a pas lâché Rachida Dati pendant une certaine période et de voir à quel point Christiane Taubira a bénéficié d'une presque immunité médiatique. Tout ce qui pouvait être dit contre elle était soit passé sous silence ou bien occulté tactiquement pour pouvoir continuer d'encenser quelqu'un dont on savait le bilan complètement étique. Les médias tiennent une responsabilité grave, qui vient soit d'une d'une certaine partialité, soit d'une forme d'ignorance.

Les médias, parlons honnête, ou bien sont ignorants ou bien sont partiaux. Il est bien évidemment des journalistes que j'apprécie au plus haut point. Mais pour expliquer cette indulgence dont a bénéficié Christiane Taubira… Ça n'est pas seulement la femme, la guyanaise, l'ex-indépendantiste, celle qui citait un poète dans chaque phrase. C'est tout de même profondément un Garde des Sceaux qui a bénéficié d'un éclat que lui ont prêté des médias, je le répète, ou bien ignorants et subjugués ou bien partiaux et gouvernés par tout autre chose que la lucidité du regard judiciaire.

Les ministres de la Justice ont le plus souvent été discrets. Qu'en est-il pour madame Taubira ? Fait-elle mentir cette tradition ? Parle-t-on plus d'elle qu'on ne parlait des précédents ministres de la Justice ?

D'abord parce qu'elle a une personnalité démesurée, narcissique, parfois vaniteuse. En tout cas éclaboussante. Une aptitude à la parole, une intelligence certaine, une dialectique de mauvaise foi, mais réelle tout de même. Elle n'a rien à voir avec une certaine pauvreté langagière de Rachida Dati ou l'infirmité ministérielle qu'a été Alliot-Marie. C'est une personnalité qui s'est inscrite dans l'espace politique et médiatique de manière très identifiable. Mais, précisément aussi parce qu'elle n'a pas été un Garde des Sceaux. Lorsqu'un ministre est réellement ministre dans son action et son pragmatisme, on ne parle pas beaucoup de lui. Ou alors il a en plus de son action une aura, une dimension supplémentaire. A l'avenir, on parlera sans doute de Ségolène Royale pour son action ministérielle, mais également pour le statut très singulier de la femme qu'elle est. Chez Taubira, cette aura personnelle et intime s'est substituée radicalement à l'absence de politique diligentée par le Garde des Sceaux. Le tour de force, je reviens là-dessus, c'est qu'elle a fait croire que son verbe était une politique.

En raison de débordements, nous avons fait le choix de suspendre les commentaires des articles d'Atlantico.fr.

Mais n'hésitez pas à partager cet article avec vos proches par mail, messagerie, SMS ou sur les réseaux sociaux afin de continuer le débat !